Sur un mot révélateur de Laurence Parisot : « La vie, la santé, l’amour sont précaires, pourquoi le travail échapperait-il à cette loi ? »

jeudi 13 mars 2008.
 

Jean-Michel Muglioni examine la question rhétorique lancée naguère par Laurence Parisot : la vie la santé, l’amour sont précaires, pourquoi le travail échapperait-il à cette loi ? (1) Il s’agit en réalité d’une maxime. Elle dit l’abolition de la loi, qui réduit la précarité, au profit d’une prétendue "nature" pour le plus grand bénéfice de quelques-uns. Elle révèle aussi, à travers une étrange vision de la santé, de l’amour et du travail qui érige l’échec en loi, une sombre conception du monde humain où la fonction politique n’a pas pour fin l’émancipation, mais la normalisation et la génuflexion devant le seul dieu qui compte désormais : l’argent.

Le plus difficile dans cette affaire est de comprendre pourquoi de tels propos peuvent être tenus sans faire de vagues.

La remise en cause du droit du travail est devenue possible parce qu’elle ne suscite plus la réprobation de l’opinion. Pour que la loi puisse s’opposer au règne de l’argent, il faut en effet que les hommes soient intimement convaincus que l’argent est un faux dieu, c’est-à-dire désirent des biens d’un autre ordre, infiniment supérieurs.

Partons d’un exemple on dirait fait exprès pour montrer à quel point l’opinion est devenue prisonnière de l’idéologie de l’argent roi et du même coup insensible à la honte. Laurence Parisot, qui préside le patronat français, a lancé cette formule : « La vie, la santé, l’amour sont précaires, pourquoi le travail échapperait-il à cette loi ? ». Mesurons l’indigence de cette pensée, cherchons pourquoi l’expression publique d’un tel mépris des hommes n’a entraîné aucune manifestation d’envergure.

Naturalisme patronal

D’abord, le travail et la santé sont-ils précaires ? La santé n’est pas précaire s’il y a une sécurité sociale qui permet aux plus démunis de se faire soigner. Et en effet la « précarité » qui tient au fait que l’homme, comme tout être vivant, peut tomber malade, est combattue par la médecine : la loi « naturelle » de la précarité de la santé n’interdit pas d’appeler le médecin. Rien n’interdit de mettre en œuvre une politique qui remédie à la précarité du travail, dans l’hypothèse où la précarité du travail serait analogue à celle de la santé, donc naturelle, comme le soutient Laurence Parisot. Certes, ces admirables artifices ne nous rendent pas immortels. Mais qu’une société ne soit jamais assez bien organisée pour que toute précarité disparaisse, cela ne veut pas dire que la société est par essence le lieu naturel de la précarité. Autant dire que la médecine est cause des maladies. Dans ces conditions il faudrait refuser de s’associer. On ne s’inscrit pas à un club de pétanque dont l’organisation rend précaire la possibilité de jouer aux boules : si elles ne font qu’entériner la précarité de la vie, les règles de la vie sociale n’obligent plus personne.

Pourquoi proférer pareille absurdité ? Pour nous faire croire qu’il est naturel que le travail soit précaire. L’homme est par nature un chômeur potentiel, de même que par nature il est mortel. La vie des hommes, même celle qui est rendue possible par le travail, est par sa nature précaire comme la vie en général dans le règne animal et végétal. L’homme de Laurence Parisot est un vivant qui non seulement ne peut comme les autres échapper à la loi naturelle et universelle des vivants, mais qui par dessus le marché doit ériger cette loi en principe social. Car cette prétendue loi de la précarité n’est pas d’abord une loi promulguée par les hommes, mais une loi naturelle. Il est vrai que si Laurence Parisot était conséquente, il lui faudrait avouer, comme pour la santé, qu’il est possible d’inventer un artifice qui corrige la nature. Mais le patronat veut que la loi civile épouse cette loi naturelle, ce qui revient à abolir tout droit : l’état de droit, en effet, n’a rien de naturel au sens où la maladie est naturelle.

C’est la précarité du travail qui est une maladie !

