Mai 68 a-t-il changé le travail ? (par Xavier de la Vega)

jeudi 3 mai 2018.
 

L’insurrection ouvrière de mai et juin 1968 a mis au jour une profonde crise du travail, qui s’est prolongée au cours des années suivantes. Les entreprises n’ont pu reprendre l’initiative qu’en relayant partiellement les revendications du mouvement de mai.

On tend à l’oublier  : mai 1968 n’aurait pas été la conflagration que l’on sait si la contestation ne s’était propagée dans le monde du travail, entraînant rapidement dans la grève générale des fleurons industriels aussi symboliques que l’usine Renault de Boulogne-Billancourt ou les sites sochaliens de Peugeot. Occupations d’usines, séquestrations de dirigeants, interruption des services publics de transport et de courrier, grèves à l’ORTF (Office de radiodiffusion-télévision française)  : pendant trois semaines, du 20 mai à la mi-juin, le pays entier est bloqué. Hommes et femmes, jeunes et moins jeunes, français et immigrés, OS (ouvriers spécialisés) et OQ (ouvriers qualifiés), des cadres aussi, toutes les catégories de la population active française sont représentées parmi les grévistes.

Curieusement, ceux qui depuis une trentaine d’années disent vouloir «  en finir avec mai 1968  », depuis les «  nouveaux philosophes  » (1) jusqu’à Nicolas Sarkozy, font peu mention de ces 6 millions de salariés qui, appartenant de plein droit à la France qui se levait tôt, n’en rejoignirent pas moins l’insurrection soixante-huitarde. Ils s’appuient de fait sur une idée répandue selon laquelle il y aurait eu deux mai 1968  : «  D’un côté, les étudiants qui auraient contesté la société et, de l’autre, les salariés qui se seraient cantonnés dans un mouvement, certes puissant, mais strictement revendicatif. Ces deux mouvements, et les deux mondes qu’ils représentent, n’auraient fait en somme que se juxtaposer (2).  »

Étudiants, ouvriers, même combat ?

Une fois cette césure effectuée, la critique se porte alors sur un mouvement étudiant perçu comme essentiellement générationnel, composé de quelques dizaines de milliers d’«  enfants gâtés  », emmenés par des groupuscules libertaires et gauchistes. On souligne généralement que les contacts furent rares entre les étudiants et les ouvriers. Le service d’ordre de la CGT, qui se méfiait des gauchistes comme de la peste, veillait à empêcher les étudiants d’entrer en relation avec les grévistes. La grande manifestation de Renault-Flins, où affluèrent les délégations de militants gauchistes et où périt le lycéen Gilles Tautin, n’est cependant pas le seul cas de jonction entre étudiants et salariés. Nicolas Hatzfeld évoque notamment ces ouvriers de Boulogne-Billancourt ou de Sochaux qui partent «  humer l’air du Quartier latin  » et s’inspirent au retour des formes de mobilisation étudiantes. «  L’air soixante-huitard pénètre les usines et la solidarité de génération, entre jeunes ouvriers et étudiants y est pour beaucoup (3).  »

On peut ensuite repérer plusieurs lignes de correspondance entre les préoccupations étudiantes et celles qui s’expriment dans les usines occupées. Les insurrections du Quartier latin et les débrayages ouvriers manifestent en premier lieu une contestation des formes d’autorité qui imprègnent les institutions de la société française (4), du mandarinat universitaire au néobonapartisme gaulliste, du paternalisme antisyndical des patrons d’industrie à la figure plus quotidienne du petit chef. Alors que les étudiants érigent des barricades et rendent coup pour coup aux violences policières, les ouvriers prennent possession des usines - geste fort rare jusque-là (5) - et séquestrent leurs dirigeants.

Dans le livre qu’il publie dès 1968 sur le mouvement de mai, le sociologue Alain Touraine repère par ailleurs «  l’apparition au cœur de la société d’une contestation neuve du pouvoir  » (6), visant la technocratie étatique et gestionnaire. L’appel à l’autogestion exprimé par certains gauchistes trouve ainsi un écho dans des luttes qui ont émergé tout au long des années 1960, dans le monde industriel. Portées par des travailleurs qualifiés ou des cadres, appuyées par la CFDT, elles ont en ligne de mire la participation des salariés à la conception du système de production et à la définition des finalités de l’entreprise. C’est la «  nouvelle classe ouvrière  » annoncée par le sociologue Serge Mallet (7).

La postérité d’une crise

Dernier aspect, la dénonciation de l’aliénation et de la déshumanisation qui se fait jour dans les discours gauchistes trouve aisément un écho dans les expériences ouvrières. Au cours des années 1960, la rationalisation de l’organisation productive s’est intensifiée, ce qui n’a fait qu’accroître la déqualification du travail, celui en particulier des OS, une catégorie très mobilisée au cours des événements de mai et dans les années suivantes. Étant donné ce registre de contestation - antiautoritarisme, revendication démocratique et rejet de la déqualification du travail -, les grévistes ne pouvaient se satisfaire des accords de Grenelle qui ne prévoyaient qu’une augmentation des salaires, même si celle-ci était considérable (progression en moyenne de 10 % et de 33 % pour le smic). Cela explique pourquoi la reprise, et pas seulement pour l’héroïne anonyme des usines Wonder (encadré p. 8), s’est révélée douloureuse. Cela permet aussi de comprendre pourquoi le mouvement de mai, en mettant ces revendications à l’ordre du jour, a ouvert une profonde «  crise du travail  » qui s’est étalée tout au long des années 1970.

