Avec « Lincoln », Spielberg blanchit le combat abolitionniste

mercredi 20 février 2013.
 

par Philippe Marlière

Acclamé par les critiques, Lincoln est présenté comme l’un des films les plus achevés de Steven Spielberg : « sobre, complexe et historiquement fidèle » ; ainsi perçoit-on de manière générale cette œuvre. Certaines plumes parlent d’une lecture froide, délibérément antiromantique de la période ; une « esthétique réaliste » qui donne l’apparence du « vrai ». Spielberg n’a-t-il pas jeté une lumière crûe sur le monde interlope de la politique washingtonienne d’alors ; un univers raciste, misogyne, gangréné par les magouilles auxquelles « Honest Abe » prête même implicitement son concours ?

Je ne partage pas cette lecture trompeuse car elle passe à côté de la réalité du combat abolitionniste aux Etats-Unis. En montrant que l’abolition de l’esclavage était le fait de politiciens blancs éclairés et en écartant de cette lutte les Noirs, Spielberg a fait un choix aussi étonnant que tendancieux.

Spielberg récidive

En dépit du titre, Lincoln n’est pas un biopic consacré au seizième président des Etats-Unis. Celui-ci y joue un rôle relativement secondaire et l’histoire mise à l’écran ne couvre d’ailleurs que les quatre derniers mois de la vie du président. Le thème principal est l’abolition de l’esclavage officiellement entérinée par la Chambre des représentants en janvier 1865 avec le vote en faveur du 13e amendement de la constitution.

En passant sous silence la contribution décisive des Noirs à l’abolition de l’esclavage, Steven Spielberg a pris des libertés étonnantes avec l’Histoire. Notons que c’est un récidiviste en la matière. Filmée en 1993, La Liste de Schindler relatait l’histoire d’un industriel allemand qui sauva de la déportation à Auschwitz-Birkenau quelques centaines de juifs. Ici, le thème principal de ce film était la Shoah. Stanley Kubrick a résumé de manière fort éloquente le malaise que ce film avait suscité chez certains spectateurs : « La Liste de Schindler traite de 200 juifs qui ont survécu. La Shoah concerne six millions de juifs qui ont péri ». Si Schindler est un choix « vrai », il n’en demeure pas moins qu’il est peu pertinent. Car traiter de la Shoah sous un angle qui déforme et brouille les pistes, qui minore implicitement la portée de cet événement est un acte dangereux. En zoomant le comportement atypique et anecdotique d’un citoyen allemand, un public peu sensibilisé à la question se souviendra du sort de ces quelques centaines de juifs rescapés et oubliera celui des six millions qui ont été gazés.

Les Noirs, des personnages passifs et dépolitisés

Avec Lincoln, Spielberg observe encore à la loupe l’Histoire. Il met en scène les débats parlementaires de quelques dizaines de représentants (blancs) et révèle le parti-pris abolitionniste de Lincoln. Les Noirs ne jouent aucun rôle dans cette histoire, si ce n’est celui de spectateurs passifs et dépolitisés.

Le film débute pourtant de manière prometteuse. Lincoln rend visite à un campement militaire et engage une conversation avec deux soldats noirs. Le premier, un caporal, lui confie que les Noirs sont victimes de discrimination dans l’armée. Le deuxième soldat prend congé en récitant les dernières phrases de l’adresse de Gettysburg (discours de Lincoln le 19 novembre 1863) : « [N]ous sommes ici hautement résolus à ce que ces morts ne seront pas morts en vain ; que cette nation, si Dieu le veut, verra renaître la liberté ; et que le gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple, ne disparaîtra pas de la terre ».

Après ce prologue, les Noirs disparaissent quasiment de l’écran. On les aperçoit épisodiquement tels des objets impuissants d’une Histoire qui se fait pour eux, mais dans laquelle ils ne jouent aucun rôle actif. Pourtant, Washington regorgeait d’une population noire politisée pendant la Guerre civile. Elizabeth Keckley (qui publia ses mémoires en 1868) et William Slade étaient au service du couple Lincoln à la Maison blanche. Keckley dirigeait un groupe de femmes chargées de la collecte de vêtements et de nourriture au profit des réfugiés noirs du sud. Slade était un membre influent de la Social, Civil and Statistical Association ; une organisation noire qui tentait de promouvoir la cause abolitionniste et les droits civiques des Noirs. Dans le film, Keckley est assise aux côtés de Mary Todd Lincoln, silencieuse et soumise, lorsque celle-ci assiste aux débats à la Chambre des représentants. Slade apparaît comme un majordome débonnaire. Aucun passage du film ne rend compte des activités politiques de ces deux personnages. Thaddeus Stevens, l’abolitionniste radical, vit en concubinage avec sa gouvernante noire. Lorsque le 13e amendement est adopté par la Chambre, Stevens apporte chez lui le document officiel qu’il remet à son amante. Avec cette scène, Spielberg renforce symboliquement le message général du film : l’émancipation des Noirs est un don des Blancs et, non le fruit d’une lutte politique à laquelle la population noire a été associée.

Il est également intéressant de noter qu’un premier scénario, rédigé par John Logan, avait pour ambition de se pencher sur la relation d’amitié qui unissait Lincoln à Frederick Douglass, un militant abolitionniste noir. On rapporte que Spielberg, mécontent du résultat, abandonna le projet et confia la tâche d’écriture à Tony Kushner qui décida de baser le film sur l’épisode du vote du 13e amendement. Douglass n’est même pas mentionné dans le film.

