Napoléon et la bourgeoisie (d’après Karl Marx)

samedi 23 janvier 2010.
 

Extrait de La Sainte Famille, Chapitre sixième, III.

Délivrée, sous le gouvernement du Directoire, des entraves féodales et reconnue officiellement par la Révolution elle-même - bien que la Terreur voulût la sacrifier à un mode antique de vie politique -, la société bourgeoise jaillit en torrents de vie. Course tumultueuse aux entreprises commerciales, soif d’enrichissement, vertige de la nouvelle vie bourgeoise dont les premières jouissances sont encore hardies, insouciantes, frivoles, grisantes ; lumières faites réalité, lumières des terres françaises, dont la structure féodale avait été brisée par le marteau de la Révolution, et que la première fièvre des nombreux propriétaires nouveaux soumet à toutes les modes de culture ; premiers mouvements de l’industrie libérée - voilà quelques-uns des signes de vie de la société bourgeoise nouveau-née.

La société bourgeoise est positivement représentée par la bourgeoisie. La bourgeoisie commence donc son règne. C’en est fini, pour les droits de l’homme, d’exister en théorie seulement.

Ce qui, le 18 brumaire, devint la proie de Napoléon, ce ne fut pas le mouvement révolutionnaire tout court, comme l’affirme naïvement la Critique [Bauer] sur la foi d’un M. von Rotteck et Welcker - [l’historien et juriste von Rotteck et le juriste Welcker étaient deux libéraux badois, dont la carrière pâtit de leurs engagements constitutionnalistes courageux] ce fut la bourgeoisie libérale. Pour s’en convaincre, il suffit de lire les discours des législateurs de ce temps-là. On se croirait transporté de la Convention nationale dans une Chambre des députés d’aujourd’hui.

Napoléon, ce fut la dernière bataille du terrorisme révolutionnaire contre la société bourgeoise, proclamée, elle aussi, par la Révolution, et contre sa politique. Assurément, Napoléon saisissait déjà parfaitement la nature de l’État moderne, et savait qu’il était fondé sur le développement sans frein de la société bourgeoise, sur le libre jeu des intérêts particuliers, etc. Il se résolut à reconnaître ce fondement et à la protéger. Il n’avait rien d’un terroriste exalté.

Dans le même temps, Napoléon considérait encore l’État comme une fin en soi, et la vie civile uniquement comme son trésorier et comme son subalterne, qui devait renoncer à toute volonté propre. Il accomplit le terrorisme en remplaçant la révolution permanente par la guerre permanente. Il assouvit pleinement l’égoïsme de la nation française, mais il exigea, en retour, le sacrifice des affaires bourgeoises, des jouissances, des richesses, etc., bourgeoises, chaque fois que l’exigeait le but politique de la conquête.

S’il opprimait en despote le libéralisme de la société bourgeoise - l’idéalisme politique de sa pratique journalière - il ne ménageait pas davantage ses intérêts matériels les plus essentiels, le commerce et l’industrie, toutes les fois qu’ils entraient en conflit avec ses propres intérêts politiques. Son mépris des hommes d’affaires industriels était le complément de son mépris des idéologues. À l’intérieur, il combattait aussi, dans la société bourgeoise, l’adversaire de l’État qui, en sa personne, avait la valeur d’une fin en soi absolue.

Ainsi, il déclara au Conseil d’État qu’il ne tolérerait pas que les propriétaires de grands domaines pussent, à leur gré, les cultiver ou non. Ainsi, il conçut le plan de soumettre, par le monopole du roulage, le commerce à l’État. Des négociants français préparèrent l’événement qui commença d’ébranler la puissance de Napoléon. En provoquant une disette artificielle, des agioteurs parisiens l’obligèrent de reculer de près de deux mois le déclenchement de la campagne de Russie, donc à la repousser dans une saison trop avancée.

Tout comme, en la personne de Napoléon, la bourgeoisie libérale se vit confrontée à la Terreur révolutionnaire, dans la Restauration, dans les Bourbons, elle trouva en face d’elle la contre-révolution. En 1830, elle réalisa enfin ses aspirations de 1789, à la différence près que, désormais, ses lumières politiques étaient pleinement acquises, qu’elle ne croyait plus atteindre dans l’État représentatif constitutionnel l’idéal de l’État, le salut du monde et les fins universelles de l’humanité, mais, bien au contraire, qu’elle avait reconnu dans cet État l’expression officielle de sa puissance exclusive et la consécration politique de ses intérêts particuliers.


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