Ecole des compétences : du rêve au cauchemar

lundi 4 octobre 2021.
 

Réponse à l’article : Il faut supprimer d’urgence le livret de compétences

Référence de l’article http://www.gauchemip :.org/spip.php?article20215

Je suis tout à fait d’accord avec l’article de Laurent Mouloud, reproduit sur ce site à partir du journal l’Humanité. Je voudrais prolonger ou compléter ce texte pour montrer en quoi cette imposition réglementaire de ce livret de compétences repose sur des présupposés non pas scientifiques mais d’ordre idéologique.

Brève approche historique

Pour comprendre d’où viennent ces fameux livrets personnalisés de compétences, il est nécessaire d’avoir à la fois une approche historique, pédagogique et politique.

(On peut trouver les livrets de compétences en ligne à :

http://media.education.gouv.fr/file...

http://eduscol.education.fr/pid2322... )

Curieusement, le document de l’institut national de recherche pédagogique (INRP) publié en décembre 2005 et intitulé : "Standards, compétences de base et socle commun" qui trace un historique de la notion de culture commune et des politiques éducatives n’explique pas la genèse de la notion de compétence et ne précise pas sa définition. Source : http://ife.ens-lyon.fr/vst/DS-Veill... Il convient toutefois de distinguer deux notion distinctes : la notion de socle commun ou de culture commune et celle de compétences.

Tout commence entre 1950 et 1970 avec le développement de l’enseignement programmé conçu par Skinner et Crowder. Le paradigme de l’enseignement programmé sera à la base de l’enseignement assisté par ordinateur (EAO), de la pédagogie par objectif (PPO ) puis enfin de la formation par compétences (FPC).

À ses débuts, l’enseignement programmé à été mis en application dans la formation continue dans certaines grandes entreprises ou administrations une dizaine d’années après la seconde guerre mondiale.

Je ne détaillerai pas ici des différences d’approches entre Skinner et Crowder, les nuances ou différences entre PPO et FPC. Le lecteur peut se reporter à un petit texte concis qui montre bien l’évolution historique jusqu’à la PPO des années 1990. "Le paradigme de l’enseignement programmé" http://joseph.rezeau.pagesperso-ora...

Quelques principes sur lesquels s’appuient ces approches pédagogiques

Les principes pédagogiques de cette démarche sont : - l’individualisation de l’enseignement. - la décomposition des savoirs et des tâches en éléments simples. Le savoir tant déclaratif que procédural (pour reprendre ici une terminologie de l’intelligence artificielle), se trouve ainsi atomisé et molécularisé.
- l’apprentissage se fait ainsi par étapes successives et par complexité croissante. On considére, en quelque sorte, que l’acquisition d’une "molécule de savoir" nécessite l’acquisition des "atomes" le constituant.
- il est possible de définir des objectifs ou compétences dites transversales communs à plusieurs disciplines ou champs d’expérience .
- l’évaluation est considérée comme faisant partie intégrante de l’apprentissage. Différents outils dévaluation sont alors construits : référentiels pour l’enseignement technologique des années 1990, grilles d’objectifs ou d’items, utilisation de couleurs à la place de notes. Par exemple : rouge pour objectif non atteint, orange pour objectif en voie d’acquisition, vert pour objectif atteint.
- mise en place d’une gestion de parcours individualisés réalisée manuellement ou informatiquement.

Pour les lecteurs qui voudraient avoir une connaissance technique approfondie de la pédagogie par objectifs et de la formation par compétences, j’indiquerais les deux ouvrages suivants que je considère comme étant les plus complets et les plus élaborés en langue française :

Des fins aux objectifs de Louis D’Hainaut (Ed. Lobor, Bruxelles, 1985, 491p.)

Réussir la formation par compétences de François Lasnier (Ed. Guérin, Montréal, 2000)

Différents courants de recherche qui ont alimenté la PPO et la FPC.

Cette pédagogie s’est développée en même temps que des travaux universitaires de psychologie cognitive de l’apprentissage et de recherche en didactique des disciplines.

