L’assassinat de Jaurès, le 31 juillet 1914, marque un tournant dans l’histoire du mouvement ouvrier. Le socialisme n’aura pas su conjurer la guerre, ni donner une place aux vaincus dans la paix qui s’ensuivit. Récit d’une défaite.
À l’été 1914, beaucoup en Europe poussent au conflit, quelques-uns agissent pour l’empêcher et la plupart, indécis, suivent sans mesurer pleinement la portée des choix qui se tissent alors. Ceux qui veulent la guerre savent ce qu’ils font, conservateurs ou modernisateurs, nationalistes impatients d’en découdre, impérialistes ivres d’hégémonie mondiale ou aristocrates de la terre et de la guerre, sur le déclin mais actifs. Ceux qui veulent la paix savent aussi quels sont leurs mobiles, négociants qui préfèrent la paix des échanges, antimilitaristes de conviction ou socialistes persuadés que l’émancipation ouvrière transcende les frontières.
Si les premiers l’emportent, c’est qu’ils ont le vent en poupe, dans des sociétés bouleversées par un siècle d’industrialisation et de soubresauts sociaux. Le nationalisme a pour lui d’être simple, transclassiste et chargé d’affectivité. Le socialisme pouvait être une alternative. En 1914, il est même en ascension. Pas assez, toutefois, pour enrayer la marche à la guerre...
Août 1914 fut ainsi une grande bifurcation dans l’histoire du mouvement ouvrier. En quelques années, le socialisme subit une double défaite : face à la guerre en août 1914, qu’il ne parvient pas à conjurer et auquel il se rallie massivement, sitôt qu’elle est enclenchée ; face à la paix, entre 1917 et 1919, une paix dont il ne peut pas empêcher qu’elle soit une paix de vainqueurs, humiliante pour les vaincus, source d’amertume et de ressentiment. De cette double défaite est née la séparation, en organisations distinctes et rivales, du socialisme et du communisme. L’assassinat de Jaurès, le 31 juillet 1914, est la métaphore inattendue de cet échec. Après sa mort, les socialistes français renoncent à la lutte pacifiste, acceptent les crédits de guerre, puis s’engagent dans l’union sacrée. Pour une part, ce choix est inscrit dans la palette des positionnements internes au Parti socialiste d’avant 1914.
Charles Andler, professeur de langue et de littérature germanique à la Sorbonne, incarne la méfiance à l’égard d’une social-démocratie allemande suspecte de vouloir pactiser avec l’État impérial. Marcel Sembat, journaliste et homme politique, incarne la masse, pacifiste de conviction mais persuadée qu’une fois la guerre déclenchée, il n’y aura plus de marge de manœuvre pour le socialisme. Enfin, Albert Thomas, homme politique, incarne la sensibilité, minoritaire mais cohérente, d’un réformisme assumé : une fois la guerre déclenchée, les socialistes devront montrer qu’ils sont les meilleurs pour la conduire.
Jusqu’à sa mort, Jaurès est l’homme d’une réelle mais fragile synthèse. Il n’est pas antimilitariste, mais il est pacifiste, passionnément. Lucide, il mesure les difficultés, mais jusqu’au bout il joue la carte de l’optimisme. Il n’est pas contre la guerre en général. Comme les révolutionnaires du siècle précédent, il distingue les guerres offensives et les guerres défensives : quand la patrie est menacée, les socialistes doivent se dresser pour la défendre. Mais comment décider si une guerre est défensive ou ne l’est pas ? Qu’aurait fait Jaurès au début du mois d’août ? Aurait-il maintenu son hostilité, contre vents et marées, comme la minorité de gauche de l’Internationale ? Se serait-il rallié à la stratégie « défensiste », au nom de la patrie menacée ? Voilà une question à laquelle l’historien ne peut répondre. Mais rien n’interdit d’imaginer.
Ainsi, jusqu’au 30 juillet, Jaurès garde l’optimisme chevillé au corps, confiant dans l’attitude d’un gouvernement français qu’il croit acquis au parti pris pacifiste. Le 30 juillet, il se rend compte que son optimisme était démesuré et que, d’une certaine manière, il a été lui-même floué. Tout laisse entendre qu’il se prépare à dénoncer, dans l’Humanité, des « fauteurs de guerre » parmi lesquels, cette fois, les responsables de la France prendraient leur place.
Jaurès pouvait-il ranger le gouvernement français parmi les fauteurs de guerre le 31 juillet et, quelques jours plus tard, estimer que la guerre était pour la France une « guerre défensive » ? La logique n’est pas évidente. Aurait-il, in fine, voté les crédits de guerre ? Peut-être se serait-il, en aout, trouvé plus proche de la distance prise par les socialistes indépendants anglais que de l’engagement belliciste des sociaux-démocrates allemands. Mais, en tout état de cause, quand bien même il aurait voté l’effort de guerre, il aurait a minima donné, à la participation socialiste, une autre tonalité que celle qui accompagna l’union sacrée.
Le destin du socialisme français en aurait-il été modifié ? À chacun d’en décider, en toute liberté.
Roger Martelli
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