Le pouvoir et le corps social (Foucault)

mardi 10 mars 2009.
 

Michel Foucault (1925-1984) est un philosophe marquant de la seconde partie du XXe siècle. Son travail présente une cohérence profonde fondée sur l’étude des articulations multiples entre la constitution du savoir, les relations de pouvoir et les processus de subjectivation, aux différentes époques historiques.

En s’appuyant principalement sur le texte de Surveiller et punir, on présente ici un problème qui semble traverser toute l’oeuvre de Foucault, problème capital pour les sciences économiques et sociales et qui pourtant ne paraît pas être mis en valeur par ses commentateurs : comment la société prend-elle corps ?

Pour y répondre, il est nécessaire de se doter d’une conception du pouvoir qui ne le réduit ni à une idéologie ni à une violence : le pouvoir est avant tout créateur.

Matthieu Merlin, professeur de SES au lycée de Carvin (62).

1. Les chiffres entre crochets renvoient à la bibliographie en fin d’article.

Comme nous le verrons, Michel Foucault entretient un rapport constant avec les grands sociologues et économistes classiques. L’écart entre Smith et Ricardo au niveau de l’analyse de la valeur économique est appréhendé de façon originale dans Les Mots et les Choses [1]1 ; nous soulignerons que Marx comme Durkheim sont amendés dans Surveiller et punir [2] ; en outre, les références à Weber sont constantes dans les Dits et écrits [3], notamment à propos du thème de la domination. Mais Foucault est aussi connu pour son activisme. Il fut, en 1971, l’un des principaux fondateurs du GIP (Groupe d’information prison), dont l’objectif était de recueillir les expériences des prisonniers, de leur donner la parole pour qu’ils expriment leurs revendications en faisant part de leurs conditions de détention.

Pour ma part, c’est par cet aspect que j’ai découvert Foucault lorsque j’étais étudiant en sciences économiques, époque à laquelle j’ai adhéré au Génepi (Groupement étudiant national d’enseignement aux personnes incarcérées) dont la mission est aujourd’hui encore de favoriser le retour des détenus à la vie sociale, de soulager mais aussi de dénoncer leurs conditions de détention2. Un camarade en droit nous vantait lors de notre formation, avant d’intervenir pour la première fois en maison d’arrêt, les mérites de l’oeuvre de cet auteur : « boîte à outils contre le pouvoir ». Je dois bien avouer que cette problématique du pouvoir était étrangère au cursus universitaire que je suivais. J’étais enthousiaste.

Quelques semaines plus tard, en attendant un détenu au parloir, un surveillant me dit que lui aussi avait lu Surveiller et punir [2], ouvrage qui lui avait été conseillé au cours de sa formation. Quel était donc ce livre étrange qui circulait aussi bien entre les différents niveaux du corps social ?

L’influence de Foucault se fait donc sentir au niveau de l’analyse des domaines que sa pensée et sa pratique ont investi. Ainsi, Philippe Combessie met en évidence le renouvellement des problématiques de la Sociologie de la prison [4], à partir de la publication de Surveiller et punir [2] : alors que « les premières investigations sociologiques portant sur les prisons les envisageaient comme des espaces clos, des sociétés autonomes », une nouvelle orientation apparaît, « la prison est moins le centre des recherches que l’occasion et l’objet d’une analyse de la société qui la sécrète, l’organise, la tolère » (p. 4). On comprend déjà que les objets approchés par Foucault sont pour lui des points d’entrée pour une réflexion plus globale. En effet, au-delà de son engagement politique, Foucault se présente comme un philosophe important de la seconde partie du XXe siècle. Aussi, il semble possible de déceler dans son oeuvre, qui insiste sur l’analyse des discours comme élément de savoir et de pouvoir, un problème fondamental pour les sciences économiques et sociales : comment la société prend-elle corps ? Question qui refor- mule à la fois le problème de l’intégration sociale et celui de l’articulation entre les niveaux micro et macroéconomique.

