Depuis 25 ans, la droite libérale (française comme internationale) règne sur la production intellectuelle en profitant de sa domination financière sur les médias. Même une revue de qualité comme L’Histoire apporte sa touche dans cette offensive ; un jour, elle titre Robespierre le tyran, un autre Lous XVI monarque éclairé.
Cette réhabilitation des rois présente de nombreux avantages idéologiques pour la droite :
* valorisation des riches et des puissants
* méfiance vis à vis du peuple, du mouvement social, de la souveraineté populaire
A ce rythme, nous aurons bientôt droit à du pathos pour défendre Marie Antoinette, le dauphin, les Romanov (Russie), Hiro Hito (Japon), Guillaume II (Allemagne) et Charles 1er (Angleterre). Cette nostalgie princière a déjà contribué à rapprocher du pouvoir des vestiges ineffables dans certains pays d’Europe de l’Est.
Revenons à Louis XVI. L’offensive idéologique de la droite s’est traduite en particulier par une glorification inattendue de ce roi qui s’endormit en ouvrant les Etats Généraux de 1789.
1) Quand L’Histoire de novembre 2005 réhabilite Louis XVI
Dès la couverture de ce numéro 303 de la revue, le ton est donné par un énorme titre accrocheur "Louis XVI" et des sous-titres éclairants "Faut-il le réhabiliter ? Une éducation des Lumières. Il voulait réformer la France."
L’éditorial du dossier intérieur poursuit dans la même veine :
"Bien loin d’être un balourd et un ignorant, le futur souverain avait reçu une instruction que beaucoup pourraient lui envier. Devenu roi, il a su se montrer lucide à mainte reprise... Et si Louis XVI avait été le seul roi éclairé de France ? Un roi réformiste, révolutionnaire même, mais incompris ? Et si son échec venait de ce qu’il était trop en avance sur son temps ?"
2) Sur l’éducation reçue par le duc de Berry, futur Louis XVI
Ran Halevi, directeur de recherche au CNRS, signe le premier article de ce dossier de L’Histoire sous le titre "C’était un monarque éclairé". Il justifie particulièrement cette affirmation en donnant des informations sur les éducateurs et sur l’instruction du futur monarque qui lui permettront de réaliser une synthèse de "ces deux legs - de l’absolutisme et des Lumières- loin d’être en tous points incompatibles. Déjà son éducation lui a appris à ne pas les opposer, elle l’a préparé au contraire à les accommoder".
Je ne prétends pas disposer des connaissances historiques de Ran Halevi ni de ses facilités pour consulter des documents ; ceci dit, je ne suis absolument pas d’accord.
Les principaux précepteurs du futur Louis XVI me paraissent les prototypes du parti dévôt absolutiste plutôt que des Lumières.
* le duc de La Vauguyon "inepte et bigot" comme en convient Ran Halevi , "qui n’a probablement pas usurpé l’exécration universelle qu’il inspirait", "cuistre dévôt" pour Octave Aubry (pourtant farouche opposant à la Révolution).
* Jacob Nicolas Moreau, historiographe de France, héritier idéologique de Bossuet, grand défenseur de l’Ancien régime, tenant majeur de l’absolutisme royal même s’il essaie de l’adapter pour mieux le défendre.
* Monseigneur de Coetlosquet, , dont les contemporains nous ont laissé le souvenir d’un évêque de Limoges peu porté vers la philosophie des Lumières.
3) Sur le rôle du père de Louis XVI
Rappelons d’abord que Louis XV a enterré de son vivant son fils Louis Ferdinand et le fils aîné de celui-ci, laissant la couronne au duc de Berry (son second petit-fils "légitime") qui devient Louis XVI.
Ran Halevi insiste sur les idées de Louis Ferdinand de France, dauphin de Louis XV et géniteur de Louis XVI. "Son père était un admirateur de Montesquieu", "le véritable inspirateur à la vérité" de la formation de son fils.
Contrairement à cette affirmation de Ran Halevi, il ne fait aucun doute que le père de Louis XVI était un intrigant, un clérical obtus et l’espoir de l’Eglise pour rétablir son influence sur la couronne. Son lien au" parti dévôt" faisait partie des convictions unanimement partagées avant la vogue des historiens libéraux, particulièrement anglo-saxons. Qu’en dit le Grand Larousse Universel de 1992 ? "Tenu à l’écart des affaires par son père, il anime le parti dévôt..." Qu’en dit le Petit Robert 2 de 1996 ? "Fils de Louis XV et chef du parti dévôt, opposé aux favorites de son père, il fut éloigné de la scène politique".
Certains historiens libéraux ont voulu prouver l’ouverture d’esprit de Louis Ferdinand de France par ses liens personnels avec tel ou tel, en particulier Machauld d’Arnouville. C’est oublier la nature du parti dévôt, fonctionnant dans l’ombre des intrigues de cour ; ses membres ont essayé de s’allier avec quiconque leur paraissait utile pour leur dernière embrouille. C’est oublier aussi que Machauld d’Arnouville a surtout laissé son nom comme instigateur d’un projet d’impôt pesant sur les trois ordres ; or, sur ce point, Louis Ferdinand de France comme le parti dévôt s’opposèrent avec succès à Louis XV et à Machauld.
