Certains titres attirent l’oeil et poussent à la lecture ; tel est le cas pour Textes et Documents pour la classe n°927 qui porte en couverture "Argumenter Théories du débat". Que lis-je en caractères gras énormes dès la première page du premier article ? "Théories de débat Argumenter, c’est échanger... pour arriver à un consensus".
Que l’auteur titré de ce texte (directeur de recherche au CNRS dans le Département Sciences Humaines et Sociales, auteur de plusieurs ouvrages, spécialiste français des questions d’argumentation) ne m’en veuille pas de le contredire ; j’essaie très modestement d’argumenter un point de vue contradictoire.
J’ai donc été surpris en ouvrant ce périodique TDC publié par le SCEREN (Services Culture Edition Ressources pour l’Education Nationale, ancien CNDP) .
La définition de type scolaire donnée par l’auteur mérite réflexion :"Argumenter, c’est échanger et confronter des points de vue différents, voire opposés, en respectant l’opinion d’autrui pour arriver à un consensus".
On ne peut qu’être d’accord avec la nécessité de respecter autrui dans le cadre d’un débat argumenté à l’heure où les médias, surtout télévisés, valorisent l’instantané, le polémique, l’émotionnel au détriment de l’information documentée et démocratique, de l’analyse, du dialogue, de l’élévation des consciences.
Mais « Argumenter, c’est échanger... pour parvenir à un consensus »... Voilà un fondement politique du capitalisme libéral présenté comme une assertion incontestable du même type que la définition scolaire du carré. Or, il ne s’agit que d’un point de vue réactionnaire, contradictoire avec les points de vue démocratiques maintes fois affirmés depuis plusieurs siècles.
Cette méthode « Argumenter, c’est échanger... pour parvenir à un consensus » résume bien la gouvernance chère au capitalisme libéral : faire semblant de résoudre les problèmes en petit comité d’experts, en secret des citoyens et même souvent en secret des élus.
Cette méthode « Argumenter, c’est échanger... pour parvenir à un consensus » a déjà été appliquée grandeur nature. Réfléchissez bien ! Mais oui, vous y êtes ! La célèbre "Convention" qui a préparé le projet de Traité Constitutionnel Européen a procédé ainsi. Aucune confrontation réelle d’idées puisque l’on cherche le consensus. Aucun débat public, aucun vote, essentiellement des arrangements de couloir, des rafistolages entre trois interlocuteurs. Il est vrai que pour être sûr du consensus final, la solution la plus simple consiste à sélectionner au départ les personnes susceptibles de vouloir et pouvoir arriver au consensus souhaité.
La recherche par principe du consensus est contraire au débat démocratique. D’ailleurs l’effort d’argumentation sur ce Traité Constitutionnel Européen est venu seulement du débat contradictoire lorsque des personnes en désaccord avec le consensus sont intervenues pour le non et pour le oui.
Je conclus cette introduction en pointant mon accord avec la philosophe belge Chantal Mouffe Le fondement de la démocratie passe par la reconnaissance de groupes qui s’affrontent. Mais le gros de la théorie politique, dite « libérale », affirme aujourd’hui le contraire : les conflits partisans appartiendraient au passé, la gauche et la droite seraient dépassés, on atteindrait le consensus à travers le dialogue, l’individu aurait triomphé, c’en serait fini des identités collectives, etc.
En suivant cette définition, Giordano Bruno avait tort dans sa démonstration sur le fait que la Terre tourne autour du Soleil ; s’il avait mieux respecté l’argumentation de l’Inquisition pour arriver à un consensus, ses interlocuteurs ne l’auraient pas brûlé.
En suivant cette définition, les filles n’iraient toujours pas à l’école car au 19ème siècle le consensus était impossible avec les théoriciens de la droite cléricale considérant le cerveau féminin comme instable, trop émotionnel, enfantin...
En suivant cette définition, François Mitterrand et Robert Badinter ont eu tort de faire voter l’abolition de la peine de mort sans avoir cherché le consensus avec leurs opposants.
En suivant cette définition..., ni la déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, ni l’abolition de la royauté, ni la séparation de l’Eglise et de l’Etat, ni le droit de vote des femmes, ni l’autorisation de la pilule, ni les congés payés, ni le Code du Travail n’auraient vu le jour.
Dans toutes ces décisions, c’est une argumentation raisonnée fondée sur nos valeurs progressistes et émancipatrices qui a prévalu malgré des oppositions véhémentes.
