Débat : peut-on célébrer la guerre de 14-18 ?

vendredi 15 novembre 2013.
 

Au lendemain du lancement des commémorations du centenaire de la Première Guerre mondiale, les historiens Anne Jollet, Antoine Prost et Nicolas Offenstadt ont débattu dans l’Humanité des débats de la manière de commémorer la Grande guerre, alors que François Hollande a lancé jeudi l’année du centenaire de 1914-18.

Rappel des faits

Le 1er octobre dernier, le conseil scientifique de la mission du centenaire de la Première Guerre mondiale a rendu à Kader Arif, ministre des Anciens Combattants, un rapport sur les « fusillés pour l’exemple ». L’enjeu posé aujourd’hui est d’accomplir une réhabilitation collective.

À l’approche de l’année 2014, la façon de commémorer le centenaire du conflit meurtrier majeur ouvrant le XXe siècle est au cœur de la diversité des débats entre historiens. Comment peut-on 
aujourd’hui célébrer 
la Guerre de 14-18  ? 
Cela pose la question 
de notre approche commune de la guerre et de l’engagement pacifiste qui traverse sa lecture historique, mémorielle et politique. Une controverse cristallise encore aujourd’hui ce point. Près de 2 500 condamnations à mort furent prononcées. Depuis, familles, anciens combattants et organisations se sont mobilisées. Une proposition de loi de réhabilitation a été déposée par le groupe communiste en janvier 2012.

Les participants au débat : Anne Jollet, historienne, coordonnatrice de la rédaction des Cahiers d’histoire, vice-présidente du CUVH. Nicolas Offenstadt, historien, coauteur de la Grande Guerre, paru aux éditions Albin-Michel. Antoine Prost, historien, président du conseil scientifique de la mission du centenaire.

Le rapport récemment remis par le conseil scientifique de la mission du centenaire au gouvernement va-t-il entraîner un tournant dans la lecture officielle française de la Première Guerre mondiale ?

Anne Jollet Dans les Cahiers d’histoire, revue d’histoire critique, nous essayons d’être sur des enjeux vifs de l’histoire sans rester rivés au tempo des commémorations qui risquent toujours de privilégier une histoire du temps court aux dépens de processus sociaux de longue durée. Ceci dit, la Première Guerre mondiale, comme les révolutions, sont des temps courts qui pèsent sur le temps long ! Depuis quelques années, il y a une sorte d’emballement commémoratif en termes de commerce mais aussi de passions et de luttes politiques autour de l’histoire. Cela est stimulant par rapport aux temps sombres de l’idéologie de « la fin de l’histoire » des années 1990. Mais, en même temps que l’on prend la mesure d’un enjeu social grandissant, on saisit aussi combien les enjeux politiciens poussent à des schématisations ou des omissions par rapport à des savoirs scientifiques, eux-mêmes soumis à leur temps.

La création du Comité de vigilance face aux usages publics de l’histoire (CVUH) en 2005 par certains d’entre nous (dont Nicolas Offenstadt) a été une réponse à l’implication de plus en plus immédiate des pouvoirs et des hommes politiques dans la lecture de l’histoire. Rappelons que c’était le temps du retour dans la loi aux « aspects positifs de la colonisation ». Depuis, les programmes scolaires se sont trouvés au cœur des débats publics portés au rang d’enjeu politique majeur. Concernant la Grande Guerre, elle est l’objet de débats interprétatifs entre historiens, traduits en initiatives muséales et présents dans les contenus des enseignements. Le rapport remis par le conseil scientifique du centenaire rappelle la diversité des analyses, comme par exemple sur la considération à accorder aux soldats condamnés par les tribunaux militaires, en particulier aux fusillés. Un gouvernement ou, de façon plus globale, les représentants de la nation doivent-ils se cantonner à l’observation du débat scientifique ? Sans parler de tournant et de lecture officielle univoque, les pouvoirs publics ont à disposition à travers ce long rapport suffisamment d’éléments pour pouvoir favoriser l’expression de relectures de la Première Guerre qui incluent l’importance des résistances à la guerre, à son organisation, aux ordres, à la violence, et qui fassent place à la diversité des idées et sentiments pacifistes. Les éléments sont fournis, le reste est une question de courage politique.