Vouloir catégoriser les processus cognitifs mis en action lors des apprentissages a été aussi l’objet de recherches concernant les taxonomies cognitives dont Bloom a été l’initiateur à la fin des années 1950. Sa taxonomie a fait longtemps référence en PPO. Voir par exemple Les objectifs d’apprentissage du domaine cognitif http://www.polymtl.ca/livreeuap/doc... La classification NLSMA américaine pour les mathématiques, par exemple, n’a pas été non plus sans influence sur la PPO et certaines recherches en didactique.

Le slogan cher aux libéraux et sociaux libéraux "individualisation de l’enseignement" n’est qu’un effet d’annonce de politiciens professionnels rompus au marketing politique car tout enseignant ayant un minimum d’expérience sait qu’une véritable individualisation n’est réalisable que pour des groupes à effectifs très restreints : 5 à 10 élèves maximum, surtout lorsqu’ils sont peu autonomes pour diverses raisons.

D’autre part, les groupes de soutien pour le rattrapage scolaire, qui justifient en effet une individualisation de l’enseignement, sont en nombre extrêmement insuffisant pour faire face, tant au niveau primaire qu’au niveau secondaire, aux besoins réels.

Mais ce mot d’ordre est non seulement démagogique mais reflète aussi une idéologie individualiste qui est en contradiction avec toutes les recherches pédagogiques notamment conduites depuis longtemps en Suisse, qui montrent que la construction et la transmission du savoir se réalisent efficacement au sein d’un groupe.

Parallèlement à ces recherches, se sont développées les techniques dites de remédiation cognitive, qui, elles aussi, essaient de cerner les processus cognitifs mis en œuvre lors des apprentissages.(on en dénombre environ une vingtaine) http://www.cafoc.ac-nantes.fr/ficpd...

Suite à son rapport destiné à l’inspection générale l’éducation nationale pour faire un état des lieux de ces méthodes, Maryvonne Sorel a publié un ouvrage complet sur cette question : "Pratiques nouvelles en éducation et en formation : l’éducabilité cognitive" (Ed. L’Harmattan, Paris,1994 462 p.) Le réinvestissement de ces techniques dans le domaine des disciplines scolaires reste problématique et la validation scientifique de leur efficacité n’est malheureusement pas établie.

Toujours plus : compétences et objectifs comportementaux.

Mais, le tableau est encore incomplet. En effet il ne s’agit pas seulement de saucissonner les contenus de savoir et de savoir-faire mais aussi du "savoir être" !

On définit alors des objectifs dont la nature est beaucoup plus difficile à définir puisqu’il s’agit de comportements humains, qui, par nature, ont un contenu très subjectif. On détermine alors des règles de comportement ou des attitudes "attendues".

Du didacticiel bas de gamme à la machine à enseigner.

Il est très important denoter, et cela semble passer inaperçu ou être secondaire, même pour les auteurs critiques de ces méthodes, que ce paradigme se développe en même temps que les technologies de l’information et de la communication et notamment en connexion avec les recherches sur l’enseignement assisté par ordinateur de première génération (EAO) puis en relation avec l’enseignement intelligemment assisté par ordinateur (EIAO), les systèmes tutoriels intelligents (STI) puis les Environnements Informatiques pour l’Apprentissage Humain (EIAH).

On peut se référer à un document qui a le mérite de ne pas être trop technique pour comprendre ce qu’est l’enseignement intelligemment assisté par ordinateur : "Sur la conception de tuteurs intelligents" : http://halshs.archives-ouvertes.fr/...

Cette décomposition tant des savoirs que des processus cognitifs et des tâches, que doit réaliser l’apprenant, est tout simplement la préparation à une phase ultérieure : le remplacement des enseignants par des machines à enseigner munis de logiciels interactifs performants.

En effet, la décomposition des savoirs et tâches en éléments simples est une préparation à leur modélisation et leur implantation en machine. À la massification de l’enseignement devrait succéder son individualisation par interaction apprenant – machine.

Les thèses de doctorat traitant de l’interaction homme – machine, de la modélisation des processus d’apprentissage, des méthodes de représentation des connaissances (en relation avec la psychologie cognitive), de l’intelligence artificielle appliquée à l’EAO, etc. sont devenues de plus en plus nombreuses depuis les années 1990. Elles prolifèrent dans différents secteurs universitaires.