4) Le rôle du parti dévôt dans l’incapacité de la royauté française à se réformer, à initier une évolution à l’anglaise
Ran Halevi présente les éducateurs de Louis XVI comme des réformateurs, des hommes instruits, éclairés, proches des Lumières, porteurs d’un projet d’adaptation de la royauté aux temps modernes.
Ecrire cela ne permet pas de comprendre l’impasse de l’Ancien régime à la veille de la Révolution ; de plus, c’est totalement faux. La cohérence idéologique du parti dévôt, mouvance liée à l’Eglise et à un fort clan de la famille royale, repose bien plus sur la bulle papale Unigenitus que sur L’esprit des lois de Montesquieu.
Le parti dévôt n’était qu’un bouge de fantômes poudrés, héritiers de la Sainte Ligue catholique des Guise, de la Cabale des dévôts, des Jésuites et de la tradition du Sacré-coeur de Jésus. Dans ces conditions, comment aurait-il pu imaginer une royauté autre que théocratique catholique, une royauté sans religion d’état. D’ailleurs, en 1787, ils s’opposent encore à l’inscription des protestants à l’état-civil.
Ces rescapés du Moyen-âge, non de l’amour courtois, mais du refus clérical de la chair et de la tentation, ont imprégné Louis XVI d’une grande " méfiance" envers les femmes. Cela lui vaudra d’être la risée des cours européennes pour avoir attendu sept ans avant de "consommer" son mariage. Notons aussi que son frère, futur Louis XVIII, restera sexuellement impuissant.
Une partie du texte de Ran Halevi confirme cet héritage idéologique. " On apprend à Louis XVI que le monarque est un souverain absolu dans le sens le plus étendu du terme ; qu’il est "Roi Très Chrétien" et fils aîné de l’Eglise ; que son onction par l’huile sainte descendue du ciel pour le baptême de Clovis, comme le veut la tradition, atteste à chaque nouveau sacre l’élection particulière de la France. On lui enseigne également, dans l’esprit de Bossuet et de bien d’autres légistes royaux que l’autorité monarchique a pour origine et pour principe, le pouvoir paternel... On l’instruit du caractère intangible des lois naturelles et des lois fondamentales du royaume, auxquelles il lui est formellement défendu de porter la main".
5) De François Furet à Ran Halevi
Critiquant un directeur de recherches du CNRS, je ressens le besoin de conforter mon point de vue par un historien reconnu. François Furet fait bien l’affaire puisqu’il est considéré comme un proche et un précurseur d’historiens comme Ran Halevi.
Voici par exemple l’excellent portrait du père de Louis XVI tiré par François Furet dans son "Dictionnaire de la révolution française" :
"Sous Louis XV, la famille royale a transposé à la cour de France une pièce du répertoire bourgeois. D’un côté, le roi et sa maîtresse, Madame de Pompadour, qui règne sur Versailles, et même, à en croire ses ennemis, sur la politique du royaume : elle est la protectrice du parti "philosophique", de Choiseul et de l’alliance autrichienne. De l’autre, la reine, Marie Leszczinska, malade et vieillissante, mais forte de la fidélité outragée de ses enfants, gardiens de la morale et de la religion.
" Or, le dauphin a pris le parti de sa mère ; il est le symbole et l’espoir du "parti dévôt", l’homme des jésuites, l’adversaire acharné de Choiseul et de la politique autrichienne. Ce gros homme presque obèse, intellectuellement paresseux, partagé entre la sensualité et la dévotion, à la manière des Bourbons, est tenu soigneusement éloigné des affaires par Louis XV...
" Il meurt trop tôt, neuf ans avant son père, pour régner, mais il a suivi avec assez de soin l’éducation de ses enfants pour les préparer à leur futur rôle...
" Côté programme, on n’a beaucoup innové : le fond des leçons et des "entretiens" rédigés pour l’instruction du futur roi reste un mélange de religion, de morale et d’humanités... Côté élève (futur Louis XVI), je ne vois rien dans les devoirs que celui-ci rédige pour son précepteur qu’une pensée docile et plate, à l’image de ce qu’on lui inculque".
6) Comment conclure ?
Le texte de Ran Halevi dans L’Histoire n°303 étudie Louis XVI en partant de l’éducation reçue par celui-ci, de ses idées et de sa psychologie sans guère aborder le contexte de son règne. Cela me paraît en contradiction avec la tradition historiographique française qui intégrait ce dernier roi avant la Révolution dans une analyse globale des impasses de l’Ancien régime. Pour Michelet par exemple, l’absolutisme est condamné dès le sacre de Louis XVI.
L’éducation de Louis XVI, ses idées et sa psychologie ne manquent évidemment pas d’intérêt pour comprendre son règne. Cependant, Ran Halevi le présente comme un homme "en avance sur son temps", ayant reçu une éducation des Lumières. C’est contradictoire avec divers témoignages contemporains qui insistent sur le fait qu’il était assez déconnecté des évolutions en cours. Malesherbes nous a transmis du roi cette phrase prononcée quelques jours avant sa mort : "J’aime laisser interpréter mes silences plutôt que mes paroles". "Pauvre homme" avait déjà diagnostiqué son épouse Marie Antoinette.
Jacques Serieys