Au cinéma ce soir : L’Armée du crime. Des héros à coup sûr, éclairés seulement par la lumière de leurs convictions (article de Brigitte Blang, interview du réalisateur Guédiguian, présentation)

vendredi 18 septembre 2009.
 

1) L’Armée du crime. Des héros à coup sûr, mais vus de l’intérieur, éclairés seulement par la lumière de leurs convictions

Aragon avait écrit le poème. Et Léo l’avait mis en musique, et chanté comme personne. Un certain Frank Cassenti l’avait filmé, il y a au moins trente ans. Là, c’est Guédiguian qui s’y colle. Avec bonheur et talent, comme de bien entendu. C’est Guédiguian, et puis c’est tout. Ça aurait pu s’appeler simplement « L’Affiche Rouge », puisque c’est d’elle qu’il nous parle. Mais non. Il a préféré lui donner le nom de cette espèce de sous-titre abject dont les flics français de ce temps-là l’avaient affublée. « L’Armée du Crime ».

C’est un hommage, à un pan de l’histoire de notre pays qu’on nous a bien caché. Pendant si longtemps. Ce que ça raconte ? Trois fois rien. Des résistants, comme plein d’autres. Qui vivent. Qui aiment. Qui pleurent. Qui ont peur au moment de tirer, au moment de lancer la grenade (« la tomate », comme ils disent !). Simplement peur, comme vous ou moi aurions eu peur, certainement. Des héros à coup sûr, mais vus de l’intérieur, éclairés seulement par la lumière de leurs convictions. C’est toute la force de ce film magnifique : ne pas en faire des êtres surnaturels. Ils sont des hommes et des femmes comme tout le monde. Ils sont jeunes, beaux, poètes ou lycéens, et ils vont mourir pour la France. Comme plein d’autres, diront certains. Comme plein d’autres. Sauf qu’eux, ils n’étaient pas français. Arméniens, italiens, espagnols, polonais, roumains, que sais-je encore. Mais aussi juifs et communistes. Mais aussi qui aiment tant la France qu’ils vont lui donner leur vie.

Une histoire simple ? C’est vrai. Tellement simple dans ce pays en chaos, ce pays qui ne savait plus très bien où se trouvaient ses valeurs. Eux, tous ceux-là, ils les connaissaient par cœur nos valeurs, notre devise de démocratie et de république, nos Lumières. C’est même pour toutes ces raisons qu’ils avaient choisi de s’installer là, ou bien leurs parents, mais c’est pareil, n’est-ce pas ? Face à eux, une brochette de salopards de première classe, des salauds ordinaires, des flics ignobles, des tortionnaires sûrs de leur bon droit, mais aussi une concierge propre sur elle, qui dénonce comme ça, pour rien, rien à y gagner, d’ailleurs, sinon je ne sais quelle satisfaction dégueulasse du devoir accompli. L’Armée du Crime, ce sont eux, tous ceux-là qui la forment, Guédiguian l’a dit et redit ces jours derniers. Rien de manichéen non plus. Il y a de bons flics, de ceux qu’on plongera aussi dans la baignoire. Et il y a des dénonciateurs du côté des résistants. Mais qui peut nous dire si nous nous serions tus ? On croise Henri Krasucki tout jeunot. (Henri Krasucki, tant et tant ridiculisé par les marionnettes de TF1, vous vous souvenez ? Un jour, il avait raconté que pour tenir dans les camps, il se chantait des opéras et des symphonies de l’ouverture à la fin. Pour tenir…)