Les personnes qui pensent que ce n’est pas demain que la machine remplacera l’enseignant devraient s’informer des recherches et expériences en cours dans ce domaine.

Le télé enseignement interactif à distance, le e-Learning ne sont plus des thèmes de science fiction mais commencent à devenir des réalités.

De toute façon l’utilisation de logiciels d’enseignement (appelés didacticiels) ne date pas d’hier mais à commencer à se développer dans les années 1980. Mais en réalité, l’enseignement assisté par ordinateur démarre en 1959.

" 1959 : premiers enseignements assistés par ordinateur dans une école publique et premier système-auteur IBM a développé pour ses propres besoins de formation, un système d’enseignement assisté par ordinateur qui sera expérimenté avec des élèves dans des écoles de l’état de New York pour l’enseignement de la mathématique binaire. C’est l’oeuvre des chercheurs Rath, Anderson et Brianerd du Teaching Machines Project du Watson Research Center de IBM . Les élèves travaillent à partir de terminaux (télétypes) branchés par lignes téléphoniques sur un gros ordinateur IBM." 1960 : PLATO d’Illinois University

En 1960, l’University of Illinois met sur pied un autre projet de recherche et de développement dans le domaine de l’enseignement assisté par ordinateur, PLATO (Programmed Logic for Automated Teaching Operations) dans le cadre du CERL (Computer Education Research Laboratory) dirigé par Donald Bitzer. Dès 1961, on installe dans une salle du campus de l’université, 25 terminaux reliés à un ordinateur ILIAC I" source : L’histoire des applications des technologies en éducation. http://www.hissabe.com/Articles/ind... Ce système s’est répandu dans tout l’Amérique du Nord et Air France l’a utilisé pour la formation continue des personnels dans les années 1970.

Mais ces utilisations sont restées ponctuelles et relativement élémentaires par leur faible interactivité et par la puissance de calcul trop limitée des ordinateurs jusque dans les années 1990 - 2000. D’autre part, le coût de la mise au point de tutoriels interactifs a été jusqu’à présent hors de portée du budget de l’Education nationale puisqu’une heure de cours interactif avec une machine nécessite entre 100 heures et 500 heures de travail pédagogique et informatique en amont.

En ce qui concerne la période actuelle, le ministère de l’éducation nationale met en place les espaces numériques de travail (ENT) dans les collèges et lycées. Voir : http://fr.wikipedia.org/wiki/Espace... L’équipement des classes en ordinateurs en France est, pour l’instant, relativement faible Pour les écoles primaires :1 pour 10 élèves, pour les collèges 1 pour 6 et pour les lycées d’enseignement général et technologique 1 pour 3. Source : http://eduscol.education.fr/cid5618...

Depuis les années 1990, se sont développés les ateliers de pédagogie personnalisée (APP) financés en partie par l’État , par les collectivités territoriales et diverses associations privées de formation. Ces ateliers ont une mission de formation des jeunes adultes essentiellement dans les disciplines générales. Ils sont à la croisée de deux chemins , celui de l’autoformation et celui de la Formation Ouverte et A Distance (FOAD). L’EAO est utilisé pour au moins une moitié du temps. Pour plus de détails voir : http://ressourcesv2.e-motive.com/te...

Du rêve ou cauchemar.

L’intérêt de la PPO et de la FPC est surtout de faire prendre conscience aux enseignants du niveau de complexité des notions qu’ils enseignent et de leur faire préciser clairement les objectifs didactiques à atteindre

Ces techniques ont eu, pendant un temps, l’agrément d’une partie des enseignants à la recherche de méthodes pédagogiques susceptibles de mieux faire réussir les élèves ayant des difficultés d’apprentissage ou ayant accumulé des lacunes scolaires. Mais leur mise en œuvre pose des problèmes considérables ne serait-ce qu’en raison de l’existence de classes dont les effectifs rendent impraticables de telles techniques sur la durée. De fait, Le nombre de manuels scolaires utilisant ces techniques de la PPO est extrêmement faible.