Du reste, le travail lui-même n’est pas naturel comme la maladie. Les hommes se sont mis au travail pour se donner un milieu humain qui les protège contre toute forme de précarité naturelle et rende possible une vie non pas animale ou végétale mais humaine : ils se sont donné une économie, c’est-à-dire un système de production qui les libère de la nécessité et leur permette de se consacrer à des activités d’un autre ordre que le travail proprement dit. Le travail n’est donc pas précaire par essence, mais par essence il est destiné à mettre fin à la précarité et c’est en cela que réside sa valeur - et pas en ce qu’il est salarié et permet de gagner de l’argent. Nouveau contresens donc. Il est vrai que si le travail n’est pas du tout précaire en lui-même ou en raison de sa nature et de la nature des choses, il ne peut le devenir que dans une société malade. La précarité du travail n’est pas analogue à la santé mais à la maladie. Elle n’est pas normale mais pathologique.

La proposition : « le travail est précaire comme la santé » est donc un pur non-sens. C’est un très mauvais effet rhétorique destiné à nous persuader qu’il est dans la nature des choses de renvoyer un salarié quand on le désire. On sait qu’aujourd’hui le salarié français est mis au chômage parce qu’on trouve ailleurs des salariés qui coûtent moins cher, politique délibérée contre laquelle personne n’a su se défendre et qui consiste à utiliser la mondialisation pour revenir sur ce que quelques siècles de lutte sociale et politique avaient conquis.

L’amour est-il précaire ? Eriger l’échec en loi

Passons à la précarité de l’amour. « Le travail est précaire comme l’amour » cette proposition révèle cette fois une conception de l’amour, du divorce, et du travail qui déshonore celui qui la partage. Si elle veut dire qu’aujourd’hui la plupart des couples divorcent, et que par conséquent il faut admettre que salariés et patrons divorcent de temps en temps les uns des autres, cette comparaison au goût douteux revient encore à ériger l’échec en norme naturelle puis civile, et elle laisse en plus entrevoir une conception étrange du rapport entre le salarié et celui qui le paie : car l’échec d’un mariage et celui d’un contrat de travail ne sont pas du même ordre, à moins qu’il faille aller travailler par amour de son patron. Mais nul n’est tenu d’aimer Laurence Parisot, d’autant qu’elle a une conception étrange du divorce, puisqu’elle demande aussi que le patron puisse renvoyer sans raison un salarié comme le stipulait pour les plus jeunes le Contrat de Première Embauche (CPE) : ainsi le droit islamique stipule qu’il suffit au mari de dire trois fois devant témoin : « je te répudie », pour que sa femme soit renvoyée. Mais le pire est de faire passer la présente valse des divorces pour liée à la nature de l’amour. La philosophie platonicienne de l’amour a dominé l’occident depuis plus de deux mille ans (et pas seulement sous la Renaissance florentine). Que donne-t-elle à penser ? Que l’amour est amour de l’éternité. Qu’il est ce par quoi l’homme n’est pas un animal et aspire à un ordre de choses qui échappent à la précarité. Un certain degré d’inculture permet de dire n’importe quoi.

Le primat de l’économie est idéologique

Mais si l’opinion réprouvait de tels propos et les tenait non pas seulement pour faux mais pour honteux, personne n’oserait les soutenir en public. Nous sommes revenus à une époque où personne n’est plus déshonoré par rien : car seul compte l’argent. Or qu’est-ce qui fait l’opinion ? Il n’y a plus de pouvoir spirituel. L’école a pris le parti de s’ouvrir sur le monde et se soumet à ses exigences, au lieu de remplir son rôle de formation des esprits. Sa vraie fonction n’est pas de socialiser les hommes mais de les mettre en garde contre la société qu’ils devront subir ou changer. Elle n’a pas à inculquer des valeurs mais à montrer la vanité des faux dieux par lesquels les pouvoirs dominent les hommes. Ainsi apprendre l’arithmétique dans une véritable école, c’est déjà apprendre à distinguer le vrai du faux et par là éveiller en soi l’exigence critique. Je soutiens donc que si l’argent l’a emporté comme s’il avait une force propre, la place lui était laissée libre par l’Eglise et l’école et même la recherche scientifique. La victoire du temporel sur le spirituel tient à la faillite des clercs. L’obsession du développement économique ou de la croissance provient d’abord de thèses philosophiques. Le mépris de l’instruction élémentaire aussi bien et pour la même raison : il faut apprendre le dernier cri en matière de science parce qu’il est le plus utile pour l’industrie. Et donc instruire, s’en tenir à l’élémentaire et avancer par ordre ou pratiquer une science pour comprendre et non en vue d’une utilité, cela est vain. De même une certaine critique littéraire et le scientisme ont eu raison des humanités. « La langue est fasciste », ce slogan n’a pas été inventé par un chef d’entreprise ou par un homme de télévision, mais par un professeur de lettres de haut vol. Voilà pourquoi il est permis de dire que le mal n’est pas venu du dehors mais du dedans. Voilà pourquoi le pouvoir de l’argent repose non pas sur une défaite de la pensée, vaincue par plus fort qu’elle, mais sur la renonciation de la pensée à ses propres exigences. Le règne de la nécessité n’a pas empêché l’esprit d’apparaître ; les peintures des grottes de Lascaux en apportent le témoignage. L’abondance et la puissance économique y parviennent : s’il était vrai que notre prospérité nous endort, faudrait-il militer contre les progrès techniques et industriels ? Le primat de l’économie sur tous les autres aspects de la vie humaine caractérise plus les sociétés riches que les sociétés pauvres, ce qui suffit à prouver qu’il a pour principe l’opinion et non la nécessité.

