En juin dernier, Arte diffusait un documentaire à l’intitulé pour le moins éloquent : « Survivre au progrès ». Produit par le célèbre cinéaste américain Martin Scorcese, il pousse la critique légitime du productivisme jusqu’à mettre en doute la valeur même de l’idée de progrès. Or, si le progrès a pu être dévoyé, depuis le siècle des Lumières, en une sorte de religion exigeant de ses ouailles toujours plus de sacrifices pour le culte d’un avenir forcément meilleur, n’est-ce pas une bévue que de renoncer à la notion ? Au lieu du progrès, n’est-ce pas précisément contre la vision d’une histoire écrite à l’avance qu’il faut porter le fer ? Ebranlée dans sa version « progressiste », celle-ci semble rejaillir aujourd’hui sur un mode catastrophiste, également préoccupant.
Au-delà du contexte de la crise environnementale, qui conduit à s’interroger sur le sens du progrès, ne sommes-nous pas portés par notre condition humaine à toujours appréhender l’avenir comme un progrès ? N’est-ce pas là une façon de nous consoler de notre finitude ?
Cédric Lagandré : Je ne crois pas. Le salut par l’Histoire est une idée étrangère à l’âge classique. Pour un pouvoir de type romain, tel qu’il existait avant la Révolution française, il s’agissait de se perpétuer, et non pas de faire arriver plus vite un avenir qu’on se représenterait comme meilleur. Cela ne signifie pas qu’il n’y ait pas eu de progrès, même au sein de civilisations que nous avons tendance à envisager comme « statiques ». Mais il n’était pas visé comme tel, du moins sous la forme holistique que lui donnent les Lumières (c’est-à-dire progrès de l’humain en général). Les civilisations « pré-modernes » n’en étaient pas moins animées d’une foi étonnante dans l’avenir : les hommes vivaient beaucoup moins longtemps qu’aujourd’hui, mais cela ne les empêchait pas de bâtir des cités et des empires, et de se lancer dans des œuvres dont la réalisation durait souvent bien au-delà de la vie d’un homme. La croyance dans le progrès, qui remplace la foi dans la pérennité de l’édifice culturel, suppose une rupture avec la transcendance : sitôt qu’il n’est plus voulu par Dieu ou par les dieux, l’état des choses présent, avec les injustices qu’il comporte inévitablement, n’est justifié que par la promesse d’un mieux futur. Or ce qu’il y a de nouveau, et de franchement inquiétant, c’est qu’on nous demande aujourd’hui de nous résoudre à un avenir qui n’est pas un mieux, qui ne promet rien.
Etienne Klein : Je ne crois pas, moi non plus, que nous soyons portés par notre seule condition humaine à toujours appréhender l’avenir comme un progrès. L’idée même de progrès est en effet d’invention toute récente (le siècle des Lumières) et apparaît comme l’aboutissement d’une très longue maturation intellectuelle. Je suis toutefois d’accord pour dire que c’est une idée « consolante » : en étayant l’espoir d’une amélioration future de nos conditions de vie, elle rend l’histoire humainement supportable. Mais elle est également consolante par le fait qu’elle donne un sens aux sacrifices qu’elle impose : au nom d’une certaine idée de l’avenir, le genre humain est sommé de travailler à un progrès dont l’individu ne fera pas lui-même l’expérience puisqu’il n’est qu’un infime maillon de l’interminable lignée des générations.
Yvon Quiniou : L’homme est porté par une dynamique qui le pousse en avant et l’amène à inventer sans cesse depuis son origine ; et l’on ne voit pas comment il pourrait s’arrêter et cesser de voir dans l’avenir un « mieux » : imagine-t-on un homme se projetant sciemment vers le pire ? Et quand il provoque des catastrophes ou des retours en arrière, c’est par ignorance et inconséquence, non par choix. On peut donc dire que cette tendance lui est naturelle et elle paraît indéracinable. D’ailleurs, tous les grands philosophes du progrès – Kant, Condorcet, Comte, Marx aussi, avec des nuances – l’ont conçu comme indéfini. Est-ce une façon de se consoler de notre finitude ? C’est possible, mais j’y vois surtout une manière de donner du sens à l’aventure humaine en conférant à l’histoire une orientation positive qui nous fait échapper à la régression, mais aussi à la stagnation vécue comme absurde.