Le problème de la constitution du « corps social » est central dans Surveiller et punir [2]3. Le projet de ce livre est en effet de proposer une « économie politique des corps » (p. 33). Il dévoile et étudie une « technologie politique du corps » (p. 34) qui est réelle mais qui a été, selon Foucault, trop longtemps négligée par l’histoire des sciences et techniques : « Il peut y avoir un “savoir” du corps qui n’est pas exactement la science de son fonctionnement, et une maîtrise de ses forces qui est plus que la capacité de les vaincre ». Cette « technologie », « on ne saurait la localiser ni dans un type défini d’institution, ni dans un appareil étatique. Ceux-ci ont recours à elle ; ils utilisent, valorisent ou imposent certains de ses procédés ; mais elle-même dans ses mécanismes et ses effets se situe à un niveau tout autre. Il s’agit en quelque sorte d’une microphysique du pouvoir que les appareils et les institutions mettent en jeu » (p. 34-35). L’étude du pouvoir se fait donc au niveau des rapports entre les corps des individus et les institutions.

Aussi, approcher cette « microphysique du pouvoir », c’est remettre en cause un certain nombre de préjugés concernant la notion de pouvoir. Car la notion de pouvoir présente un obstacle épistémologique au sens de Gaston Bachelard, un penseur qui a influencé Foucault lors de sa formation. Selon l’épistémologie constructiviste de Bachelard : « Quand il se présente à la culture scientifique, l’esprit n’est jamais jeune ; il est même très vieux, car il a l’âge de ses préjugés ; accéder à la science c’est spirituellement rajeunir, c’est accepter une mutation brusque qui doit contredire un passé » [5, p. 16]. Quels sont les préjugés qui affectent la notion de pouvoir ?

Afin de comprendre comment se constitue concrètement le « corps social » selon Foucault, il faut éviter un certain nombre d’écueils, notamment le fait que le pouvoir n’est pas une chose mais une relation, une « action sur des actions », une « conduite des conduites ». De plus, il faudra retenir qu’il s’exerce avant de se posséder, qu’il n’est pas essentiellement répressif mais créateur, de même qu’il peut être renversé car il s’appuie sur les dominés. Ainsi, le concept de pouvoir doit être manipulé avec prudence : il s’agit avec Foucault d’expulser quelques mythes, notamment la toute-puissance de l’État, celle du capital, ou encore celle de l’alliance des deux. Mais, avant, il faut rendre compte des mises au point établies par Foucault vis-à-vis de Durkheim et de Marx.

L’évolution des mentalités ne suffit pas à expliquer les transformations du pouvoir

Surveiller et punir [2] observe un grand changement concernant l’exercice du pouvoir de juger et de punir, au terme de la période de « l’âge classique », allant de la renaissance à la fin du XVIIIe siècle. On observe, à première vue, une atténuation des peines, une « nouvelle relation entre le corps et le châtiment » (p. 17), un effacement du spectacle que constituaient les supplices de l’Ancien Régime. Les réformateurs du début de la période moderne condamnent les tortures et les sensations insupportables qui accompagnaient les mises à mort. La loi ne sera plus appliquée à un corps avec cette « barbarie » rejetée par l’humanisme, mais le jugement portera dorénavant sur un « sujet juridique » (p. 20). On essaiera d’atténuer les souffrances inutiles, de rendre les châtiments plus « humains ». Selon Foucault, il est sans doute utile, pour comprendre ce changement, de tracer l’histoire des formes institutionnelles dont l’évolution parait bien corrélée aux grandes transformations socio-économiques, telles que l’approfondissement des marchés et de la division du travail. Mais il avertit : « À n’étudier comme l’a fait Durkheim que les formes sociales générales, on risque de poser comme principe de l’adoucissement punitif des processus d’individualisation qui sont plutôt un des effets des nouvelles tactiques de pouvoir et parmi elles des nouveaux mécanismes pénaux » (p. 31). Il vise ici la thèse durkheimienne de la transition du droit répressif associé à la solidarité mécanique au droit basé sur les règles restitutives et lié à la solidarité organique que l’on trouve résumée en conclusion de la Division du travail social [6], au moment du classement des règles morales : « Nous les avons réparties en deux genres : les règles à sanctions répressives, soit diffuse, soit organisée, et les règles à sanction restitutive. Nous avons vu que les premières expriment les conditions de cette solidarité sui generis qui dérive des ressemblances et à laquelle nous avons donné le nom de mécanique ; les secondes, celles de la solidarité négative et de la solidarité organique. Nous pouvons donc dire d’une manière générale que la caractéristique des règles morales est qu’elles énoncent les conditions fondamentales de la solidarité sociale. Le droit et la morale, c’est l’ensemble des liens qui nous attachent les uns aux autres et à la société, qui font de la masse des individus un agrégat et un tout cohérent » (p. 393-394).

