Pétain et la revanche de l’extrême droite antisémite sur la République

mardi 9 novembre 2010.
 

Par Robert Badinter, Sénateur socialiste, avocat, ancien garde des sceaux.

Le 27septembre 1791, sur proposition d’Adrien Du Port, l’Assemblée nationale considérant que tout homme qui, réunissant les conditions nécessaires (pour devenir citoyen actif), prête le serment civique… révoque tout ajournement, toute réserve ou toute exception énumérée dans les précédents décrets relativement aux individus juifs qui prêteront le serment civique. Une heure de débat avait suffi. Tous les juifs français étaient désormais des citoyens comme les autres.

Ce n’était le cas nulle part en Europe. Les juifs de France pouvaient dorénavant être officiers, magistrats, fonctionnaires, accéder à tous emplois, exercer toute profession comme tous les citoyens. C’était le triomphe de l’idéologie sur les préjugés essentiellement religieux à l’époque des non-juifs et aussi sur le sectarisme des juifs intégristes, notamment en Alsace. La sœur du roi, Madame Élisabeth, écrit à une amie le 29 septembre  : « L’Assemblée a mis le comble à toutes ces sottises et ces irréligions en donnant aux juifs le droit d’être admis à tous les emplois. »

À l’égalité des droits, il y aura deux exceptions  : le décret «  infâme  » de 1810, qui renverse la charge de la preuve, s’agissant de prêt consenti par les juifs en Alsace-Lorraine à des chrétiens. Il durera dix ans. Le serment « more judaïco », sur l’Ancien Testament, devant les tribunaux, qui disparaîtra en 1842.

Ce lien profond qui a traversé l’histoire entre la liberté civile et politique et les juifs de France a été rompu quand les ennemis de la République, « la Gueuse », notamment les disciples de Charles Maurras et de l’Action française, ont pris le pouvoir à la faveur de la « divine surprise », le désastre de 1940.

Dès que la République et les parlementaires en grande majorité eurent abdiqué en confiant, à Vichy, tous les pouvoirs au maréchal Pétain, l’heure était venue de la revanche sur la Révolution pour tous les antisémites. Il fallait défaire ce que la Révolution avait fait des juifs de France – des citoyens français à part entière – et les ramener à leur condition sous l’Ancien Régime, celle de sujets difficilement tolérés interdits de tous emplois publics et des professions libérales, voués à mille restrictions et vexations, notamment en Alsace. La « Révolution nationale » entendait détruire l’œuvre de la Grande Révolution.

La preuve qu’il s’agissait là d’une revanche de l’extrême droite antisémite sur la République (et l’affaire Dreyfus), c’est que la législation antisémite de Vichy procède d’initiatives du gouvernement Pétain et non d’injonctions des Allemands, comme on l’a très longtemps déclaré et cru. Que cette législation soit l’expression d’une obsession, « l’antisémite à la française » longtemps refoulée, est révélée par la promptitude de sa mise en œuvre.

Dès juillet 1940, alors que la France était dans la pire situation qu’elle ait connue dans son histoire depuis la guerre de Cent Ans  : vaincue, occupée dans une large partie de son territoire, son armée écrasée, deux millions de prisonniers, huit millions de personnes déplacées à la suite de l’exode, les voies ferrées coupées, les ponts détruits, les services publics défaillants, le ravitaillement faisant défaut, partout le désordre et l’angoisse.

À Vichy, que faisait en priorité Alibert, ancien directeur de cabinet du maréchal Pétain, fidèle inconditionnel de celui-ci, antisémite forcené, sous-secrétaire d’État à l’Intérieur du 16 juin au 12 juillet 1940, puis garde des Sceaux  ? Il se consacrait à préparer un « statut » des juifs.

Charles Pomaret, ministre de l’Intérieur, témoigne  : « Le dimanche 1er juillet, dans l’après-midi, à Clermont-Ferrand, dans son cabinet de la préfecture, Alibert me reçoit en attendant que j’entre chez le Maréchal, qui désire me soumettre un appel en faveur du retour à la terre. Conversation à bâtons rompus. On parle de tout et de rien. Alibert, brusquement, me parle des juifs, de ceux qui sont partis, de ceux qui sont restés. “Avec Font-Réaulx, je leur prépare un texte aux petits oignons.” Le Maréchal entre. Je n’en apprends pas davantage. »