Et puis, comme ils ont été vendus, ils vont tomber. Sous les balles et sous les flashes. Déjà, certains journalistes n’étaient pas bien fréquentables, savez-vous ? Ces photos serviront à une propagande immonde. Propre à défigurer leur combat, leur sacrifice. Propre à les faire passer pour des criminels, eux qui vont mourir pour la Liberté. À un tournant du film, on entend un officier nazi dire : « Il faut terroriser les terroristes… » Vous aussi, ça vous titille la mémoire, non ? Clin d’œil ? Raccourci historique ? Peu importe. Ce qui compte, c’est que nous nous en souvenions. Comme il importe que nous n’oubliions pas Manouchian, ni sa dernière lettre. Tiens, à propos, on n’a obligé personne à la lire aux petits enfants, celle-ci, et pourtant, elle en vaudrait le coup, cette supplique d’amour et d’humanité… Alors, ils vont mourir, sous les balles, dans un petit matin d’hiver, alors que les parisiens vivent presque normalement. Alors, ils meurent, et nous n’oublierons pas.

Juste un mot des acteurs, tous formidables, de Simon Abkarian, habité par Manouchian, à Virginie Ledoyen intense Mélinée, en passant par Robinson Stévenin, enfiévré, exalté Marcel Rajman, Grégoire Leprince-Ringuet, un petit lycéen tout de courage et d’amour filial, et puis bien sûr le trio fétiche de Guédiguian : Ariane Ascaride, Gérard Meylan et Jean-Pierre Darroussin, complètement à contre-emploi, c’est lui le flic et de loin pas le plus glorieux… L’histoire de Missak Manouchian et de ses camarades, on peut la retrouver tous les jours, si on veut. On monte au Père Lachaise. Là-haut, en face et pas bien loin du Mur des Fédérés, un monument tout simple porte gravés les premiers vers d’Aragon. Allez-y. C’est tout près. Et ça vaut le coup d’y aller, rien que pour dire que nous n’oublions pas qu’ici dans le patrie des Droits de l’Homme, les mots révolte et désobéissance ont un sens, même si beaucoup les ont un peu vite remisés au magasin des accessoires. L’Internationale résonne dans ce film, comme une piqûre de rappel aux combats ouvriers, d’il y a si peu encore…

brigitte blang

2) Interview de Robert Guédiguian qui présente le film et nous parle de l’expérience intéressante et inédite du Parti de Gauche

Lors de la sortie en salles de Lady Jane, en avril 2008, vous étiez en pleine préparation de l’Armée du crime. Vous nous aviez indiqué qu’il ne serait pas un film d’époque mais « un film d’aventure et d’amour » parce que « la reconstitution ne (vous intéressait) pas, le western et le personnage, si ». Vous êtes resté fidèle à cette intention de départ ?

Robert Guédiguian. Je crois que le résultat correspond à ces lignes de force que nous nous étions données. Il y a de l’aventure, de l’amour, de l’action. Pour moi, le plus important était le récit, pas la reconstitution pour elle-même. Je suis assez content de la manière dont nous nous en sommes sortis tous ensemble ; je ne crois pas qu’il y ait de contresens. Le piège réside dans la somme de travail accumulée. C’est tellement gros qu’il faut se retenir de la filmer. Il ne faut pas filmer le décor pour le décor mais il faut filmer l’action. Il faut être très luxueux et savoir renoncer à des choses pour lesquelles on a travaillé des heures et des heures. Par exemple, le plan dans lequel Mélinée et son jeune copain traversent une rue pour coller des papillons sur les murs a demandé cinq heures de préparation, un bus, dix Allemands, des vélos, coiffure et maquillage d’époque, mais tout cela se voit à peine à l’écran. Il faut « mettre en place » mais pas chercher « le » gros plan, sauf nécessité du récit. Donc très tôt, nous sommes partis dans cet esprit, et je suis content de la manière dont nous nous y sommes tenus. Je repense aux bandes-annonces des films américains de mon enfance : « De l’amour, de l’action… » ; il fallait que l’Armée du crime soit un film populaire.

Vous dites de votre film qu’il est « une légende d’aujourd’hui ». Qu’entendez-vous par là ?