Autant certaines techniques de la PPO, de la FPC et de remédiation cognitive peuvent avoir une certaine utilité pratique ponctuelle, dans certains contextes pédagogiques lorsque cette utilisation est laissée à la libre appréciation de l’enseignant, autant leur systématisation et leur imposition réglementaire constituent une entreprise contre-productive, dangereuse relevant d’un totalitarisme idéologique et politique dont la froideur renvoie à une conception de l’humain digne de la science-fiction : celui de l’homme – métal.

Tout pédagogue expérimenté sait qu’il n’existe pas en pédagogie de recettes ou de méthodes universelles, qu’aucune école pédagogique ne peut prétendre être supérieure aux autres et s’instituer en temple de la pédagogie. Les enseignants expérimentés utilisent une grande diversité de méthodes pédagogiques qu’ils adaptent en fonction du contexte didactique dans lequel ils travaillent..

Mais pour avoir conscience de la dangerosité, du totalitarisme, de la cette toxicité de systématisation, il faut aller au-delà de la simple analyse pédagogique sur le plan technique, Il faut prendre du recul, et faire une analyse de la philosophie de l’éducation qui sous-tend ces techniques et réaliser aussi une analyse des politiques qui ont favorisé ce type de développement.

On comprendra alors de quelle manière cette pédagogie, apparemment novatrice et humaniste qui a pu faire rêver certains praticiens est instrumentalisée par le pouvoir économique et politique dominant. Le rêve va devenir alors cauchemar. Maispas simplement pour des raisons de difficultés de mise en pratique. Il ne s’agit pas d’une simple instrumentalisation, mais aussi d’un véritable pillage, par de soi-disant experts au service des puissances économiques, du pillage – dis-je - du travail des chercheurs et des pédagogues.

Ce pillage se concrétise, d’une part, en une extraction d’un certain nombre de concepts jugés utiles pour la formation du futur travailleur – pardon – collaborateur- manager et d’autre part par une déformation et un essorage sémantique d’un certain nombre de concepts dont celui même de compétence, concept qui n’a rien d’évident.

Mais conjointement à ce pillage, les économistes de l’éducation élaborent aussi leurs propres outils dans des institutions, des think—tanks, de grosses entreprises privées comme hier IBM et aujourd’hui Microsoft, par exemple, où la notion de compétence devient alors une "production maison".

Illustrons cela par un exemple : la roue des compétences pour "l’école du futur" selon Microsoft. Voici la liste de ce ces soi-disant compétences.

La compréhension (Sense-making), L’intelligence sociale (Social intelligence),Une pensée flexible et créative (Novel and adaptive thinking), Compétence interculturelle (Cross-cultural competency), La pensée informatique (Computational thinking)en,Une nouvelle culture médiatique (New-media literacy), L’interdisciplinarité (Transdisciplinarity), La souplesse d’esprit (Design mind-set), La gestion de la charge cognitive (Cognitive load management),La collaboration virtuelle (Virtual collaboration). http://cursus.edu/dossiers-articles...

On retrouve plus ici un vocabulaire de management que celui de la psychopédagogie. Ce que l’on devrait plutôt appeler ici champs de compétences ne constituent en réalité qu’un bric-à-brac d’idées sorties de la corbeille des trivialités. Ceci est confirmé par une présentation design de la roue des compétences selon Microsoft : http://www.cafepedagogique.net/lesd...

Tout ce qui vient d’outre atlantique exerce sur bon nombre de nos concitoyens une fascination à laquelle n’échappent pas un certain nombre de responsables institutionnels régionaux ou nationaux, d’autant que, ce genre de société, n’est pas avare de démarchage auprès de ces responsables.

À telle enseigne, que l’on peut se demander si cette notion de compétence utilisée par les "experts" de l’économie de l’éducation de l’OCDE ou les institutions européennes est véritablement issue de la recherche pédagogique ! Difficile de démêler la prédation et la mystification. On retrouve ici, dans le secteur particulier de la formation, une intrication des rôles et fonctions entre responsables des milieux d’affaires et responsables politiques ou de la haute administration. Cette situation se retrouve évidemment au niveau des institutions européennes.