Que ce statut du 3 octobre 1940 n’ait pas été imposé par les autorités allemandes est établi. Dans une note du 24 septembre 1940, le général de La Laurencie, délégué général du gouvernement de Vichy dans les territoires occupés, écrivait  : « J’ai déjà eu l’honneur, par note du 3 septembre 1940, de vous entretenir des projets de réglementation antisémite de l’autorité allemande… En ce qui concerne la zone libre, l’administration allemande a interrogé mes services pour savoir si des mesures de législation antisémite étaient envisagées… Il ne s’agit pas, je tiens à le préciser, d’une demande des autorités allemandes tendant à introduire une telle législation. »

À la Libération, lors des procès de l’épuration, le procureur général dut abandonner le grief d’« intelligence avec l’ennemi » contre Alibert, car il apparut que celui-ci n’avait jamais entretenu de relations avec les autorités d’Occupation.

On sait d’ailleurs que si les Allemands publièrent leur première ordonnance contre les juifs le 27 septembre 1940, c’est pour prendre de vitesse la promulgation du statut des juifs de Vichy, dont ils avaient eu connaissance.

Que le maréchal Pétain ait approuvé le projet de statut des juifs lors de son examen en Conseil des ministres est établi (cf. les carnets de Paul Baudouin, ministre des Affaires étrangères à l’époque à Vichy).

«  Mardi 1er octobre 1940. Long Conseil des ministres de 17 heures à 19 h 45, où, pendant deux heures, est étudié le statut des Israélites. C’est le Maréchal qui se montre le plus sévère. Il insiste en particulier pour que la justice et l’enseignement ne contiennent aucun juif. »

Le document tout récemment acquis par le Centre de documentation juive contemporaine (CDJC) rapporte la preuve matérielle que le maréchal Pétain avait lui-même annoté, plume à la main, le projet de statut pour le durcir encore.

Mais ce projet, expression de « l’antisémitisme à la française », comme le dira Xavier Vallat avec fierté, ne prend tout son sens que si on l’inscrit dans la vague législative xénophobe de l’été 1940.

L’antisémitisme des années trente va au-delà, en effet, de l’antisémitisme séculaire en France qui était nourri essentiellement par la haine religieuse contre les juifs, « peuple déicide », entretenue par l’Église catholique.

L’antisémitisme des années trente est indissociable de la formidable vague de xénophobie, liée à la forte immigration des années d’entre les deux guerres et à la crise économique, laquelle fait paraître notamment les artisans ouvriers et boutiquiers juifs comme des concurrents insupportables aux travailleurs et commerçants français, cassant les prix et travaillant pour des salaires dérisoires (cf. Marrus et Paxton, Vichy et les juifs, pp. 35 à 76).

Rien de plus significatif à cet égard qu’un texte de Jean Giraudoux publié en 1939 dans Pleins Pouvoirs  : « Sont entrés chez nous, par une infiltration dont j’ai essayé en vain de trouver le secret, des centaines de mille d’Ashkénazes, échappés des ghettos polonais ou roumains, dont ils rejettent les règles spirituelles mais non le particularisme, entraînés depuis des siècles à travailler dans les pires conditions, qui éliminent nos compatriotes, tout en détruisant leurs usages professionnels et leurs traditions, de tous les métiers du petit artisanat  : confection, chaussure, fourrure, maroquinerie et, entassés par dizaines dans des chambres, échappent à toute investigation du recensement, du fisc et du travail. Tous ces immigrés, habitués à vivre en marge de l’État et à en éluder les lois, habitués à esquiver toutes les charges de la tyrannie, n’ont aucune peine à esquiver celles de la liberté  : ils apportent, là où ils passent, l’à peu près, l’action clandestine, la concussion, la corruption, et sont des menaces constantes à l’esprit de précision, de bonne foi, de perfection qui était celui de l’artisanat français. Horde qui s’arrange pour être déchue de ses droits nationaux et braver ainsi toutes les expulsions, et que sa constitution physique précaire et anormale amène par milliers dans nos hôpitaux qu’elle encombre. »

Xavier Vallat, dans une préface de 1941, écrit  : « A l’heure actuelle, la France métropolitaine compte 350 000 juifs. Là-dessus, 180 000 nous sont venus de l’Europe centrale et orientale trop récemment pour avoir eu du temps d’être naturalisés. Sur les 170 000 restants, la moitié seulement sont citoyens français par hérédité, les autres ont été naturalisés de fraîche date. Ainsi, plus que dans d’autres pays, le problème juif se pose-t-il chez nous comme un problème d’étrangers. »

En vérité, pour une grande partie de l’opinion publique, en 1939, il y avait trop d’étrangers en France – et trop de juifs étrangers –, trop de naturalisés français – et particulièrement de juifs naturalisés –, et en définitive trop de juifs, considérés comme une « race inassimilable ».

