12 janvier 1934 : Le patronat martiniquais assassine André Aliker

mercredi 12 janvier 2022.
 

Dès 1920, André Aliker, de retour des tranchées de la Grande Guerre, se consacre à l’action politique et fonde avec Jules Monnerot et Bissol le groupe Jean-Jaurès, qui deviendra le Parti communiste. André Aliker est un homme de terrain, engagé dans les luttes aux côtés des dockers ou des ouvriers agricoles. Tandis que le groupe Jean-Jaurès décide de se tourner vers le développement des syndicats, André Aliker accepte la direction du journal Justice. Aliker dénoncera, en véritable journaliste d’investigation, scandales et abus des patrons dont il devient la bête noire. Jusqu’à un scandale fiscal retentissant qui implique Eugène Aubery, le plus grand planteur et usinier de Martinique. La collusion d’Aubéry avec des politiciens, magistrats et hauts fonctionnaires de la colonie est avérée.

André Aliker sera agressé une première fois en novembre 1933. Une deuxième le 1er janvier 1934. La troisième agression signera sa mort. À ce jour, les instigateurs de ce crime sont restés impunis.

C’est sur la plage de Fonds-Bourlet que, le 12 janvier 1934, deux jeunes garçons qui s’amusaient là découvrent le corps d’un homme ligoté. Le procès-verbal des autorités judiciaires établit que la victime de l’assassinat est André Aliker, commerçant à Fort-de-France et gérant du journal Justice. L’émoi de la population martiniquaise est considérable. D’immenses manifestations se déroulent.

André Aliker,meurtre pour mémoire. Film de Guy Deslauriers et Patrick Chamoiseau

Rencontre de L’Humanité avec le réalisateur et le scénariste du film, Guy Deslauriers et Patrick Chamoiseau. De l’importance que le peuple martiniquais se réapproprie son histoire.

L’affaire Aliker est-elle connue aujourd’hui aux Antilles ?

Guy Deslauriers. Oui et non. La justice n’étant pas passée, les zones d’ombre demeurent. Elles émaillent l’enquête de l’époque. Personne jusqu’ici n’en avait entamé une nouvelle. On ne trouve par exemple ni documentaire ni représentation théâtrale sur André Aliker. Peut-être en raison d’une certaine autocensure. Une crainte a sans doute persisté en raison de la place qu’occupent encore les békés, avec la toute-puissance que l’on sait. Ce ne sont plus les grands usiniers de naguère mais ils sont prédominants dans l’import-export ou la distribution et disposent encore de solides relais dans le monde politique. Nous nous en sommes rendu compte en commençant à montrer le film. En amont, nous avons essuyé plusieurs refus de la part de structures semi-privées, ou semi-publiques, qui ont des békés dans leurs conseils d’administration alors que nous voulions accéder à des décors, à des voitures anciennes dont les békés détiennent dans les garages d’importantes collections. Pas une voiture du film ne nous a été prêtée ni même louée par eux. C’était différent dans les collectivités territoriales, où l’on rencontre des personnes de conviction, des gens indépendants. Mais même avec des structures, des entreprises qui ne comptent aucun béké, on nous expliquait qu’il n’était pas possible d’aider le film sans compromettre les futures affaires avec des békés. Cela va bien plus loin que nous ne le soupçonnions. Nous avons sollicité des ministères. Le directeur de cabinet d’un ministre nous a reçus. Des accords de soutien nous ont été promis. Et rien n’a suivi, pas même un courrier. Le téléphone a bien fonctionné entre Paris et la Martinique. Cela confirme les relations entre le pouvoir et des personnalités importantes aux Antilles aux yeux desquelles le film n’était pas le bienvenu.

Il évoque pourtant une histoire ancienne…

Guy Deslauriers. Oui, mais deux choses peuvent gêner. La première est en relation directe avec l’affaire Aliker elle-même. Il faut garder à l’esprit qu’il s’agit d’une plaie toujours ouverte. Il n’y a même pas de présumé coupable. La population antillaise peut avoir des convictions mais la justice ne les a jamais validées. Dénoncer leurs exactions de l’époque, c’est accuser les békés aujourd’hui dans leur ensemble. La caste béké, toujours inquiète soixante-quinze ans après, se solidarise. La deuxième cause de gêne est liée à la première. L’assassinat d’André Aliker s’inscrit dans une histoire plus vaste, avec quatre cents ans d’esclavage et de colonisation qui nient aux individus leur humanité. Refuser que cette histoire soit dite, c’est perpétuer l’histoire coloniale. Les droits élémentaires continuent d’être niés. Les békés continuent de vivre en êtres supérieurs et tirent les ficelles en coulisses. Beaucoup d’Antillais ont découvert récemment avec quelle ampleur.

Peut-on dire d’Aliker qu’il a payé de sa vie le fait d’avoir dénoncé la profitation de l’époque ?