Nicolas Offenstadt Non, je ne crois vraiment pas à un tournant. La question des fusillés de 14-18 a été au centre de nombreux débats déjà dans les années 1920. Elle a rejailli régulièrement, pendant la guerre d’Algérie, dans les années 1970 et récemment à la suite du discours de Lionel Jospin à Craonne en 1998 sur leur réintégration dans la mémoire nationale. Depuis des années, les faits sont bien connus, de même que les constructions des mémoires sur le sujet. Même Sarkozy a dénoncé les conditions de leur exécution… Autrement dit, quoi que décide le gouvernement, cela ne peut être un tournant mais simplement une nouvelle étape mémorielle. Il faut cesser de croire que cette question a été taboue, cachée. Au contraire, elle a fait l’objet d’une grande publicité depuis les années 1920, suscité de nombreuses luttes politiques. Bien sûr, le déploiement mémoriel peut s’élargir : certains cas n’ont jamais été évoqués. Par ailleurs, des mesures d’importance peuvent être prises, par exemple pour fixer cette histoire dans un lieu, mais elles s’inscriront dans ce temps long évoqué. Il y a des rues qui portent le nom des fusillés, des plaques, etc. Il existe aussi des monuments (comme au cimetière de Sartilly ou celui de Riom) dont certains ont été érigés récemment, comme à Suippes dans la Marne près du Centre d’interprétation Marne 14-18…

Antoine Prost D’abord, j’espère bien qu’il n’y a pas de lecture officielle  : un État laïque ne peut décréter une vérité officielle, pas plus sur l’histoire ou l’évolution que sur la religion. C’est pourquoi je suis hostile aux lois mémorielles. L’histoire est toujours complexe et elle autorise généralement plusieurs lectures. Ensuite, votre question concerne notre rapport sur les fusillés. Si le gouvernement nous l’a demandé, c’est sans doute qu’il a l’intention de prendre une initiative sur ce sujet, mais on ne peut pas organiser toute l’interprétation de la Grande Guerre à partir des fusillés.

Un siècle a passé. Les nombreux travaux historiques permettent de saisir toujours davantage les ressorts de 14-18 mais aussi les incidences sur l’Europe et le monde. Selon vous, quels sont les trois grands enseignements à retenir ?

Nicolas Offenstadt Je ne crois pas aux leçons de l’histoire. Comme l’a dit en substance Desmond Tutu : la seule leçon de l’histoire, c’est qu’il n’y a pas de leçons de l’histoire. En revanche, je crois que la Grande Guerre permet de poser des questions utiles aujourd’hui et d’y trouver un terrain important pour armer ses réponses. Jusqu’où étendre la notion de devoir ? Qu’est-ce qu’obéir ou désobéir dans une société démocratique ? Comment fonctionne 
le lien social dans les situations d’exception ?

Antoine Prost Je n’aime pas cette notion d’« enseignements à retenir ». L’histoire ne repasse jamais les plats. Une solution qui a réussi autrefois peut s’avérer désastreuse dans un contexte nouveau. Mais on peut dégager les caractères qui donnent à cette guerre sa figure exceptionnelle. Premièrement, c’est une guerre mondiale. On ne peut la réduire à sa dimension franco-allemande, bien qu’elle soit essentielle. Elle n’est pas née d’un conflit entre la France et l’Allemagne. Elle s’est jouée aussi sur d’autres fronts. Elle a impliqué de multiples nations, au point que les deux tiers des 10 millions de militaires morts à, ou de, la guerre ne sont ni français ni allemands. Elle a bouleversé la carte et l’économie du monde. En outre, privilégier l’aspect franco-allemand conduit souvent à faire de la Seconde Guerre mondiale la conséquence inévitable du traité de Versaille  : c’est oublier la crise économique et innocenter Hitler de la catastrophe qu’il a voulue.

Deuxièmement, ce n’est pas seulement une affaire de militaires. L’issue a dépendu de la résistance des populations civiles et de leur mobilisation. La France et la Grande-Bretagne ont réussi à maintenir au minimum acceptable les conditions de vie de leur population, malgré l’effort de guerre. Pas les empires russe, allemand et autrichien. L’effondrement du front intérieur est l’une des causes de la défaite de l’Allemagne  : dans l’été 1918, les magasins sont vides, les communes approvisionnent au marché noir leurs soupes populaires, des bandes parcourent les campagnes, le pays est à la dérive. Et, enfin troisièmement, pour moi, la guerre de 1914 constitue un tournant fondamental parce qu’elle met en question l’État-nation. Elle couronne un siècle d’affirmation des nationalités. Parler de «  guerre civile européenne  » est absurde  : si l’on fait abstraction des nations et du nationalisme, elle devient incompréhensible. Mais elle a imposé l’idée que, pour éviter le retour des guerres, il fallait limiter la souveraineté des nations. La Société des nations est le début d’un ordre international.