L’apport décisif des Noirs à l’abolition de l’esclavage

L’invisibilité des Noirs dans la campagne abolitionniste est d’autant plus étonnante que depuis une trentaine d’années, l’historiographie états-unienne a publié plusieurs études qui montrent la part active prise par les Noirs dans ce combat. L’ouvrage collectif intitulé Freedom : A Documentary History of Emancipation, 1861-1867 (4 volumes à partir de 1976, University of North Carolina Press) fut le premier à montrer, faits à l’appui, que l’abolition de l’esclavage doit beaucoup au concours de la population noire. La lutte contre l’esclavage ne s’est donc pas exclusivement déroulée dans les allées du pouvoir à Washington, mais aussi dans les plantations, les fermes et au sein de l’armée fédérale qui comprenait un important contingent de soldats noirs. Spielberg aurait pu montrer également que l’inclusion de soldats noirs dans l’armée fédérale a constitué un vecteur d’émancipation aussi puissant que les discours des politiciens blancs.

Plus récemment, l’historien Eric Foner dans The Fiery Trial : Lincoln and American Slavery (WW Norton & Company, 2010) a étudié de près le combat abolitionniste d’Abraham Lincoln. Contrairement à la légende entretenue par Spielberg, le président était un républicain modéré qui tenta de concilier les tendances radicales et conservatrices au sein de son parti. Lincoln soutint même l’idée d’une colonisation volontaire des Noirs affranchis ; une mesure qui était considérée comme « immorale » par la gauche de son parti. Spielberg passe sous silence le fait que le 13e amendement ne fut pas proposé par Lincoln mais par la Women’s National League en 1864 ; une idée que le président rejeta dans un premier temps. Avant la guerre, Lincoln estimait que l’esclavage devait être aboli graduellement par chaque Etat, et que les esclavagistes devaient être dédommagés. Lincoln abandonna sa position centriste et attentiste pour rejoindre le camp des abolitionnistes quand il comprit que pour remporter la Guerre civile, il devait mettre un terme à l’esclavage dans le pays.

Les modérés ont raison, les radicaux ont tort

Spielberg entretient un suspens artificiel sur la question du vote en faveur du 13e amendement. Lincoln est soucieux que ce vote intervienne avant que l’armée fédérale ne remporte la guerre contre le sud esclavagiste à défaut de quoi le nord républicain pourrait s’accommoder du statu quo. En réalité, cette course contre la montre est une invention destinée à donner quelque piment au récit. D’une part, avant le passage du 13e amendement, la condition esclavagiste était déjà moribonde dans plusieurs Etats du sud. Dès 1865, la victoire du mouvement abolitionniste apparaissait inexorable. D’autre part, Spielberg donne à tort l’impression que tout se joue lors du vote à la Chambre des représentants en janvier 1865. La réalité historique est toute autre. En cas de mise en minorité, Lincoln avait averti les représentants qu’il convoquerait le congrès (dans lequel les républicains possédaient une majorité des deux-tiers) pour faire adopter le texte.

Le film de Spielberg traite avec dédain la faction abolitionniste la plus radicale emmenée par Thaddeus Stevens. Le personnage incarné par Tommy Lee Jones est présenté comme un politicien bouillant et verbeux, dont les positions « extrémistes » menacent à tout moment de faire effondrer la fragile coalition abolitionniste. Stevens souhaite que l’armée occupe le sud, impose la fin de l’esclavage par la force des baïonnettes et exige que les esclavagistes dédommagent leurs esclaves. De telles propositions sont excessives aux yeux de Spielberg. D’où la nécessité de présenter à l’écran un Stevens domestiqué ; un personnage que Lincoln, stratège sage et réaliste, fait rentrer dans le rang lors d’un tête-à-tête dans la cuisine de la Maison blanche. A la Chambre, un Stevens assagi finit par taire son engagement en faveur du droit de vote pour les Noirs, pour se déclarer en faveur de « leur liberté » ; un positionnement jugé plus « raisonnable » par le marais abolitionniste.

Ce qui est en ligne de mire des auteurs du film, c’est la période dite de « Reconstruction » (1863-77) qui vit la fin du système esclavagiste, le retour des Etats du sud dans l’Union et l’intégration sociale et économique des affranchis dans le sud. Après l’assassinat de Lincoln le 14 avril 1865, celle-ci poursuit un cours plus « radical ». Spielberg fait implicitement sienne la thèse conservatrice selon laquelle cette Reconstruction fut une période « tragique » pendant laquelle le nord « impitoyable » fit chèrement payer au sud sa réintégration dans l’Union. Cette politique vis-à-vis du sud expliquerait pour une large part la dérive réactionnaire que connut un sud humilié après la guerre.

Tony Kushner, le scénariste du film, est un écrivain haï par la droite états-unienne, coupable à ses yeux de trois péchés capitaux : il est marxiste, gay et juif critique de la colonisation de la Palestine. Pourtant, voici ce qu’il déclarait sur les ondes de NPR (radio publique) le 15 novembre 2012 : « Le nord n’a pas su pardonner et se réconcilier avec le sud d’une manière qui soit décente. Ceci a provoqué du ressentiment dans le sud et a perpétué un sentiment d’aliénation et d’aigreur qui explique la percée du Ku Klux Klan. Le sud a été maltraité après sa défaite et cela a constitué une catastrophe qui a amené une souffrance humaine inimaginable et indicible ».

Cette déclaration – qui a provoqué l’effroi de la gauche états-unienne – met à nu le message politique subliminal du film : dans cette période trouble de l’histoire états-unienne, la modération et l’opportunisme d’un Lincoln ont sauvé la mise contre les exigences et les principes « irresponsables » des radicaux.


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