Robert Guédiguian. Une légende qui nous aide à vivre aujourd’hui. Sur une carte, une légende aide à prendre la mesure des choses. Au fond, je voulais montrer des gens qui ont un sixième sens, un sens spirituel, un sens moral. Je voulais être du côté de la lumière, même si l’on sait que, comme dans toute histoire, il y a eu des méchants, des traîtres, des lâches. J’ai voulu rester sur leur foi et montrer qu’en toute circonstance, y compris aujourd’hui, on peut être héroïque, même si l’on ne donne ou ne reçoit pas la mort. C’est vrai de tous les actes de désobéissance civile, du mouvement des cinéastes d’il y a dix ans, des sans-papiers aux mouvements de grève ou d’actions souvent qualifiées d’illégales. La morale est supérieure à la loi, donc on est dans forcément dans l’illégalité, puisqu’il y avait une légalité à l’époque. Pour aller vite, ils font partie de mon panthéon personnel et biographique. Ce sont des gens qui m’ont aidé à me construire, dont on se demande non pas : « Qu’aurais-je fait dans ces circonstances-là ? » mais : « Eux, qu’auraient-ils fait dans les circonstances d’aujourd’hui ? » C’est cela que j’aimerais bien que les jeunes gens voient aujourd’hui. Manouchian est poète, amoureux et communiste. Il écrit beaucoup et sa dernière lettre à Mélinée est une des plus belles de l’histoire de l’humanité. Il y a donc une identification très forte. Se battre avec les mots, les images, avec les moyens de l’art, c’était ce à quoi il se destinait s’il n’y avait pas eu « cet accident de la vie », comme il l’écrit lui-même. Il aurait continué à écrire et militer. J’ai essayé de montrer la vie de ces gens-là, leur chair, leur sexualité, donc montrer leurs histoires, d’amour, sportives, leurs éclats de rire aussi. Je pensais intéressant de ne pas rester du côté de la traque, de la filature, du froid mais de me placer du côté de leur jeunesse, en fait. L’Occupation, la police allemande : ça empêchait la vie. Manouchian-Abkarian dit à un moment : « On donne la mort mais nous sommes partisans de la vie. » Avec ce soin qu’il mettait à ne pas faire de victimes innocentes. L’histoire de l’hôtel est vraie et m’a été racontée par Henri Karayan. Parce que ces jeunes prostituées ne méritaient pas ça. Ou lorsqu’ils éloignent la vieille dame avant de lancer leur grenade. C’est aussi ce que dit Bocsov à Elek : les plus chevronnés veillaient à ne pas se mettre en danger inutilement. Ils sont héroïsés mais comme des héros mythiques ou des dieux de l’Olympe. Ils sont des héros réels. Il fallait les humaniser, être du côté de leur vie. D’où l’aspect chronique du début du film, ces instants, avec la mère, au restaurant, la vie de cette cour, l’histoire d’amour, les copains… Il n’y a rien qui tienne le film en termes d’action à ce moment-là. Il fallait restituer la statue et la stature. Moi, j’ai besoin d’héroïsation. Je suis d’accord avec Brecht, « Malheur au pays qui a besoin de héros ». Mais je ne crois pas aux pays sans héros. On a besoin d’enthousiasme, de lyrisme. On ne peut pas faire de choses sans émoi. Ça me manque pour agir, de ne pas avoir de héros dont me rapprocher, pour leur exemplarité. En même temps, il fallait le plus de doigté possible pour représenter la réalité complexe, nuancée de tout cela.

Dans les autres points communs auxquels on songe immédiatement entre vous, Robert Guédiguian et Missak Manouchian, il y a l’Arménie…

Robert Guédiguian. C’est une coïncidence. Un point aveugle sur des choses très proches. C’était peut-être trop évident pour que je le voie. Quand j’ai cherché des financements, on me le faisait remarquer tout de suite, comme si c’était naturel, et ça m’inquiétait. J’ai tendance à penser qu’on est meilleur quand on surprend. Il fallait bien que quelqu’un me titille là-dessus. Deux mois avant que nous commencions à travailler avec Serge Le Péron et Gilles Taurand, j’étais allé faire une intervention à une soirée du soixantième anniversaire de la Jeunesse arménienne de France, qui dépendait directement de Manouchian. Henri Karayan et Arsène Tchakarian, les deux survivants de l’Affiche rouge, sont venus me voir. J’étais prêt à envisager un documentaire, un jour. Je me disais que je pouvais prendre une petite caméra et les enregistrer. Et la fiction est arrivée par Serge Le Péron, avec Simon Abkarian qui avait joué dans son film l’Affaire Ben Barka. C’était le moment, donc.