Patrick Chamoiseau. C’est exactement cela (rires) ! C’était bien de la profitation qu’il s’agissait. Pour moi, cette affaire signe la naissance du journalisme. La presse a toujours été très forte aux Antilles. Mais c’était une presse très individualisée. Les mulâtres, qui avaient échappé à la fatalité de l’esclavage, aspiraient à être considérés comme des êtres humains à part entière. Ce que les békés leur refusaient. Pour acquérir un statut social, ils ont beaucoup étudié. On comptait parmi les mulâtres de nombreux lettrés, de nombreux avocats. Ils écrivaient beaucoup. Il y avait, dès avant l’abolition, une presse incroyable. N’importe quel individu pouvait publier son petit journal, lancer des polémiques. Mais c’est Aliker qui introduit la méthode de l’enquête, de l’investigation, de la vérification de l’information à la source. Les békés se sont sentis menacés par cette méthode journalistique. C’est cela qu’ils lui feront payer, davantage que la dénonciation de la profitation, régulièrement mise en accusation dans les discours des communistes.

Qu’est-ce qui meut davantage Aliker, sa déontologie journalistique ou son engagement communiste ?

Patrick Chamoiseau. C’était avant tout un homme obstiné et têtu, quitte à foncer droit dans le mur. Sa résolution n’a jamais faibli d’un iota, malgré les menaces. C’est difficile à restituer. Nous avons d’ailleurs dû réintroduire, dans le film, une forme de tremblement dans ce personnage étonnant qui était, en réalité, beaucoup plus manichéen qu’il ne l’est à l’écran. C’était un fonceur, un type très physique, vigoureux, très entier et énergique. Son action correspondait bien à sa nature. Ce n’était ni un idéologue, ni un théoricien du marxisme, mais quelqu’un qui avait des principes, des valeurs solides. Il a su conjuguer ces valeurs à de rigoureuses méthodes d’investigation journalistique.

La scène de l’assassinat d’Aliker est d’une violence insoutenable. À quoi renvoie ce corps supplicié qui sombre au fond de l’eau ?

Guy Deslauriers. La violence de la mise à mort d’Aliker, tel que nous la montrons, nous permet de dire la violence du système, de la société enfantés par le système esclavagiste. Cette violence commence avec le rapt en Afrique, avec la saisie de ces hommes jetés à fond de cale. Puis elle se transporte dans les colonies, s’installe au coeur du système de plantations, et perdure après l’abolition. Cette violence continue de s’exercer aujourd’hui, sous d’autres formes. Les événements de février et de mars 2009 en Guadeloupe et en Martinique l’ont confirmé une nouvelle fois.

Patrick Chamoiseau. Tout se passe comme si la noyade était l’arme ultime opposée à toutes les émergences de conscience. D’innombrables Africains périrent noyés pendant la traite esclavagiste, jetés à l’eau par les équipages des navires négriers lorsque la traversée se prolongeait faute de vent et que les vivres venaient à manquer. On imagine ces Africains lestés de leurs chaînes et de leurs boulets, s’enfonçant dans les abysses. Nous avons raconté cela dans un autre film, le Passage du milieu. Le fond de l’Atlantique est un vaste et effroyable cimetière, dans lequel sombrent encore les immigrants naufragés. Dans cet imaginaire qui imprègne le film, l’eau, omniprésente, est le signe du tragique et de la mort.

Ce film a-t-il changé votre regard sur les communistes ?

Guy Deslauriers. Mon regard a énormément évolué au cours des recherches pour le film. C’était, jusque-là, un parti de la vie politique en France et en Martinique. Dès que l’on entre dans l’affaire Aliker, des réalités apparaissent. Lorsque, de retour du front de la Grande Guerre, Aliker rejoint la cellule Jean-Jaurès fondée en 1918, qui deviendra le Parti communiste, on a affaire à des gens qui comprennent qu’ils doivent occuper le terrain, y travailler et pas seulement faire passer des idées. Ils veulent que les milliers d’ouvriers corvéables à merci acquièrent des droits, des protections. Les communistes sont les seuls à descendre sur les ports avec les dockers. Ils sont aux côtés des ouvrières, des balayeurs, les poussent à connaître leurs droits, à s’organiser. Ils tiennent des réunions secrètes dans les cours des rues cases-nègres. Ils sont les seuls à affronter gendarmes et békés. Ce que ces hommes et ces femmes ont fait avancer est inestimable. On doit le leur reconnaître. Aujourd’hui le PCM a perdu de sa force mais il faut qu’il garde ce nom à la symbolique tellement puissante. Peut-être faut-il entamer d’autres combats, se donner d’autres missions. Quand on voit avec quelle violence le patronat jette les gens dans la précarité, je crois qu’il veut la même « liberté » que celle dont il bénéficiait dans les années 1930.

Patrick Chamoiseau. Mon regard sur les communistes n’a jamais varié. Même si Césaire a porté le projet, c’est le Parti communiste qui a combattu pour l’égalité des droits et conquis la départementalisation. Lorsque j’ai travaillé sur mon roman Texaco, une femme de ce quartier populaire de Fort-de-France, évoquant l’époque où ils exerçaient une forte influence, m’a dit : « Les communistes sont les seuls êtres humains. » C’est un constat que je partage. Les communistes sont, en Martinique, les acteurs d’une histoire admirable. Ils se sont toujours tenus du côté du peuple, des démunis, des exploités.

Entretien réalisé par Rosa Moussaoui et Dominique Widemann


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