Compétence : du concept à la coquille idéologique.

La réforme mise en place au Québec entre 2000 et 2010, qui est quasiment devenu un modèle dans le genre, est entièrement conçue autour de l’approche par compétences.

Cette notion de compétence prend alors un sens extrêmement large : « Un savoir-agir fondé sur la mobilisation et l’utilisation efficaces d’un ensemble de ressources. Par savoir-agir, on entend la capacité de recourir de manière appropriée à une diversité de ressources tant internes qu’externes, notamment aux acquis réalisés en contexte scolaire et à ceux qui sont issus de la vie courante ».

C’est la définition adoptée par le ministère de l’éducation du Québec (MEQ) On peut se reporter à l’article : "Une littérature abondante autour du concept de compétence" (CRDP de Beyrouth, Liban ) où l’on pourra prendre connaissance de la diversité des définitions de la notion de compétence. http://www.crdp.org/crdp/Arabic/ar-... )

Bien que le MEQ se soit largement inspiré des travaux de François Lasnier (remarquons au passage que celui-ci est, comme l’était Bloom, un spécialiste de l’évaluation), sa définition ne coïncide pas avec celle de ce dernier, et le lecteur va pouvoir constater sur cette exemple fondamental l’ampleur de la simplification réductrice du MEQ et de son essorage.

François Lasnier donne la définition suivante :

« Une compétence est un savoir-agir complexe qui fait suite à l’intégration, à la mobilisation et à l’agencement d’un ensemble de capacités, d’habiletés (pouvant être d’ordre cognitif, affectif, psychomoteur et social) et de connaissances (connaissances déclaratives) utilisées efficacement, dans des situations ayant un caractère commun. » (ouvrage cité ci-dessus, p. 481)

Lasnier précise immédiatement cette définition en ajoutant : « Dans cette définition, l’adjectif complexe, ne signifie pas compliqué, mais signifie que le "savoir-faire’" intègre beaucoup d’éléments permettant de réaliser des tâches complexes. Le terme "intégration" met en évidence les liens que doivent avoir entre eux les différents é1éments de la compétence, et ce, particulièrement les capacités. Quant au terme "agencement", il vient préciser que pour être efficace, l’apprenant ou l’apprenante doit activer toutes les capacités d’une compétence et ce, dans un modèle systémique est non seulement linéaire. Pour être compétent, il ne s’agit pas simplement d’activer toutes les capacités, il faut les activer de façon cohérente en fonction des besoins du moment et de la spécificité de la tâche. En d’autres mots, lors de l’activation des capacités d’une compétence, il y a des boucles de rétroaction et une même capacité peut être activée plusieurs fois lors de la réalisation d’une tâche. Finalement, l’expression "caractère commun" signifie qu’une compétence n’est pas généralisable à toutes les situations. »

On constate l’écart considérable entre les deux définitions précédentes.

Les présupposés d’une PPO et d’une FPC systématisées et appauvries.

La formation par objectifs et par compétences promue par les ministères en connivence avec les puissances économiques et financières repose sur les présupposés suivants :
- une approche béhavioriste de l’apprenant considéré comme objet d’observation et de constante évaluation le plaçant ainsi dans une situation permanente de contrôle comportemental tant sur le plan cognitif qu’affectif. L’élève devenu adulte, sera alors préparé au contrôle social existant dans les entreprises et acceptera d’autant mieux les technologies de surveillance.
- une vision relativement linéaire et mécanique des processus d’apprentissage
- une morcellisation des tâches des apprenants et des enseignants qui n’est pas sans rappeler les processus de mécanisation du travail industriel et intellectuel.
- une conception individualiste et atomistique des processus d’apprentissage.
- l’idée d’une "implémentation" universelle de formats de connaissances et de comportements définis dans le "logiciel" des grilles d’objectifs ou autres livrets de compétences dans le cerveau des élèves et des étudiants. L’apprentissage est alors décontextualisé de son environnement matériel et social. En outre, il apparaît comme un processus abstrait ne prenant pas en compte la corporalité (voire même la corporéité), la subjectivité du sujet apprenant. On peut donc parler de processus de dépersonnalisation de l’enseignement.