Or, Foucault ne croit pas en cette capacité des valeurs à assurer la formation et la cohérence du « corps social ». Il présente lui aussi des évolutions dans Surveiller et punir [2], mais l’individualisation n’est pas le moteur d’une transformation du droit.

Au contraire, ce sont les changements qui affectent « l’économie du pouvoir » qui forment un individu différent, qui l’assujettissent, qui agissent sur les corps des individus. Ce n’est pas un « changement de sensibilité » lié à l’humanisme des Lumières qui inspire les réformateurs de la fin du XVIIIe et du début du XIXe pour « adoucir » les peines et les châtiments. Foucault présente une tout autre hypothèse (p. 78) : « Dans l’abandon de la liturgie des supplices, quel rôle eurent les sentiments d’humanité pour les condamnés ? Il y eut en tout cas du côté du pouvoir une peur politique devant l’effet de ces rituels ambigus. »

Car les mises à mort et les tortures spectaculaires de l’Ancien Régime étaient l’occasion de désordres relatés longuement par Foucault. Le peuple appelé à assister à la démonstration du pouvoir du roi pouvait tout aussi bien retourner sa violence contre lui (p. 73-78).

Avec le XIXe, la punition est sans doute devenue moins « sévère » mais elle s’est généralisée. Surtout les modalités de l’exercice du pouvoir se sont transformées, dans un « effort pour ajuster les mécanismes de pouvoir qui encadrent l’existence des individus », pour une meilleure maîtrise de « cette multiplicité de corps et de forces que constitue une population  », vers « un quadrillage pénal plus serré du corps social » (p. 93). Pour Foucault, il est sans doute légitime de tenter de comprendre les changements dans le pouvoir de punir à partir de l’évolution des idées morales et des structures juridiques, dans une perspective durkheimienne, mais ce qui lui semble plus essentiel, c’est « une histoire des corps », une « certaine économie politique du corps » (p. 33). Le corps et plus profondément ce qui est visé en lui : ses forces, leur utilité et leur docilité, leur répartition et leur soumission. Au fond, l’objectif de cette prise sur le corps est pour Foucault « l’âme secrète des criminels », et, au-delà, l’exercice des techniques sur les corps et sur les âmes (Surveiller et punir [2], p. 39-40). Ce que Foucault nomme encore des « disciplines », définies comme suit dans les Dits et écrits [3] : « Ces blocs où la mise en oeuvre de capacités techniques, le jeu des communications et les relations de pouvoir sont ajustés les uns aux autres constituent ce qu’on peut appeler, en élargissant un peu le sens du mot, des disciplines » (p. 1054, tome 2)4.

Le pouvoir ne se réduit pas à une base économique

Il y a une réelle proximité de Foucault avec Marx : les références au Capital ne manquent pas dans Surveiller et punir [2] pour signaler, par exemple, que la « surveillance devient un opérateur économique » (p. 203), qu’elle est liée à la division du travail, que le pouvoir permet de rendre les corps dociles pour la composition des forces dans l’industrie. De même, il s’appuie sur les commentaires du 18 Brumaire, pour comparer la délinquance à une sorte « d’armée de réserve du pouvoir » (p. 327).