Quelle différence établissez-vous avec vos « contes de l’Estaque » ?

Robert Guédiguian. Je dis « légende » parce que c’est un récit vrai alors que « conte » consistait à tordre le réel dans un sens excessif. Légende… c’est le rapport entre cinéma et histoire, on ne peut que passer par là : un film historique pour légender le réel. Si je faisais un film sur le Moyen Âge, j’irais chercher des documents pour ne pas faire de contresens mais j’aurais un axe exclusif, pas l’ambition de rendre toute la réalité. De toute manière, c’est impossible.

Vous êtes un cinéaste de l’utopie, y compris de sa disparition, avec le Promeneur du Champ-de-Mars. Il fallait passer par là pour y revenir, ici et maintenant ?

Robert Guédiguian. Le Promeneur contenait cet aspect spectaculaire du vieil homme qui meurt mais il posait une question politique. Pourquoi en 1977, cela n’a-t-il pas fonctionné ? Pourquoi en 1981, cela n’a-t-il pas fonctionné ? Pourquoi le socialisme n’est-il pas advenu ? Je posais la question. La réponse, elle, ne peut être que collective. Avec l’Armée du crime, je reviens à ce sixième sens, le sens moral, la capacité d’indignation, de rébellion qui doit être intacte. On ne doit jamais faire confiance aux élites. Il y aura toujours à cultiver cette attitude-là, une leçon de vie, plus morale, du côté des opprimés, que directement politique : « N’écoutez pas ce que les pouvoirs, politique, économique, médiatique, dans les entreprises, vous disent. » C’est un appel à la révolte comme mode de vie. Je ne vous crois pas, je veux aller voir par moi-même et je veux réagir par moi-même et, si c’est injuste, je me battrai contre ça ou ça. C’est le vieux d’À l’attaque ! : « Si on se bat, on n’est pas sûr de gagner. Si l’on ne se bat pas, on s’emmerde. » C’est une manière de vivre : il faut résister, et je ne suis pas loin de dire, comme Malraux, que « résister, c’est résister à la mort ».

Vous concluiez votre texte Trois Jours en Palestine (l’Humanité, le 24 juin 2009) par ces mots : « Je me dis que si nous ne manquons pas de communisme (ce dont je doute), nous manquons fortement de communistes… »

Robert Guédiguian. Le film est un peu l’illustration parfaite de ça. « Ce dont je doute ». Pour reprendre le mot de Badiou sur « l’hypothèse communiste ». On ne peut avancer, on ne peut qu’agir au quotidien mais il est difficile d’être dans une attitude de transformation du monde si, au bout, il n’y a pas une vision, un rêve. Si on ne pense pas qu’un jour le monde appartiendra au monde, on ne peut pas se battre au jour le jour. Si on n’a pas une direction vers où aller, elle qui coordonne chaque acte, sans visée, communiste ou pas d’ailleurs… Par contre, que nous manquions de communistes, c’est évident. Nous manquons de gens sur le terrain toute la journée, c’est évident, des choses de terrain mais aussi à visée internationale. Il nous manque au moins autant de communistes de terrain que de penseurs. C’était la double qualité de ces jeunes gens. Ils avaient une capacité d’indignation réelle plus forte que leurs voisins qui ne s’engageaient pas, mais aussi une formation pour que tout cela ne puisse plus arriver. Ils se sont engagés dans les Brigades internationales contre Franco, mais aussi pour une société, un avenir meilleur. Quand on lit toutes ces lettres, vraiment, ils n’avaient pas peur de mourir. Ils étaient tous persuadés que, quelques heures, quelques jours après leur mort, la paix serait universelle. Leur absence d’angoisse provient de là, non pas qu’ils prévoyaient une victoire mais une victoire définitive. Elle n’est pas advenue ? Pour autant leur combat était juste. Ça ne change rien, ça n’entache en rien la qualité de leur combat, et pour avoir cette puissance-là, il fallait le rêve d’autre chose.