L’école devient alors un lieu de management multipolaire : le chef d’établissement, intégrant docilement les bons principes de la gestion libérale distillée par les rectorats manage "ses" enseignants, les enseignants gèrent les courbes de progression de ses élèves l’œil rivé sur son écran d’ordinateur et ses grilles d’objectifs, les élèves deviennent des gestionnaires de leur formation, leur livret de compétences sans cesse ouvert pour indiquer l’objectif de production intellectuelle attendue et pour solliciter leur performance.

L’école devient alors une véritable usine de montage de pièces cognitives, une usine à cases où chaque élève devient un manager en herbe dans un espace devenant de plus en plus numérique. Adulte, il deviendra manager de sa carrière professionnelle, manager de sa vie de couple, manager de l’éducation de ses enfants, manager de ses stratégies d’achat de biens de consommation, et en fin course, manager de son enterrement ou de sa crémation.

On est alors entré dans l’ère du machinisme cognitif, de l’élève-machine, de la mécanisation des tâches pédagogiques en attendant le remplacement progressif des enseignants par des machines à enseigner dont les logiciels seront élaborés par des spécialistes de "l’ingénierie de la connaissance et de la pédagogie". Bien évidemment, dans un contexte où l’ultralibéralisme règne en maître, on devine facilement si ce système reste en place, quel sera le devenir économique de l’enseignement.

De l’aliénation du travail des enseignants.

Il s’agit donc de la mise en place progressive d’un véritable système d’aliénation des enseignants qui se trouvent dépossédés de la finalité de leur travail, de leur liberté pédagogique, de leur créativité soumises aux diktats aujourd’hui des livrets de compétences et demain à celui des didacticiels ou tutoriels dont l’essentiel des contenus leur échappera. Un savoir construit et transmis de génération en génération, se trouvera assujetti à des compétences sans contenu scientifique réel, de nature comportementale et utilitaire.

L’acte d’enseigner devient alors étranger à l’enseignant lui-même. On trouve ici toutes les caractéristiques de l’aliénation définie par Marx lorsqu’il traite du travail ouvrier, ce dernier devenant un appendice de la machine. J’arrête ici ces considérations critiques qui ne prétendent, en aucune manière, à l’exhaustivité.

La marche vers l’enfer.

Connaissant parfaitement la mécanique mentale du cerveau métallique des ultralibéraux, on peut imaginer comment le livret de compétences pourrait être utilisé pour mesurer la productivité des établissements d’enseignement et de leurs acteurs.

Ainsi, la productivité pédagogique unitaire pourrait être définie par le quotient : nombre d’objectifs atteints/ nombre d’objectifs traités. Soit N le nombre d’élèves sous la responsabilité d’un enseignant donné, soit A le nombre d’objectifs atteints et T le nombre d’objectifs traités.

La productivité P de l’enseignant est donnée par la formule : P = A/N.T Le rendement pédagogique est donné par la formule : R = A/t où t est le temps pendant lequel les objectifs ont été traités. La valeur ajoutée de l’établissement est égale à la somme de tous les objectifs atteints par l’ensemble des élèves sur une période trimestrielle. Une sorte de PIB. La valeur ajoutée par élève est ce nombre divisé par le nombre total d’élèves : une sorte de PIB par habitant.

Bien entendu, toujours dans le cadre du fonctionnement frénétique et enfiévré d’un cerveau formaté aux normes du libéralisme financier, le salaire du chef d’établissement et de chacun des enseignants, la dotation globale de fonctionnement de l’établissement seraint indexés sur ces paramètres. Chaque établissement devrait établir un projet d’établissement fondé sur un contrat d’objectifs et de moyens à haute performance.

Il va de soi que , pour éviter toute fraude, la validation de l’atteinte des objectifs serait réalisée sur ordinateur sécurisé relié à un ordinateur central de chaque rectorat conservateur d’une banque d’exercices à génération aléatoire.