Pourtant, Gilles Deleuze stipule que « c’est comme si, enfin, quelque chose de nouveau surgissait depuis Marx », « une autre théorie, une autre pratique de lutte, une autre organisation stratégique » [7, p. 38]. Notamment, Foucault affirme qu’il ne faut pas accorder de primat aux rapports de production. Il ne s’agit pas, toutefois, de remettre en cause leur importance : à deux reprises, dans Surveiller et punir [2], Foucault reprend à son compte l’idée du lien entre les régimes punitifs et les systèmes de production : l’âge classique associe les supplices à un régime de production où les forces de travail des corps humains n’ont pas l’utilité ni la valeur marchande qui leur seront conférées dans une économie de type industriel associé à un exercice du pouvoir de type disciplinaire (p. 66-67 et p. 32-33).

Cela dit, il faut selon Foucault tenir compte de « mécanismes complexes » (p. 92). La nouvelle « économie politique des corps » qui s’installe à la fin de l’âge classique garantit une composition des forces qui assure tout autant « l’accumulation du capital » que « l’accumulation des hommes ».

Double accumulation que Foucault lit d’ailleurs chez Marx, comme il l’affirme nettement à la page 257 de Surveiller et punir [2] : « De fait, les deux processus, accumulation des hommes et accumulation du capital, ne peuvent pas être séparés ; il n’aurait pas été possible de résoudre le problème de l’accumulation des hommes sans la croissance d’un appareil de production capable à la fois de les entretenir et de les utiliser ; inversement les techniques qui rendent utile la multiplicité cumulative des hommes accélèrent le mouvement d’accumulation du capital » (Foucault renvoie au Capital, livre I, 4e section, chapitre XIII). L’investissement politique du corps est donc lié, selon des relations complexes et réciproques, à son utilisation économique : « C’est, pour une bonne part, comme force de production que le corps est investi de rapports de pouvoir et de domination  ; mais, en retour, sa constitution comme force de travail n’est possible que s’il est pris dans un système d’assujettissement ; le corps ne devient force utile que s’il est à la fois corps productif et corps assujetti » (p. 34). De là aussi l’idée que les disciplines, formes modernes du pouvoir, sont des techniques qui traversent tout le « corps social », de l’école à l’atelier, en passant par la prison, l’hôpital ou l’armée. Comme nous le comprendrons ci-après, Foucault développe l’idée que les disciplines permettent de cumuler les forces humaines, avec un double processus d’objectivation des individus par la constitution d’un savoir positif et d’assujettissement des corps par tout un ensemble de dispositifs techniques.

Ainsi, si le primat de l’économique est refusé, la parenté avec Marx est acceptée, notamment au travers de la reprise de cette belle citation au travers de laquelle Foucault reprend à son compte une analogie entre la division du travail et la tactique militaire tirée du Capital : « De même que la force d’attaque d’un escadron de cavalerie ou la force de résistance d’un régiment diffèrent essentiellement de la force des sommes individuelles… de même la somme des forces mécaniques d’ouvriers isolés diffère de la force mécanique qui se développe dès qu’ils fonctionnent conjointement et simultanément dans une seule opération indivise » (note 2, p. 192 de Surveiller et punir [2])5.

Le pouvoir ne se réduit pas à la violence : il est créateur

Le pouvoir produit du réel avant de réprimer. Par exemple, Foucault souligne dans Surveiller et punir que « l’art de punir, dans le régime du pouvoir disciplinaire, ne vise ni l’expiation ni même exactement la répression » (p. 214), mais il met en oeuvre des opérations qui sont autant d’actions sur des individus que l’on vise à corriger. Le pouvoir c’est un « art du corps humain » (p. 162, consulter aussi la p. 227). Il faut cesser de toujours décrire les effets de pouvoir en termes négatifs : il « exclut », il « réprime », il « refoule », il « censure », il « abstrait », il « masque », il « cache ». En fait, le pouvoir produit du réel, notamment l’individu et la connaissance qu’on peut en prendre. Aussi, Foucault dénonce-t-il dans le second chapitre de la Volonté de savoir [8], « l’hypothèse répressive  » selon laquelle le pudique XIXe siècle victorien aurait été recouvert par l’interdiction de parler du sexe. Il y aurait eu, au contraire, une incitation aux discours sur la sexualité pour mieux l’encadrer6.