Et le « manque de penseurs » ?

Robert Guédiguian. Je le dis dans le sens où je crois qu’il est nécessaire de reformuler, de remettre en forme, bref de penser le monde dans lequel on vit, différent de celui d’il y a cinquante et même trente ans, de revoir théoriquement l’hypothèse communiste. Il y a toujours un moment où un groupe de personnes représente la synthèse d’une époque. Je dis un groupe parce que je ne sais pas si une seule personne pourrait synthétiser comme il y a un siècle. Badiou, Rancière, Agamben, Zizek… Peut-être que Balibar va se remettre à parler… J’ai toujours pensé qu’il n’y avait pas de pratique sans théorie et vice versa. Nous sommes dans une époque où nous sommes coincés par le calendrier électoral, les alliances à passer ou ne pas passer. Il y a une espèce d’énergie totalement capturée par cela. À quinze ans, je me disais : « C’est con qu’on n’emprisonne plus les communistes, ils n’ont plus le temps de réfléchir. » C’est quoi le rêve communiste aujourd’hui au niveau planétaire ? Je me pose toujours la question des moyens de production. On n’a pas le pouvoir sans la propriété. Que signifie la démocratie, d’un village à l’échelle planétaire ? Déjà, au niveau européen, on en est à trois strates de délégation de pouvoir… J’aurais envie que des gens travaillent de ce côté-là. Et si c’était plus clair, il y aurait plus de militants.

Comment concevez-vous le rôle de l’artiste dans ce contexte ?

Robert Guédiguian. Justement, il est de poser cette question-là. On la lance sous une forme non conceptuelle, on filme la chair des gens, mais on peut poser cette question de manière pertinente et ouverte. Un film est toujours concret. Il ne fournit pas le concept. Ça peut donner du grain à moudre au philosophe. Ça participe du débat. Ça ouvre. C’est à l’intérieur de ce que l’on fait que l’on est efficace. « Si vous voulez savoir si un peintre est communiste, demandez à voir ses oeuvres, ne lui demandez pas sa carte du parti » (Bertolt Brecht). Il y a des cinéastes qui ne travaillent pas sur des sujets politiques et sociaux mais pas moi. Marie-Jo et ses deux amours était tout aussi et pas moins politique que mes autres films, par la manière dont, en 2002, il posait des questions sur les corps, la nudité, des questions fondamentales qui mettent en jeu la vie ensemble. C’est politique, même si le sujet ne l’était pas. Quant au cinéma, quand je dis, pour être excessif, je veux bien garder John Ford et jeter tout le reste, c’est pour souligner combien nous avons besoin de raconteurs d’histoires. Si les auteurs qui travaillent sur la matière intime ne le font pas au travers du film de genre, alors ils sont, nous sommes foutus. Tout cinéaste français qui ne se pose pas la question du public fait du tort au cinéma français. C’est aussi pour ça que j’ai aussi fait du polar, avec Lady Jane, pour parler une langue avec des codes familiers que les gens comprennent. Et à l’intérieur du genre, on peut tout dire, raconter des choses extrêmement personnelles. On le sait depuis la nuit des temps. Quand nous avons commencé l’Armée du crime, même en termes de budget, nous savions que nous ne pourrions le réaliser avec trois millions d’euros. L’action, ça coûte des sous. Et nous avions tout de suite eu cette volonté affichée que pas mal de gens, et beaucoup de jeunes, voient ce film. Nous sommes quand même à une époque où une palme d’or peut faire 60 000 entrées. On arrive à un cinéma à deux vitesses, l’une pour les festivals et l’autre est un cinéma de commerce qui rassemble une succession de sketchs, sans récit, qui s’apparente à la télévision au sens de la variété. Ces deux cinémas s’écartent l’un de l’autre et deviennent de plus en plus mauvais. Et l’un et l’autre.