Honneur ou cupidité, il faut choisir

L’économie ne produit l’idéologie qui en justifie l’hégémonie que si premièrement la passion de l’argent a assuré dans les cœurs et dans les esprits sa domination sur les autres intérêts. Ainsi en France les cérémonies de distribution des prix des lycées sont depuis longtemps tombées dans le discrédit ; afficher dans un établissement scolaire un tableau d’honneur ferait aujourd’hui pleurer de rire. Mais l’amour du savoir n’étant plus soutenu par le sentiment de l’honneur, il ne trouve d’autre mobile auxiliaire que l’appât du gain. Ainsi 1968, sous couleur de révolution morale et intellectuelle, a fortement contribué au règne de l’argent, l’argent seul mobile, la convoitise - non pas seulement avant la justice et la vérité, mais avant l’amour et l’honneur. De là la disparition de la honte. Je me souviens du jour où mes enfants, âgés d’un peu plus de dix ans, m’ont raconté qu’on trichait au collège dans les exercices notés : ils ont éclaté de rire lorsque je leur ai dit que s’ils étaient punis nous doublerions la sanction. Il sera bientôt impossible d’organiser un concours que la fraude ne dénature pas. La concurrence comme principe, c’est cela, et ce qu’on appelle le sport en est un bel exemple, idéologique de part en part. On ne cesse donc de déshonorer l’humanité par des propos (je ne dis rien des actes), qui ne choquent plus personne, comme s’il allait de soi qu’elle est composée de truands qui cherchent à l’emporter les uns sur les autres : rien en effet n’est plus précaire que la vie dans le milieu. Des millions de téléspectateurs sont ravis de se voir considérés comme les membres d’une espèce régie par cette loi naturelle de la précarité dans les jeux même qu’on leur propose, qui sont l’imitation de la guerre sociale. Or le jeu, si c’est un jeu, n’a pas pour but d’éliminer les faibles. De même travailler, c’est coopérer avec les autres et non chercher à les détruire. On voit les ravages d’un darwinisme de pacotille qui fait du panier de crabes le modèle de la vie et de la société. Mais on sait que les êtres vivants ne vivent pas naturellement dans une nasse.

La valeur et la fin du travail

D’un tel état d’esprit il résulte nécessairement, comme de la nature du triangle ses propriétés, que l’idée du travail bien fait ne mobilise plus guère. Exercer un métier, ce n’est plus remplir une fonction mais chercher à gagner de l’argent. Or remplir une fonction est noble : qu’il n’y ait pas de sot métier, nul ne sait plus ce que cela veut dire. L’honneur du service social n’est plus éprouvé. Le mépris du service public culmine dans l’idéologie selon laquelle seul un établissement privé, c’est-à-dire à but lucratif, peut fonctionner sainement. L’argent seul garantirait donc l’honnêteté ? Il n’y a là que contradictions. Mais ce n’est pas une simple question de logique du discours. J’ai entendu la très honnête femme d’un médecin soutenir que les professions libérales avait pour but l’enrichissement personnel, oubliant que son mari ne comptait pas son temps au service des malades, et que la santé publique, au vrai sens du terme, était son premier mobile, sa passion prédominante, quoiqu’il exerçât dans une entreprise privée au sens juridique du terme. Les hommes en viennent à tenir des discours qui vont contre leur pratique, jusqu’au jour où la théorie transforme cette pratique et son sens. Il n’y aura bientôt plus de médecins dans les campagnes ; il n’y aura bientôt plus du tout de médecins, mais des techniciens au service des laboratoires pharmaceutiques et des industriels fabriquant de machines pour les hôpitaux. Car ces industries n’ont pas pour objectif la santé des malades mais celle de leurs actionnaires.