Comme le rapportent Luc Boltanski et Ève Chiapello (8), dans l’après-1968, les entreprises se heurtent à une forte conflictualité sociale, sous la forme d’un nombre accru de jours de grèves très souvent marquées par des violences en tout genre (de l’agression verbale à la séquestration de dirigeants). Elles font également face à une véritable fuite devant le travail, caractérisée par une montée de l’absentéisme et du turn-over, mais aussi par le développement de formes de marginalité au sein de la jeunesse. Pour ceux-là, le refus du salariat est justifié au nom de la préservation de la liberté et de l’autonomie. Elles rencontrent enfin, parmi les cadres, des demandes marquées d’autonomie dans le travail, de rejet de la hiérarchie (un comportement plutôt inédit au sein de cette catégorie) et chez les plus radicaux une revendication d’autogestion.

Quelle a été la postérité de ces aspirations  ? Dans Le Nouvel Esprit du capitalisme, L. Boltanski et È. Chiapello ont analysé la manière dont les prises de paroles et les défections (selon les termes d’Albert O. Hirschman) de l’après-1968 se sont traduites, à partir des années 1980, par une profonde transformation du travail - mais pas exactement celles qu’espéraient les insurgés de mai. Dans un premier temps, les pouvoirs publics et les entreprises répondent à la crise du travail dans la logique de Grenelle  : ils abaissent la durée hebdomadaire du travail, sécurisent les contrats de travail, renforcent les droits des femmes. Ces avancées échouent cependant à atténuer une conflictualité sociale qui pèse fort lourd dans les comptes (l’économiste Olivier Pastré en estime le coût à 4 % du PIB  !). À partir de la fin des années 1970, une partie du patronat admet qu’il ne pourra restaurer l’adhésion des salariés sans accéder au moins en partie aux aspirations des salariés. À cette période, plusieurs études recommandent d’enrichir les tâches, de promouvoir l’autonomie au travail et d’instituer des formes d’encadrement non autoritaires. La littérature managériale adopte un nouveau credo  : les petits chefs d’hier doivent céder la place à des chefs d’équipe attentifs à la réalisation de soi de leurs subordonnés, le management doit même favoriser la prise de parole de salariés impliqués dans la réussite de l’entreprise.

Une victoire ambigüe

Si la vogue du «  management participatif  » n’a pas prospéré, il suffit de consulter n’importe quel ouvrage récent de sociologie du travail pour observer à quel point l’autonomie est devenue une norme dans une grande partie des entreprises contemporaines, et ce dans tous les sens du terme. De l’ouvrier à l’ingénieur, de l’hôtesse d’accueil au chef de projet, le travail a été redéfini dans le sens de marges d’actions accrues pour les salariés. D’une revendication, l’autonomie au travail est cependant devenue une injonction  : à chaque salarié de prendre sur lui pour atteindre les objectifs de l’entreprise, de se faire l’entrepreneur de sa trajectoire professionnelle. Les petits chefs ne sont plus là pour veiller au grain, et pour cause  : devenus autonomes et responsables, les salariés ont internalisé la contrainte organisationnelle, y laissant parfois leur santé (9). Faut-il pour autant inculper les insurgés de 68 pour cette «  victoire  » pour le moins ambiguë  ? Les récriminations contre les élites culturelles issues des barricades sont devenues, on le sait, un sport national, et pas seulement de la part des ennemis congénitaux du mouvement de mai ou de maoïstes repentis. Il convient cependant de déplacer la réflexion vers les caractéristiques du capitalisme contemporain. Pour certains, celui-ci tire sa vitalité de sa capacité à organiser à son profit la «  production subjective  » des travailleurs autonomes (10). D’autres insistent sur le caractère inédit des dominations contemporaines, dont le moindre des paradoxes n’est pas d’avoir transformé en contraintes les valeurs du projet moderne d’émancipation (11). Réalisation de soi, autonomie, participation  : le mouvement de mai avait donné une belle urgence à ces aspirations. Elles sont sans doute à redéfinir.

NOTES

(1) «  Avec dix ans de retard, nous entrons pour de bon dans l’après-mai  », se réjouissait Bernard Henry-Lévy en 1976. Voir François Cusset, «  Les “nouveaux philosophes” ou la fin des intellectuels  », in Philippe Artières et Michelle Zancarini-Fournel, 68, une histoire collective (1962-1981), La Découverte, 2008.

(2) Voir Nicolas Hatzfeld, «  Les ouvriers de l’automobile  : des vitrines sociales à la condition des OS, le changement des regards  », in Geneviève Dreyfus-Armand et al., Les Années 68. Le temps de la contestation, Complexe/CNRS, 2000.

(3) Nicolas Hatzfeld, ibid.

(4) Voir Patrick Rotman, Mai 1968 raconté à ceux qui ne l’ont pas vécu, Seuil, 2008.

(5) Xavier Vigna, «  Insubordination et politisation ouvrières  : les occupations d’usines  », in Philippe Artières et Michelle Zancarini-Fournel, op. cit.

(6) Alain Touraine, Le Communisme utopique. Le mouvement de mai, Seuil, 1968.

(7) Voir Serge Mallet, La Nouvelle Classe ouvrière, Seuil, 1963.

(8) Voir Luc Boltanski et Ève Chiapello, Le Nouvel Esprit du capitalisme, Gallimard, 1999.

(9) Nicole Aubert et Vincent de Gaulejac, Le Coût de l’excellence, 1991, rééd. Seuil, 2007.

(10) Michael Hardt et Antonio Negri, Empire, Exil, 2000.

(11) Voir Danilo Martuccelli, «  Figures de la domination  », Revue française de sociologie, juillet-septembre 2004.


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