Je ne suis pas spécialiste du sujet. Ceci dit, il m’est arrivé durant ma scolarité de suer sur une traduction de Cicéron ; sa rhétorique se situe dans le cadre d’une confrontation de points de vue pour convaincre un tiers (judiciaire, politique...). La rhétorique d’Aristote (et bien d’autres après lui) suit la même approche.
Beaucoup de figures argumentatives ne se comprennent que dans le cadre d’une confrontation d’idées, souvent dure (d’où l’importance de l’humour et de l’exagération) pour emporter la conviction : apodioxis, opposition, ironie, antithèse, hyperbate, antéoccupation, objection, épitrope, interrogation, énantiose, antimétalepse, adynaton, oxymore, antanaclase...
Toutes les constructions rhétoriques (ordre nestorien, exposition paratactique, corax...) ne se comprennent que dans l’objectif de convaincre et non d’aboutir au consensus.
Les définitions les plus courtes et les plus simples sont souvent les meilleures. Celle donnée généralement pour l’argumentation me convient parfaitement : L’argumentation est une activité linguistique définie par l’existence et le traitement d’une contradiction, une contradiction existant lorsque deux affirmations, idées, ou actions s’excluent mutuellement.
La définition donnée par le texte du TDC 927 "Argumenter, c’est échanger et confronter des points de vue différents... pour arriver à un consensus" suppose la négation des contradictions. A mon avis, la "Nouvelle rhétorique" de Chaïm Perelman, cité comme référence et l’Ecole de Bruxelles (par exemple notion de raisonnable opposée à l’idéal de rationalité) présente des similitudes avec la pensée politique libérale pour laquelle le capitalisme représente l’horizon indépassable de l’humanité et donc, ne connaît pas de contradiction insurmontable.
Un autre auteur est cité dans le texte Argumenter "Théories du débat" ; il s’agit de Mikhaïl Mikhaïlovitch Bakhtine. "Tout Bakhtine va dans le sens de la précellence du dialogue. Cette réalité dialogique est fondamentale pour la théorie de l’argumentation dans la langue, qui repose sur la nature polyphonique des enchaînements d’énoncés dans un même discours... Si l’on se rapporte aux célèbres analyses des connecteurs, on voit que ce qui apparaît en surface comme un monologue est sous-tendu par un véritable dialogue intérieur, obéissant à des contraintes grammaticales, libéré des contraintes du face-à-face, mais qui reste un discours biface, articulant argumentation et contre-argumentations." Ce Bakhtine a signé d’une part frauduleusement des classiques théoriques marxistes de la philosophie et de la littérature qui avaient été rédigés par des intellectuels russes des années 1920 tués par le stalinisme, d’autre part ses propres élucubrations religieuses oiseuses.
Affaire Bakhtine : Comment des communistes russes des années 1920 ont été ensuite spoliés
L’approche de l’argumentation développée dans ce texte du TDC 927 ne correspond pas à celle d’un enseignant mais à celle d’un technicien en compétences langagières et en histoire des théories de l’argumentation.
Entrer dans cette démarche demande quelques compétences spécialisées. Cela culpabilise l’enseignant sur ses carences alors que le manque vient de l’institution qui n’intègre pas son éclairage dans le contexte éducatif. Cela pose d’autant plus problème lorsqu’ils constituent une remise en cause de textes officiels précédents.
Pour ne pas être trop long, je retiens seulement ici le Bulletin Officiel de l’Education Nationale du 31 août 2000.
En quoi propose-t-il un cadre pédagogique différent du texte "Argumenter Théorie du débat" du TDC 927 ?
Premièrement, il précise clairement sa fonction : l’apprentissage du débat argumenté dans le cadre de l’Education Civique, Juridique et Sociale.
Deuxièmement, il fixe à ce débat « Le respect des conditions et des règles du débat, en particulier la recherche qu’il suppose d’un accord fondé en raison ». Parfait ! Il ne sert à rien de débattre si les participants ne partent pas de l’idée qu’ils peuvent se convaincre pour aboutir à un « accord fondé en raison ». Il s’agit là d’une démarche très différente de la recherche du « consensus ».