Est-ce l’idée même de progrès qui est aujourd’hui en crise ? N’est-ce pas plutôt une certaine vision déterministe de l’histoire, considérant le progrès comme un processus inéluctable ?
Cédric Lagandré : La crise de l’idée de progrès est précisément la conséquence de cette vision déterministe. Au lieu d’apparaître aux hommes comme l’expression de leur liberté, de leur pouvoir à décider eux-mêmes de leur destinée, comme c’était le cas lors de la naissance de la république, l’histoire apparaît comme un processus autonome qu’il s’agirait de servir : c’est la métaphore inepte du « train de l’histoire » qu’il s’agirait de ne pas rater, même s’il ne promet aucun progrès. Notre rapport à l’histoire est devenu fou. Il faut prendre au sérieux ce que dit Hannah Arendt : parmi les traits majeurs du totalitarisme, il y a la substitution de la loi de l’Histoire, comme processus objectif et fatal, à la loi civile, expression de la volonté des hommes. La seconde installait un monde durable, sur lequel on pouvait s’appuyer ; la première n’est une loi qu’au sens scientifique : la logique d’un mouvement, d’une instabilité permanente et vide de sens, qui dépossède les hommes de toute volonté. Et cette fatalité, il faudrait en plus la vouloir : on appelle cela : « être responsable ». C’est un dévoiement terrible : on nous demande rien de moins que d’être les acteurs de notre servitude, d’être « motivés » par la fatalité qui nous enchaîne.
Etienne Klein : « On n’arrête pas le progrès », paraît-il. Or j’observe que le sens de cette phrase est devenu ambivalent et je vois dans cette évolution un symptôme. Lorsque j’étais jeune, il y avait quelque chose de joyeux dans ce « on n’arrête pas le progrès ». C’était une salutation si enthousiaste adressée au futur qu’elle semblait moralement interdire qu’on pût souhaiter stopper la marche du progrès. Or aujourd’hui, « on n’arrête pas le progrès » signifie plutôt qu’il n’est dans le pouvoir d’aucun humain de l’arrêter, comme si le progrès s’était émancipé de nos propres désirs et échappait à toute maîtrise. Nous avons compris par ailleurs que le progrès n’est pas un grand boulevard en sens unique, et qu’il n’est pas non plus une instance sacrée. Il s’accompagne de régressions et se trouve désormais soumis à toutes sortes de critiques. Autour de lui, il y a comme du ballotage dans l’air. C’est le signe que nous ne croyons plus guère à la possibilité pour l’humanité d’un état final, définitif, stable, où il n’y aurait plus rien à faire d’autre que de le maintenir sans avoir à déployer autant d’efforts que ceux consentis pour parvenir à cet état. Car nous voyons bien que le nombre de problèmes ne diminue pas, qu’il croît même à mesure que nous avançons. Je me souviens (parce que mon père était ingénieur) que dans les années 1960-70, les ingénieurs continuaient de former l’avant-garde de la société dans la tradition du saint-simonisme. Entre droite et gauche, entre gaullistes et communistes, l’idéologie du progrès faisait consensus. Or cette doxa moderne a été balayée en à peine une génération au profit de l’inquiétude sur l’avenir, lequel est devenu l’objet de peurs parfois apocalyptiques : il nous est devenu presque plus facile d’imaginer la fin du monde que d’imaginer un autre monde capable de garantir un avenir…
Yvon Quiniou : C’est bien l’idée même de progrès qui est en crise. Pour une raison simple, peu souvent théorisée, qui tient à ce qu’il faut distinguer évoluer et progresser. Le concept d’évolution est neutre et renvoie à un constat de fait, accessible à tous : la société change constamment, des connaissances et des techniques s’accumulent, les mœurs se transforment, etc. Celui de progrès, lui, renvoie à un jugement de valeur sur cette évolution : il consiste à dire qu’elle va vers un mieux et il suppose donc que l’on se réfère, implicitement ou explicitement, à un bien qui fonde ce jugement. Or il y a là matière à débat, surtout si l’on considère que la réalité historique est complexe et peut susciter différents jugements selon les secteurs envisagés : science, technique, économie, rapports sociaux. Mais il faut aussi admettre qu’il y a une crise des valeurs à partir desquelles on se croyait autorisé, à juste titre selon moi, à parler de progrès. C’est le cas de la justice, de l’égalité ou de la solidarité, auxquelles les dominants cessent de reconnaître le moindre crédit, ce qui leur permet de faire régresser la société dans le cynisme le plus total ! A quoi s’ajoute, un certain nombre de catastrophes depuis un siècle (guerres mondiales, Hiroshima, les fascismes, etc.) qui, sans remettre en cause ces valeurs, nous font douter non seulement de leur réalisation inévitable, mais de la possibilité de les mettre en œuvre comme on l’a cru au 19ème siècle. D’où un pessimisme généralisé qu’il faut combattre, mais à l’aide de raisons convaincantes.