Cf. Jean Giraudoux : « Le pays ne sera sauvé que provisoirement par les seules frontières armées  ; il ne peut l’être définitivement que par la race française, et nous sommes pleinement d’accord avec Hitler pour proclamer qu’une politique n’atteint sa forme supérieure que si elle est raciale. »

Rappelons que Jean Giraudoux, républicain modéré, fut nommé quelques mois plus tard par Daladier comme commissaire à l’information, face à Goebbels…

D’où le lien indissoluble entre la législation xénophobe de l’été 1940 et la législation antisémite. À travers les tout premiers textes contre les étrangers, c’est aussi les juifs qu’on vise.

- Loi du 17 juillet 1940, interdiction aux enfants français nés de parents étrangers d’entrer dans la fonction publique.

- Loi du 16 août 1940 instituant l’Ordre national des médecins et réservant aux seuls citoyens nés de père français l’accès aux professions médicales.

- Loi du 10 septembre 1940 réglementant de la même manière l’accès au barreau, à la grande satisfaction des avocats.

- Loi du 22 juillet 1940 créant une commission chargée de réviser les naturalisations accordées depuis 1927 et de retirer la nationalité française à tous les « indésirables  » : 15 000 citoyens, dont environ 6 000 juifs, perdirent ainsi la nationalité française.

Plus brutalement encore, le lendemain de la publication du statut, la loi du 4 octobre 1940 décrète  :

Article 1er : « Les ressortissants étrangers de race juive pourront, à dater de la promulgation de la présente loi, être internés dans des camps spéciaux par décision du préfet du département de leur résidence.  »

On sait l’usage que fit le gouvernement de Vichy de ces camps de concentration à la française qui facilitèrent la livraison massive, en 1942, de juifs étrangers aux nazis en vue de leur déportation.

Il faut rappeler, à ce sujet, que cette législation xénophobe trouve son origine dans les textes pris par la IIIe République contre les étrangers dans les années 1930-1940.

Notamment pour lutter contre les immigrés clandestins et le flot de réfugiés politiques, en particulier allemands et autrichiens depuis 1933, selon l’estimation de l’époque, la France aurait reçu environ 55 000 juifs de toute nationalité entre 1933 et 1939 venant principalement d’Allemagne mais aussi de Pologne et des Balkans.

D’où la politique des quotas  : la loi du 10août 1932 permettant de limiter la proportion d’étrangers dans certains secteurs d’activité professionnelle (sous Édouard Herriot), puis les décrets Laval étendant aux ouvriers et artisans le système des contingents. Un grand nombre d’étrangers se virent contraints de travailler illégalement, se plaçant de fait dans une situation irrégulière que les lois prises à l’époque permettaient de réprimer pénalement comme de procéder à leur expulsion sommaire. Après le répit du Front populaire, en 1938, le gouvernement Daladier prit des mesures de police draconiennes, notamment par les décrets-lois de 1938, qualifiés de « super-scélérats » par leur rigueur.

Le 12 novembre 1938, le geste de Grynszpan modifia dans un sens très restrictif la loi du 10 août 1927 sur les naturalisations et permit de retirer la nationalité française à ceux qui étaient déjà naturalisés, au cas où ils seraient jugés « indignes du titre de citoyen français ». À l’époque, Joseph Barthélemy, doyen de la faculté de droit de Paris, futur garde des Sceaux de Pétain, défendit « cette machine à fabriquer des apatrides ».

La mise en œuvre de ces décrets-lois par la police, avec une particulière rigueur, prépara ses agents à la tâche qui allait leur être confiée dans les années de l’Occupation contre les juifs, notamment étrangers.

Restait à traiter le sort des juifs français d’Afrique du Nord. Le lendemain du statut des juifs, le 4 octobre 1940, un décret abolit la loi Crémieux et transforma les juifs français d’Algérie en « indigènes ».

On connaît la suite…

Discours prononcé le 4 octobre à l’hôtel de ville de Paris, à l’occasion de la commémoration du 70e anniversaire du statut des juifs.


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message