« L’histoire de Souleymane », c’est l’aventure d’un livreur Uber sans-papier pris au filet de notre système social insensible à la vie des gens. Développant un esclavage et une aliénation modernes.
Transformant les personnes en agents de lui-même. Souleymane est titulaire d’un récépissé de demande de carte de séjour l’empêchant de travailler. Et il doit vivre.
Toute une vie en deux jours précédant son entretien à l’OFPRA (Office français de protection des réfugiés et apatrides). En vue d’une régularisation. Ni la caméra, ni nous-mêmes ne quittons une seconde des yeux le héros. Film social à la Ken Loach ou aux frères Dardenne. Et thriller haletant à la David Fincher. Notre article.
Abou Sangare, l’acteur principal est comme son personnage sans papier. Il travaillait dans un garage de la banlieue d’Amiens. Comme la majeure partie de la distribution, il découvre le cinéma avec ce rôle. Si on écoutait les fachos de tous poils, ce film n’aurait pas dû voir le jour. Abdou Sangaré est sous OQTF. Récompensé au Festival de Cannes par un très mérité prix d’interprétation.
Récipiendaire quelques jours plus tard d’un refus de carte de séjour. Présenté en mai sur la croisette, personne n’aurait pu imaginer l’actualité politique cauchemardesque qui lui succéderait. De la loi immigration donnant des gages au RN jusqu’au déni électoral du Nouveau Front Populaire par Macron ouvrant la voie à un gouvernement Barnier/Retailleau. Sous l’œil complice de Marine Le Pen. Aujourd’hui – courage de la production et plaisir cinématographique – « L’histoire de Souleymane » est un film nécessaire.
Le titre du film est un raccourci. Comme les deux jours de Souleymane – 3 000 minutes sans temps morts pour dire sa vie. À peine un répit pour reprendre son souffle à l’asile de nuit du 115 à Clignancourt. Ça défile à toute allure. Car Souleymane a beaucoup d’histoires. Celle qui l’a conduit à partir de Guinée-Conakry pour emprunter le chemin des migrants. Mali. Algérie. Libye. Italie. France. Et son cortège de souffrances. Celles, amoureuse et familiale, qu’il laisse à Conakry.
L’histoire inventée et répétée ad nauseam pour se sauver face à l’OFPRA. L’histoire des 48 heures chrono d’un sans-papier ubérisés. Plusieurs Odyssées époumonées. Sirènes, échouages, cyclopes et autres monstres. Pénélope ne sera pas retrouvée.
Il y a des grands absents volontaires dans ce film. Le patron d’uber qui emploie celui à qui Souleymane a loué son compte – un escroc parasite aux petits pieds. Les gouvernants qui font les lois et les font exécuter. Les riches ont fait le choix du séparatisme d’avec la société. Invisibles contre invisibles. Responsables d’un étau sans pitié.
Qui aujourd’hui a rencontré non son chef, mais son vrai patron ? Avec qui d’ « en bas » un Premier ministre a-t-il passé plus des quelques secondes du serrage de main ? Les pouvoirs, économiques, politiques et administratifs ont leur porte-parole. On voit dans le film la police. On entend la voix de la correspondante Uber.
On rencontre l’agente de OFPRA admirablement posée par Nina Meurisse. Antipathiques ou sympatriques, complaisants ou solidaires, ils n’ont pas le choix. Ils sont les agents impuissants de leur maître jamais vu. Kafka, ce n’est pas l’absurde, mais le résultat des froids calculs égoïstes.
Dans une ville, Paris et sa banlieue, qui dispose spatialement ceux qui peuvent y vivre. Ceux qui peuvent ou doivent y travailler. Ceux qui doivent y survivre. Ceux qui doivent servir, partir ou y mourir. Et les périphériques. Avec, comme seule musique, le bruit sourd d’une ville. Diurne et nocturne – gris du jour, couleurs saturées de la nuit. La circulation. Le métro. Les parcs. Les sirènes et les alarmes. Les sonneries des portables. Les bars et leurs musiques… Et le bruit de ferraille obsédant que fait un vélo accidenté.
Les 24 heures de la vie de Souleymane filent droit comme une flèche vers son but. Dans une ville où tout s’achète et tout se vend. Sauf l’humanité. Il n’y a pas, à proprement parler, d’autres événements que la trajectoire de Souleymane. Pas besoin d’un accident pour conduire au drame. Seulement l’enchaînement de faits banals. Six étages à monter et on prend le risque de rater le bus. Un bus raté et on dort dans la rue. Un métro de retard et on loupe le rendez-vous escompté vital. Et la schizophrène obligation des multiples identités pour vivre.
Les personnages qui entourent ou que croisent Souleymane sont tous dans la nasse. Réfugiés comme lui ou autochtones parisiens. Souriants, généreux ou crapuleux, ils se débattent avec la vie. Les autres réfugiés, installés dans la routine pesteuse ou nouveaux venus. Le pseudo-ami qui se révèle charognard.
Les clients en recherche de bienveillance ou indifférents. Les restaurateurs offrant un répit ou méprisants. Les flics et leur racisme sadique ordinaire. Les passants regardant ailleurs ou souriant… Le réalisateur nous les montre sans caricature. Sans sensiblerie. Sans cynisme ni bien-pensance. Et c’est cela qui nous appelle encore plus à la révolte qu’à la compassion.
Ici pas de comédiens rodés à l’exercice des rôles dans les cours de théâtre. Les acteurs interprètent leurs personnages en puisant dans leur expérience de vie. Dans la chaleur de leurs langues natales. Les codes de jeu ne sont pas les mêmes. Silences, geste de la main ou de la tête, regards… Tous bouleversants. À chaque scène, on ressent qu’il se passe quelque chose en rapport à l’expérience humaine. Le jeu d’Abou Sangaré a touché juste à Cannes. En lui remettant son prix d’interprétation, Xavier Dolan lui dit : « Ne changez rien. Vous êtes un grand acteur ».
Le premier comédien noir, né sur le continent africain, récompensé par un prix à Cannes lui répond que son rêve, c’est de retourner au garage et de travailler comme mécanicien. Avec des papiers. Ici pas d’artifices. Pas de musique ajoutée pour forcer nos émotions. Pas de lumières creusant les ombres ou les traits. La caméra est à portée de l’homme. Et on la sent parfois à l’épaule. Suivant le protagoniste. C’est qu’il s’agit, en même temps, d’embarquer le spectateur par la force du réel – comme dans une épreuve physique – et lui laisser son libre arbitre.
La fin de la course contre-la-montre de Souleymane est ouverte. Mais si l’habitude des fins s’impose dans les fictions ou dans nos vœux imaginaires, on sait que la vie est moins généreuse. Si on ne s’en mêle pas. C’est pour cette raison que « L’histoire de Souleymane » n’est pas seulement un film sur eux. Les « invisibles ». Mais aussi un film sur nous.
Par Laurent Klajnbaum
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