Et en tant que citoyen engagé ?

Robert Guédiguian. Un des chantiers est la forme parti, à penser de manière théorique et à résoudre dans la pratique. Ce qui est intéressant dans la création du Parti de gauche, c’est qu’il appelait à un rassemblement qu’est le Front de gauche. C’est une expérience intéressante et inédite. Ma philosophie fait que je pense qu’il faut une organisation. Il n’y a pas de spontanéité des masses. Organisation et militants, la question est posée depuis Rosa Luxemburg. Il faut réinventer quelque chose que je ne connais pas, qui s’apparenterait à une liberté relative dans une discipline. Après, on peut réfléchir à ce qui existe : syndicats confédérés, parti du travail brésilien… qui réunissent des gens qui ne sont pas d’accord sur tout entre eux. Le Front de gauche contient des gens très différents, mais pas tant que ça. Je continue à dire qu’il n’y a pas des sensibilités différentes mais des histoires différentes. Communistes, socialistes de Mélenchon, chevènementistes, trotskistes… Franchement, la question de la nature du socialisme en URSS, aujourd’hui… Je suis prêt à balayer cette histoire si cela permet de se mettre d’accord sur ce qu’il y a à faire. Il ne faut pas perdre la mémoire mais être capable d’oublier certaines choses. Bâcher, quoi. Il faut une clairvoyance très forte pour dire « je fais ce sacrifice-là et allons-y ». L’autre chose est que mon rêve absolu est que le PS explose - il fait tout pour, en même temps. Je pense que c’est une illusion de dire que le Parti socialiste est de gauche mais pas qu’il y a des socialistes qui le sont. C’est pourquoi j’ai rêvé que Jean-Luc Mélenchon s’en aille. C’est un premier geste. Mais peu suivi. Un éclatement serait intéressant pour l’afflux possible en quantité et qualité au Front de gauche, qui est affaire de nombre et de puissance aussi. Il faut être dans les luttes, d’accord, mais il faut plus que suivre les gens dans tous les combats, par-ci par-là. Il faut un programme, y compris dans la forme et le discours. Il faut présenter un nouveau monde. Et pour le présenter, il faut le connaître. Si l’on veut que des jeunes gens de quinze, seize, dix-huit ans viennent dans une forme parti, il faut les séduire, leur proposer de la lumière. Il faut faire rêver.

Entretien réalisé par Michel Guilloux

3) Présentation du film

L’Armée du crime, film à travers lequel Robert Guédiguian ressuscite le groupe Manouchian

de Dominique Widemann

Ils sont juifs, polonais, hongrois, roumains, italiens, espagnols, arméniens, communistes, internationalistes et si terriblement jeunes lorsqu’ils meurent pour la France sous les balles nazies le 21 février 1944. Vingt-deux hommes et une femme qui avaient combattu dans la clandestinité d’un groupe de résistants avec, à leur tête, le poète arménien Missak Manouchian.

Avant que les fusils fleurissent, que leur mort transcende leur vie en destin. Mais tels que Robert Guédiguian choisit de les ressusciter dans son Armée du crime, ces héros de légende sont confrontés à la réalité de leur temps plutôt qu’à une métaphysique. En contraste avec les partisans de l’Armée des ombres, de Jean-Pierre Melville, avec ceux dont Roberto Rossellini retrace les secrets exploits dans Rome, ville ouverte, l’esprit de résistance n’est pas ici une donnée préalablement acquise.

