Par l’intermédiaire de la polémique sur la sortie du nucléaire, le « progrès » s’est invité dans la campagne présidentielle. « J’ai la tristesse d’entendre de plus en plus de discours remettant en cause l’idée même du progrès, y compris dans des domaines jusqu’à présent incontestés de notre pays, qui faisaient l’objet d’un consensus politique entre la gauche et la droite. » Passons sur un président qui pleure les consensus passés. Attardons-nous sur l’en deçà d’un tel débat : la scission entre le progrès social et le progrès technique ; un progrès qui semble s’être voué à la seule croissance économique. Pour le résumer, les mathématiques financières, c’est la fin du mathématicien.
« L’avenir du progrès », c’est précisément le titre des entretiens de l’Institut Diderot – dirigé par Dominique Lecourt – qui reprend pour l’essentiel les actes des entretiens qui se sont tenus au Sénat en février dernier et qui sont pertinents pour comprendre comment l’histoire de l’idée de progrès se trouve aujourd’hui en grande délicatesse. En une anagramme, Étienne Klein métaphorise le malaise de la science, venant comme rappeler la juste condition de possibilité de la science, à savoir le « hors du spectacle », anagramme de « la chute des corps ». Son évocation de Galilée et de Koyré nous rappelle la vocation magnifique, métaphysique, poétique, de la science puisqu’elle consiste à « expliquer le réel par l’impossible ». En clair, écrit Klein, tout ce que la physique énonce semble faux au premier abord. Avoir raison contre l’évidence empirique, c’est savoir modifier notre regard sur les choses et se poser les questions que personne ne se pose. Opposer la philosophie à la science semble alors insensé.
Mais voilà, comme le dit justement Bernard Stiegler, il n’y a pas de progrès sans désir du progrès. Or nos sociétés détruisent à petit feu « les dispositifs de transformation de la pulsion en désir », comme la famille, l’école, les institutions démocratiques, les lieux de culture. Or Freud nous l’a bien démontré, l’énergie pulsionnelle est incapable d’investissements, elle est seulement capable de se consumer, ce que le monde industriel consumériste a visiblement très bien saisi. « De nos jours, poursuit Stiegler, la démoralisation de la vie de l’esprit que Freud analyse peu après Valéry et peu de temps avant Husserl comme un malaise dans la culture (qui se présente à Husserl d’abord comme une crise des sciences) est devenue un malaise dans la consommation. » La consommation n’est qu’un simulacre de la réconciliation entre le devenir technique et l’avenir social. Elle vit, à l’inverse, de son « désajustement radical ». La sentence de Stiegler est dure : le déploiement planétaire du système technique conduit à la désintégration des systèmes psychiques qui constituent les individus, des systèmes sociaux qui constituent les sociétés, des systèmes biologiques et géophysiques au sein desquels vivent et croissent les individus psychiques formant ces individus collectifs que sont les sociétés.
Encore une fois, la déconstruction de la technique, de la rationalisation n’est pas celle de la science, au sens où elle a été définie par les humanités. « C’est la prime accordée à la conscience qui développera la compétence », écrit Jean-Marc Lévy-Leblond. Cette réflexivité sur la science doit être le premier défi scientifique. Une science, et un progrès, qui ne signent pas le deuil de la raison mais son héroïsme (Husserl). Le progrès, sans la pensée du progrès, n’est que régression.
Cynthia Fleury, L’Humanité
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