La critique légitime du scientisme et de sa foi dans un progrès automatique n’est-elle pas détournée de nos jours au profit d’une nouvelle idéologie de repli dans le présent, un « présentisme », peut-être tout aussi néfaste ?
Cédric Lagandré : En effet. En expropriant les hommes de leur propre histoire, le capitalisme fait régner une sorte de terreur intellectuelle : si vous n’êtes pas capable de proposer un système alternatif clés en main, vous devez vous satisfaire de ce qui est. Et comme l’une des leçons majeures du siècle précédent, c’est qu’on doit se méfier de toute utopie clés en mains, le débat politique est verrouillé. L’état de choses actuel est envisagé comme la seule manière possible pour les hommes d’exister ensemble, avec en arrière-fond l’idée curieuse selon laquelle on aurait « tout essayé ». Les politiciens parviennent encore à mettre le mot « avenir » dans leurs discours, mais il ne désigne pas du possible, il ne désigne pas notre avenir, mais un certain état de choses déjà déterminé, et plus exactement la perpétuation des rapports de force qui traversent aujourd’hui le corps social. Le dogme de la croissance prospère sur cette faillite du progrès. La croissance n’implique pas le progrès social, ni à plus forte raison le progrès de l’homme. Au contraire : dans un système dominé par le marketing et la « communication », plus les hommes sont envieux, plus leurs désirs sont tristes, idolâtres et mesquins, plus ils consomment, et mieux le système se porte. Les hommes du futur, espérons-le, regarderont notre époque avec consternation.
Etienne Klein : Vivre implique d’accorder à l’avenir un certain statut. Lorsqu’on lit les journaux ou qu’on regarde la télévision, on a en effet le sentiment que le présentisme a tout envahi : le futur s’est absenté, comme si l’urgence avait partout répudié l’avenir comme promesse. Or il n’y a pas qu’aujourd’hui dans la vie… Il faudrait donc redonner corps à l’idée que l’avenir constitue une authentique réalité mais qu’il n’est pas complètement configuré, pas intégralement déterminé, qu’il y a encore place pour du jeu, des espaces pour la volonté, le désir, l’invention. Bref, plutôt que faire joujou avec le spectre de la fin du monde ou se disloquer en une sorte d’immobilité trépidante, mieux vaudrait songer à redynamiser le temps en force historique.
Yvon Quiniou : Une dissociation s’est opérée entre des éléments que la plupart des théoriciens du progrès associaient mécaniquement : la science, la technique, la moralité (ou la justice), le bonheur. On parlait donc, d’une manière mystificatrice, du progrès en général et l’on croyait qu’il allait envahir tous les domaines. Or on a pris conscience que le « toujours plus » ne se traduit pas en un « toujours mieux ». La question sociale a fait irruption avec l’analyse marxiste qui nous montre que le progrès scientifico-technique a pour envers l’exploitation du travail et qu’il peut augmenter le malheur humain ; et la crise écologique nous avertit que ce même progrès, s’il n’est pas maîtrisé, peut nuire gravement à l’espèce humaine. Il ne faut donc pas céder à cette mode post-moderne qui veut que l’on s’incline devant tout ce qui advient, pour le seul motif qu’il advient. C’est du « présentisme », mais tout autant du « bougisme ». Ces deux attitudes se rejoignent dans un même refus de juger normativement ce qui advient – comme la croissance économique à tout prix. C’est cet esprit critique qu’il faut impérativement réveiller pour réinvestir aujourd’hui l’idée de progrès.
Entretiens croisés réalisés par Laurent Etre
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