C’est à la lumière du quotidien de leur jeunesse populaire, à hauteur d’humanité, que Robert Guédiguien va s’attacher pas à pas à montrer ce qui les grandit. Le début du film manie cette dialectique, qui nous les fait rencontrer visage après visage, accompagnés de l’énoncé d’abord singulier de leurs noms que la mention « Mort pour la France » rassemble en litanie. Ils sont dans le fourgon des heures ultimes, longeant les quais de Paris. Là, ils se désaltèrent pour jamais aux coulées du soleil et à la fraîcheur des arbres, à la simplicité des passants, à toute la poésie soudain si poignante de l’ordinaire.

« hé, Krasu, tu descends ? »

Filant un scénario écrit avec Serge Le Péron et Gilles Taurand, Robert Guediguian va ensuite revenir au creuset des engagements de ces jeunes gens et jeunes filles, le Belleville industrieux où l’on se hèle depuis les fenêtres d’un « hé, Krasu, tu descends ? », où l’on échange à la piscine baisers et bourrades entre deux repas aux plats souvent venus d’ailleurs, ceux que l’on partage dans ces familles dont beaucoup ont déjà fui l’oppression jusqu’au pays des droits de l’homme. Ces immigrés fondent là leur confiance et toute une jeunesse y puise ses élans. « Ici, il ne peut rien nous arriver », se rassurera la mère de Thomas Elek, l’un des vingt-trois, restauratrice qui, de toute la guerre, ne fermera pas son établissement signalé comme « juif ». Courage silencieux qu’incarne Ariane Ascaride en même temps qu’un amour maternel dont la force imposera l’empire sur soi bien au-delà de ce que les circonstances exigeront de vertu. Amour encore, sensuel, profane qui lie à Missak Manouchian (Simon Abkarian) sa compagne Mélinée (Virginie Ledoyen). Amour, toujours pour les frères et soeurs, les parents, les livres, les copains, les « compét’ » sportives, tout cela rejaillit de cette chronique à laquelle le film d’action se juxtaposera avant de la dépasser. Le processus aura été éclairé de ce qui peut construire le désir libertaire d’aventurer sa vie à pas même vingt ans, servi par une distribution brasillante. Non sans que doutes et scrupules n’ombrent les déterminations. Plus encore chez Missak Manouchian, chargé de quelques années supplémentaires, d’une enfance qu’avait massacrée le génocide arménien et la perte des siens qui passent ici en souvenirs photographiques gardés près du coeur. Poète, il s’était juré que sa plume serait son arme suprême de communiste. Si son sens moral l’empêche de refuser le commandement que son parti lui ordonne, il tentera de s’en défendre.

Les violences infligées ou subies

Une scène très bien chorégraphiée nous le montre dans une intégrité qui l’oblige à retourner sur le lieu de son premier attentat, face aux cadavres démantibulés et sanglants des soldats allemands qu’il vient de tuer. Les violences infligées ou subies, représentées sans complaisance, ressortissent elles aussi dans le film à une morale cinématographique dont Robert Guédiguian maîtrise avec vigilance les préceptes. Ainsi également d’une réalité historique dont il poursuit la justesse au profit d’une vérité qui ne sera jamais trahie malgré les distorsions factuelles ou chronologiques qui oeuvrent à l’efficacité de la narration. Tout est vrai de ces résistances à l’abaissement humain, de ces existences d’hommes libres que d’autres enserrèrent dans une traque dont le schéma est implacablement dessiné dans l’Armée du crime. Schéma qui avait de longue date condamné le groupe Manouchian, appliqué par deux cents policiers français des « brigades spéciales » - quatre pour un partisan dans le Paris de l’époque - et on sait que le zèle devait ravir les nazis. Au point que le film les montre peu et fait intervenir la guerre depuis le hors-champ. À tous égards lumineux, l’Armée du crime sait retenir ses effets, de ce titre reprenant sobrement une désignation que les fascistes voulaient infamante pour Manouchian et ses camarades jusqu’à l’apparition finale de l’Affiche à leurs portraits qui les confie à la grande histoire et à nous tous.

http://www.humanite.fr/2009-09-16_C...


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