L’Art français de la guerre, d’Alexis Jenni, tout juste auréolé du Goncourt, nous replonge dans l’histoire coloniale de la France et ses rémanences actuelles. Victorien Salagnon, ancien militaire de l’armée coloniale française, conte ses terribles guerres qui se sont enchaînées pendant plusieurs décennies au sortir de 1945 et qui ont verrouillé, au passage, la mémoire et la conscience collectives. À l’opposé d’un Jenni qui puise dans l’horreur la trame d’un récit cherchant à s’en dégager, Pompidou en appelait en 1972 à un droit à l’oubli : « Notre pays, depuis plus de trente ans, a été de drame national en drame national. Ce fut la guerre, la défaite et ses humiliations, l’Occupation et ses horreurs, la Libération, par contrecoup, l’épuration et ses excès (…) ; et puis la guerre d’Indochine, et puis l’affreux conflit d’Algérie. (…) Le moment n’est-il pas venu de jeter le voile, d’oublier ces temps où les Français ne s’aimaient pas, s’entre-déchiraient et même s’entre-tuaient ? »
Mais cet art serait-il proprement français ? Ou nécessairement humain, si l’on en croit le dialogue republié d’Einstein et de Freud, en 1932, à l’aube d’une des pages les plus sombres de notre histoire (Freud et la guerre, sous la direction de Marlène Belilos, Éditions Michel de Maule, 2011). C’est à l’occasion d’une sollicitation de la Société des nations que le parangon de la science et du progrès, Einstein, s’adresse à Freud pour lui demander « s’il existe un moyen d’affranchir les hommes de la menace de la guerre » et « une possibilité de diriger le développement psychique de l’homme de manière à le rendre mieux armé contre les psychoses de haine et de destruction ».
La réponse freudienne sera ambivalente. « Tout ce qui travaille au développement de la culture travaille aussi contre la guerre. » Mais Freud de poursuivre : l’humanité subit le phénomène du développement de la culture (Malaise dans la civilisation) et de rappeler ce qui est aussi une découverte psychanalytique : « Il est très rare que l’acte soit l’œuvre d’une seule incitation instinctive. » Éros et Thanatos sont moins des pulsions antinomiques que des pulsions liées. « L’être vivant préserve pour ainsi dire sa propre existence en détruisant l’autre. »
Dans ce contexte-là, pas simple de définir la pulsion de mort indépendamment d’une pulsion de vie, la pulsion de mort pouvant parfois s’assimiler à une sorte de dernier saut vers la vie, une tentative ultime de réinstauration subjective (François Ansermet).
Freud, ayant rappelé l’ambivalence de l’homme et de la culture par rapport à la pulsion de destruction, se permet une pirouette un brin polémique : la violence, demande-t-il, au final, pourquoi n’en prenons-nous pas notre parti ? Parce que précisément la violence que nous éprouvons est une affaire culturelle plus qu’une affaire naturelle. Freud soutient qu’il n’y a pas d’équivalent chez l’animal pour qui l’instinct, justement, a pour effet de contenir la destruction de l’adversaire dans les limites de la nécessité. En somme, l’animal tue, détruit, parce que c’est toujours une affaire de survie. L’homme, non, et le voilà placé, comme l’écrit Freud, dans des situations qui le déshonorent. Du non-art d’être homme et du nécessaire art de devenir humain.
Cynthia Fleury, Chronique Philo dans L’Humanité
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