Or mal parler des hommes et de leurs passions n’est pas simplement une erreur théorique : ils ne manqueront pas de se conformer à l’image d’eux-mêmes qui leur est imposée partout. A force de leur dire qu’ils ne sont mus que par l’appât du gain, à force de les mener seulement par la carotte et le bâton, on en fait des ânes insensibles en effet à tout autre mobile. Soutenir partout que l’homme n’a d’autre intérêt que l’argent finit par persuader que l’argent est le seul dieu. Une fois les mobiles que sont l’amour ou l’honneur ignorés et dénaturés, qu’on ne s’étonne pas si les hommes travaillent sans enthousiasme lors même qu’on leur offre de l’argent ; ou plutôt parce qu’on ne leur offre que de l’argent. Les premiers capitalistes, selon Max Weber, espéraient le ciel. Qu’on ne s’étonne pas si certains préfèrent parfois travailler à mi-temps avec un petit salaire plutôt que de consacrer leur vie au travail avec de gros salaires. Un professeur qui avait pris trop jeune sa retraite parce qu’il voulait fuir le désordre de l’institution s’est entendu dire par un homme de cabinet qu’il avait eu tort, parce qu’il ne pourrait pas profiter de la réforme des heures supplémentaires qui lui aurait permis d’arrondir ses fins de mois. Or un professeur a-t-il choisi d’enseigner la vérité à ses élèves pour s’enrichir ? L’auteur de ces lignes, qui sait quel mépris pour sa fonction a présidé au calcul de son salaire, aurait-il mieux compris et enseigné Platon s’il avait été mieux payé ? Croire que c’est là la question est rigoureusement insensé. Les infirmières remplissent-elles encore leur fonction parce qu’elles sont payées ? Trop bel exemple encore, puisqu’on peut déterminer le nombre d’heures de travail gratuit qu’elles ont passées à l’hôpital. [ Haut de la page ]

Le salaire a-t-il cours dans un monde de brigands ?

Mais qu’est-ce en vérité que le salaire ? Il ne paie pas et il n’a pas à payer le travail ; il doit donner au travailleur de quoi vivre humainement en dehors de son travail. Il n’a pas pour signification première d’être une carotte mais de permettre de bien vivre, de mener une existence affranchie de la nécessité. Un travail en effet ne rapporte rien à celui qui l’accomplit, mais profite aux autres hommes, comme la médecine au malade ou la production industrielle aux consommateurs et non aux producteurs. Travailler, c’est d’abord travailler pour autrui et non pour soi, et telle est la raison pour laquelle tout travail mérite salaire comme on dit. A supposer, il est vrai, qu’on soit dans une société où l’on produit pour consommer et non où l’on pousse à consommer pour faire marcher une machine industrielle dont la finalité est l’argent.

Que donc l’espoir d’une augmentation de salaire puisse servir de mobile auxiliaire aux meilleurs d’entre les hommes, c’est vrai. Mais si tel est le mobile principal, alors nous n’aurons plus d’infirmières ni d’instituteurs. Nous n’aurons plus de professeurs d’université ni de chercheurs. Le temps est déjà passé où chaque famille de la classe dirigeante tenait à ce que l’un des siens devienne professeur de droit, de médecine ou de littérature. Nous n’aurons donc plus d’artistes mais seulement des stars vues à la télévision. Bref, nous aurons un monde de brigands obsédés par le souci de l’emporter les uns sur les autres. S’il était vrai que l’argent est le mobile principal des hommes, le vol serait en effet justifié. Il serait même l’essence de la vie sociale. On ne s’étonnera pas qu’il ait fini, comme la triche, par ne plus être réprouvé. Il ne passe pas pour honteux mais pour onéreux. A quoi bon me donner de la peine, en effet, si je peux m’enrichir autrement ? Et donc pour gagner plus, travaillons moins ! Le droit du travail est décidément devenu inutile.


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