Cette description peut évidemment paraître fantaisiste mais elle existe déjà en partie dans les hôpitaux. Les libéraux sont arrivés à introduire dans les services de soins une productivité du travail analogue à celle qui existe dans les usines en mettant en place la taxation à l’acte (T2A). Chaque acte est codifié à partir d’une grille de codification des actes médicaux. Chaque soignant entre dans un ordinateur chaque acte médical effectué. La dotation budgétaire de l’établissement n’est plus alors déterminée par le nombre de lits mais par le nombre d’actes réalisés. La productivité financière hospitalière se résumant un chiffre : B/N , B étant la dotation budgétaire globale et N le nombre d’actes médicaux réalisés.

Le livret de compétences est donc la porte ouverte à une sorte de tarification à l’acte pédagogique. Nous ouvrons alors les portes de l’enfer du productivisme, d’un contrôle social absolu des enseignants, ouvrons les portes du marché concurrentiel de l’éducation oè les établissements sont placés en compétition Les plus productifs seront privatisés et les moins productifs laissés à la charge de l’État ou renationalisés, car chacun sait que les libéraux privatisent ce qui est rentable et laisse à la charge de la collectivité publique ce qui n’est pas financièrement rentable.

À l’école des compétences : le livre d’Angélique Del Rey.

Peu d’enseignants, de pédagogues, de chercheurs ont fait une analyse des principes philosophique et politiques sous-jacents à leur propre pratique et de la FPC.

Heureusement il en existe dont Angélique Del Rey, professeur de philosophie qui a écrit en 2010 l’ouvrage insuffisamment remarqué : À l’école des compétences. De l’éducation à la fabrique de l’élève performant. (Éditions La découverte, 286p). Cet ouvrage est incontournable, me semble-t-il, pour quiconque réfléchit au sens et à l’avenir des "réformes" en cours dans l’Éducation Nationale et notamment s’interroge sur l’utilisation massive de ces livrets de compétences.

Mais cet auteur va beaucoup plus loin et examine la situation, non seulement au niveau national, mais au niveau mondial . Ses voyages en Amérique Latine et au Canada, par exemple, et les nombreux entretiens qu’elle a réalisés avec des enseignants du terrain et avec des responsables ministériels, lui ont permis d’avoir une vision globale de ce processus que l’on pourrait appeler mondialisation de l’éducation dans un contexte économique où domine le capitalisme financier et l’idéologie managériale. Et ceux qui pensent qu’un tel ouvrage est destiné essentiellement aux "intello pédago" se trompent lourdement : ce livre n’est pas essentiellement un ouvrage traitant dans le détail de techniques pédagogiques mais projette ses lumières sur le sens même de l’éducation, sur la nature de l’idéologie qui sous-tend les discours relatifs à la compétence tenus par les experts de l’économie de l’éducation ou d’un certain nombre de responsables ministériels ou d’ institutions.

Elle décrit, en fait, ce qui constitue la plus formidable entreprise planétaire de formatage des esprits dès le plus jeune âge, par les prêtres et les bons apôtres de l’ultralibéralisme relayés par les associations patronales nationales et leurs commis politiques ayant des responsabilités gouvernementales dans les différents états.

La notion locale althusérienne d’appareil idéologiques d’État (AIE) appliquée à l’Ecole, se trouve ici remplacée par une notion beaucoup plus globale : celle d’appareil idéologique du capitalisme mondialisé.

Un nombre croissant d’enseignants prennent conscience de la nocivité de ces livrets de compétences . Selon une consultation lancée par le SNES Créteil le 8 octobre dernier, et dont les résultats ont été publiés 48h plus tard), sur les 1018 enseignants de l’académie de Créteil interrogés, 94 % ont voté pour la suppression du livret de compétences jugé « inefficace et dangereux ».

L’ analyse d’ Angélique Del Rey est largement convergente avec celle des auteurs de "La Nouvelle École capitaliste" (Ed. La Découverte, 2011) .et avec l’article de Laurent Mouloud, reproduit sur ce site. On peut se reporter à un résumé de son excellent ouvrage sur le site : http://malgretout.collectifs.net/sp...

Hervé Debonrivage


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