Anne Jollet J’évoquerai pour ma part la thèse de la « brutalisation » et de la « culture de guerre », thèse introduite dans les manuels scolaires et dominante en dépit des critiques. Poussée à l’extrême, cette lecture, comme beaucoup d’autres, fait des masses des victimes consentantes et responsables des «  brutalités  » qui vont caractériser le XXe siècle. Elle peut conduire à éluder la question de la responsabilité des dirigeants, militaires comme civils, politiques comme économiques. D’où l’importance des travaux qui, à la fois, font exister les résistances et, en même temps, montrent les limites des possibles refus, l’importance de la surveillance et de la répression. La guerre, c’est aussi la suppression des libertés publiques. Une autre dimension importante des relectures me semble être leur décloisonnement national, qui se traduit notamment par un poids nouveau accordé aux mobilisations des empires, porteuses de conséquences bien au-delà de la guerre. Le décloisonnement m’apparaît aussi chronologique. Cela rejoint «  la guerre dure longtemps  », thème choisi pour nos Rencontres d’histoire critique, les 28, 29 et 30 novembre, de Gennevilliers.

Certaines voix se font entendre pour refuser une commémoration béate. Comment peut-on célébrer l’effroyable boucherie  ?

Antoine Prost. Attention aux mots  : on ne peut « célébrer » aucune guerre. Célébrer, c’est se réjouir, se féliciter. Commémorer, c’est se rappeler. Et qu’est-ce qu’une commémoration béate ? Nous avons examiné plus de 1 200 projets commémoratifs sans en rencontrer. Les commémorations, dans leur immense majorité, rappellent l’épreuve que la société française a traversée, et si j’ai un regret, c’est qu’elles ne s’interrogent pas davantage sur les raisons pour lesquelles le front intérieur a résisté, alors qu’en Allemagne, en Autriche et en Russie, il a craqué. On ne questionne pas assez la dimension politique de la guerre.

Nicolas Offenstadt Je n’ai pas trop entendu ces voix jusque-là, mais il est évident qu’on ne peut « célébrer » la guerre au sens premier du terme. En même temps, il y a tant à faire pour rappeler la mort de 10 millions de jeunes dans les conditions terribles que l’on connaît. Pour ma part, il y a longtemps que j’ai défendu l’idée d’un renouvellement commémoratif. Non pas seulement dans les discours mais aussi dans les rites et les événements. J’ai été frappé notamment que la mort du dernier poilu en 2008 ne donne lieu qu’à un hommage avant tout militaire d’un autre temps. Si l’on veut permettre aux plus jeunes générations de se confronter aux mémoires de guerre, il convient de ne pas en faire des instruments d’adhésion au roman national mais un temps de réflexion critique sur le passé, les ouvrir à différentes expressions artistiques, comme les musiques contemporaines. Certains élus locaux l’ont bien compris.

On peut bien très bien maintenir des cérémonies du 11 novembre autour du monument aux morts mais en renouvelant les rites  : pourquoi ne pas y faire chanter aussi la Butte rouge, la Chanson de Craonne, des chansons qui sont directement issues des expériences des tranchées, qui touchent plus directement. Il ne s’agit en rien de choquer car ces textes disent bien ce que nombre de soldats ont vécu. Sans compter le répertoire contemporain qui a évoqué 14-18, de Miossec à Indochine en passant par différents groupes de métal ou de hard rock. Le 11 novembre pourrait être encore un jour du cinéma 14-18 ou des séances à moindre coût seraient programmées systématiquement dans les salles de cinéma selon les choix des uns et des autres, selon des modalités à élaborer. Les visites sur les champs de bataille, et pas seulement dans les musées, avec des connaisseurs du terrain, pourraient être étendues. Il faudrait bien sûr réfléchir à l’accompagnement pédagogique de ces programmes, comme c’est déjà ordinairement fait par des nombreux professeurs dans leurs classes. Commémorer 14-18 peut donc dire beaucoup.

Anne Jollet Il va de soi que la commémoration d’une tragédie qui a modelé le XXe siècle engendrant d’autres tragédies ne peut pas être béate. Commémorer n’est pas célébrer. Mais commémorer risque cependant toujours d’être une forme d’hommage, donc de soumission à l’existant, y compris avec compassion pour les souffrances. Une forme de patrimonialisation du passé, et son indéniable efficacité marchande, peut renforcer cette tendance. Fournir des objets à la curiosité, créer de l’empathie par des reconstitutions n’est-ce pas donner l’illusion du partage des conditions à bon compte et éloigner, de fait, une réflexion sur le fait que les guerres entre États sont toujours d’abord le fait de choix politiques ? Revenir à la question des processus de décision, aux interactions des pouvoirs, y compris aux outils idéologiques de ces pouvoirs pour imposer l’idée de la nécessité de la guerre, me semble des voies d’entrée salutaires pour ne pas commémorer la fatalité des guerres, ne pas prendre le risque d’une commémoration béate  !

Entretiens croisés réalisés par Pierre Chaillan, L’Humanité


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