Financement des syndicats : le patronat veut remettre en cause l’accord de 1968

mardi 10 janvier 2012.
 

1) Michel Dreyfus, historien « La remise en cause d’un accord de 68 »

Comment interprétez-vous l’assertion selon laquelle les syndicats percevraient près de 4 milliards d’euros de l’État et des entreprises  ?

Michel Dreyfus. Une grande part de ces sommes correspond aux délégations syndicales, délégations reconnues depuis 1968 par l’accord légitimant la section syndicale d’entreprise. C’était à l’issue de mai-juin 68, un des plus puissants mouvements de grève générale qu’ait connu le pays. C’était les Trente Glorieuses, où le syndicalisme était plus que maintenant en situation d’obtenir des résultats. La remise en cause de cet accord, par le biais de la remise en cause des délégations syndicales, est très grave et va de pair avec des remises en cause profondes d’acquis de cette période.

S’il gêne tant, c’est que cet accord représente une réduction du pouvoir patronal dans l’entreprise  ?

Michel Dreyfus. Tout à fait. Le droit syndical reconnaissait la garantie de la liberté collective de se constituer en syndicat dans l’entreprise, le fait que la protection des délégués syndicaux serait assurée dans des conditions analogues à celles des délégués du personnel et au comité d’entreprise, le droit de négocier des accords d’entreprise,etc. Cela a été le prix de luttes et ce n’est pas garanti de toute éternité… Cet accord donne au syndicalisme le droit d’agir dans l’entreprise, et les moyens de le faire en mettant à disposition des délégations d’heures. Celles-ci s’ajoutant aux délégations dont bénéficient les délégués du personnel, institués par 
le Front populaire en 1936, et les élus aux CE, créés à la Libération en 1946, en même temps que les nationalisations, la Sécurité sociale 
et le statut de la fonction publique.

Entretien réalisé par Yves Housson, L’Humanité

2) Une campagne pour mettre en cause le droit syndical

« Les syndicats de salariés toucheraient 4 milliards d’euros de la collectivité  ! » Le chiffre a fait la une de bien des médias depuis plusieurs jours. Une véritable campagne a été orchestrée pour dénoncer ce soi-disant scandale avec, pour reprendre le Figaro Magazine, des « subventions à gogo, permanents par milliers, gabegie… ». « Depuis que je suis syndicaliste, je n’ai jamais vu un vent d’antisyndicalisme aussi fort », affirmait François Chérèque, le leader de la CFDT, dans le Monde du 13 décembre. D’où ce vent souffle-t-il  ? Les syndicats sont, depuis cette année, contraints de faire certifier leurs comptes, ce qui n’a pas empêché le député Nouveau Centre Nicolas Perruchot, en juin dernier, de demander et d’obtenir de la majorité UMP l’ouverture d’une « commission parlementaire d’enquête sur le financement des syndicats ». Le 30 novembre, la commission d’enquête enterre son rapport  : les députés socialistes votent contre, estimant que le rapport oublie trop le financement des syndicats patronaux, et les élus UMP s’abstiennent.

Avouant le véritable but de la commission d’enquête, le patron des députés UMP explique  : « Nous nous sommes abstenus parce qu’on n’avait pas le temps législatif nécessaire en trois mois pour rebâtir totalement le financement des organisations syndicales. » Alors que la CFDT et la CGT, notamment, réclament la publication du rapport, ces chiffres sont avancés. Les Échos publient, le 15 décembre, un tableau détaillant les 3,8 à 3,9 milliards de financement annuel des syndicats de salariés. La source déclarée en est « la commission parlementaire ». Dès le 8 décembre, l’Ifrap (fondation pour la recherche sur les administrations et les politiques publiques), un think tank ultralibéral, avait édité sur son site un tableau portant les mêmes données. Un tableau qui, selon l’Ifrap, « aurait pu figurer dans le rapport s’il avait été publié ». Alors, que représentent ces quelque 4 milliards d’euros 
venus de la collectivité  ?

Estimations au doigt mouillé

Pour l’essentiel, ils proviennent d’une estimation des décharges horaires issues du Code du travail dont bénéficient les délégués syndicaux et les élus dans les IRP (instances de représentation des personnels, comités d’hygiène et de sécurité, comités d’entreprise…). Cela représenterait 1,6 milliard pour les entreprises privées et 1,3 milliard pour les administrations publiques. Le tableau présente également, au titre du financement des syndicats, les subventions de fonctionnement aux comités d’entreprise qu’ils estiment à 450 ou 500 millions d’euros. Des estimations faites vraisemblablement au doigt mouillé. Car les statistiques officielles restent vagues  : les dernières, en 2005-2006, indiquent qu’il existait alors 25 000 à 30 000 comités d’entreprise où siégeraient 100 000 élus, environ 300 000 délégués du personnel et 40 000 délégués syndicaux.

Toujours est-il que ce sont bien ces droits syndicaux qui sont visés par cette campagne. Dans ses propositions « pour réformer les syndicats », l’Ifrap demande que leur financement se fasse à 50 % au moins par les cotisations des adhérents. Cela reviendrait, pour l’essentiel, à mettre au rancart les décharges syndicales et les délégations. Or, « les heures de délégation, c’est la condition du respect du droit, explique Jean Magniadas, économiste et ancien dirigeant de la CGT. Si les délégués n’ont pas d’heures, s’ils sont fixés à leur place, s’ils n’ont pas le droit de circuler dans l’entreprise, il n’y a plus de droit syndical ».

Un Think tank très influent

L’Ifrap se vante d’être, « avec une moyenne de trois passages dans les médias par semaine, la fondation la plus sollicitée par la presse économique ». Chouchou des médias, l’Ifrap l’est aussi du pouvoir, puisque c’est un des rares think tanks à être reconnu « d’utilité publique » depuis le 17 novembre 2009. Une reconnaissance qui lui permet de solliciter des donateurs qui pourront déduire leurs dons à 60% sur l’IS et à 75% sur l’ISF. La fondation Ifrap exerce un lobbying efficace puisqu’elle se targue d’avoir obtenu notamment « la fin du monopole de l’ANPE », « la déduction 
d’ISF pour les investissements dans les PME » et « l’ouverture 
du recrutement des directeurs d’hôpitaux aux diplômés du privé ».

Olivier Mayer


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