« L’ECJS doit satisfaire la demande exprimée par les lycéens, lors de la consultation de 1998 sur les savoirs, de pouvoir s’exprimer et débattre à propos de questions de société. Le débat argumenté apparaît donc comme le support pédagogique naturel de ce projet qui permet la mobilisation et donc l’appropriation de connaissances à tirer des différents domaines disciplinaires... Il fait apparaître l’exigence et donc la pratique de l’argumentation... il doit mettre en évidence toute la différence entre arguments et préjugés, le fondement rationnel des arguments devant faire ressortir la fragilité des préjugés. Il doit donc reposer sur des fondements scientifiquement construits. »
En quoi le texte "Argumenter Théorie du débat" constitue-t-il une remise en cause du BOEN d’août 2000 ?
par l’oubli du but premier fixé en 2000 : faire entrer dans le cadre scolaire des débats sur les questions de société
par sa critique de la méthode argumentative « reposant sur des fondements scientifiquement construits »
par la conclusion fixée au débat : le consensus
De 1997 à 2002, les différents ministres en charge de l’Education Nationale ont jugé nécessaire de promouvoir les débats argumentés pour permettre aux élèves de se s’auto-construire comme futurs citoyens éclairés de la République.
Le meilleur texte d’éclairage sur le sujet reste, à mon avis, la préface de Jean-Luc Mélenchon (ministre de l’Enseignement professionnel) à la brochure sur l’ECJS en LEP.
« L’idéal républicain bien compris veut que notre liberté collective s’ancre dans l’émancipation individuelle de chacun d’entre nous. En charge de le jeune génération, l’éducation nationale reçoit une mission globale. Ses personnels forment, qualifient et éduquent. Cette éducation ne se substitue pas à celle que les familles consacrent à leurs enfants. Elle la prolonge dans le domaine spécifique de l’apprentissage des droits et des règles qui régissent la vie collective en République. L’école éduque donc à la citoyenneté. Rappelons que la République n’est pas un régime neutre. Son bon fonctionnement repose en premier lieu sur l’acquisition individuelle des valeurs exigeantes qui la fondent.
Votre rôle pédagogique est donc clairement fixé : aider nos jeunes à se construire eux-mêmes comme citoyens en assimilant les règles intellectuelles qui le permettent. Tel est l’objectif de l’Education civique, juridique et sociale. »
Après avoir indiqué la démarche intellectuelle et pédagogique à l’oeuvre dans ces débats argumentés puis la forme, enfin le rôle de l’enseignant, Jean-Luc Mélenchon aborde la difficulté d’une mission éducative républicaine concernant les questions de société.
« Le terrain est rude. Le déferlement quotidien dans les grands médias des images de violences physiques ou sociales, de haine, de sexe déshumanisé et d’argent facile ou de réussite sans effort, a un impact déterminant sur la formation de nos jeunes, de leur psyché, de leurs systèmes de représentation et de leur imaginaire. La famille, la société, l’action politique ont leur part de responsabilité pour répondre à cet état de fait. La mission de l’école est d’aider les jeunes à déconstruire ce qui leur semble d’abord être du domaine de l’évidence et qui structure leurs modes de pensée sans qu’ils en aient fait le choix conscient.
Cette tâche sera difficile. Les valeurs qui vont être portées à travers la démarche même du "débat argumenté" et l’exigence que l’école républicaine veut faire partager à ses enfants s’inscrivent souvent à rebours des valeurs dominantes de la société dans laquelle nous vivons. Il faut en prendre acte. Vos prédécesseurs, dans leur noble mission d’éducation, ont eu à combattre les obscurantismes dominants de leur temps. Vous en affrontez d’autres, tout aussi prégnants. Les préjugés sexistes en sont. La vision consumériste de la vie collective en est une autre. La hiérarchisation des savoirs, celle des voies d’enseignement, donnent un exemple de plus qui touche notre institution de près. »
Depuis quinze ans, l’étude de l’argumentation littéraire et la pratique du débat argumenté se sont développés de l’école primaire au lycée en passant par le collège.
Toute personne soucieuse d’éducation citoyenne des élèves pour améliorer leur capacité de raisonnement, d’expression et d’autonomie ne peut que s’en féliciter :
écouter, comprendre, critiquer, débattre... permet de franchir le saut décisif du péremptoire à l’esprit critique, au dialogue, à la capacité d’agir en citoyen partie prenante de l’universel
apprendre à argumenter, c’est prendre de la distance vis à vis de ses seules émotions ou des seuls héritages idéologiques familiaux pour entrer dans l’espace public de l’humanité pensante
apprendre à débattre et à persuader, c’est se construire soi-même parmi les autres, c’est se socialiser, avancer vers son autonomie comme personnalité adulte au coeur de la collectivité
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