Il ne faut pas penser que le pouvoir est défini par la violence, au contraire : le pouvoir « peut accumuler les morts et s’abriter derrière toutes les menaces qu’il peut imaginer. Il n’est pas en lui-même une violence qui saurait parfois se cacher, ou un consentement qui implicitement se reconduirait. Il est un ensemble d’action sur des actions possibles : il opère sur le champ de possibilité où vient s’inscrire le comportement de sujets agissants : il incite, il détourne, il facilite ou rend plus difficile, il élargit ou il limite, il rend plus ou moins probable ; à la limite, il contraint ou empêche absolument mais il est bien toujours une manière d’agir sur un ou des sujets agissants, et ce tant qu’ils agissent ou qu’ils sont susceptibles d’agir. Une action sur des actions » [3, tome 2, p. 1056]. On retrouve l’idée de Foucault selon laquelle la politique c’est la guerre par d’autres moyens : une situation de pouvoir n’est pas une situation de violence, mais ce n’est pas non plus une situation de paix au sens où l’entendent les théories du contrat social. Le pouvoir s’exerce sur des « sujets libres » parce « qu’ils ont devant eux un champ de possibilité où plusieurs conduites, plusieurs réactions et divers modes de comportement peuvent prendre place » (p. 1056). C’est pourquoi le thème de la « bataille » traverse Surveiller et punir [2], jusqu’à son dernier mot (p. 360) : « Dans cette humanité centrale et centralisée, effet et instrument de relations de pouvoir complexes, corps et forces assujettis par des dispositifs d’incarcération multiples, objets pour des discours qui sont eux-mêmes des éléments de cette stratégie, il faut entendre le grondement de la bataille. » Le pouvoir ne s’exerce pas forcément avec violence, il n’est pas fondamentalement violent, mais ce qui semble tenir les individus, ce qui trace les frontières ultimes de la société disciplinaire c’est bien la perspective de la violence, le risque pour chacun de disparaître, si les formes d’assujettissement disciplinaires sont refusées.

Forces contre forces, forces sur forces : il y a assujettissement mais pourtant des marges de manoeuvre sont réelles. Car le pouvoir est basé sur la reconnaissance de l’autre comme sujet agissant. Foucault donne ainsi une cohérence à son oeuvre dans le second tome des Dits et écrits, à la page 1042 : « Ce n’est donc pas le pouvoir mais le sujet qui constitue le thème général de mes recherches. » Il y a donc une pleine reconnaissance du sujet chez Foucault, mais il s’agit d’un sujet qui est une construction complexe et non une forme donnée a priori. Le sujet présente des formes variables qui sont autant de processus de subjectivation. Processus qui sont au coeur des développements contemporains de la sociologie7.

En effet, les analyses de Foucault permettent de prendre en compte les effets concrets des relations de pouvoir sur les corps. L’étude de la formation d’un habitus complexe suppose de prendre acte que l’individu est le produit d’évolutions historiques. Mais il est également nécessaire de prendre en compte les processus d’assujettissement qui s’appliquent sur les corps. C’est par l’analyse des disciplines que Foucault explique une part de l’incorporation du social sous forme de dispositions.

Les « corps dociles » sont modelés, à partir de l’âge classique, par les disciplines. On peut, avec lui, distinguer quatre caractéristiques de l’individualité ainsi conçue par les techniques disciplinaires. Elles sont décrites à partir d’une riche étude documentaire, dans la partie 1 du chapitre 3 de Surveiller et punir [2] :

– l’individualité fabriquée par les disciplines est cellulaire par l’art de la répartition spatiale des corps mise en oeuvre notamment au travers de l’architecture ou des règlements militaires, scolaires médicaux ou encore ceux qui encadrent la production dans les ateliers puis dans les usines ;

– elle est organique par le codage des activités, la normalisation qui s’empare de l’ensemble de ces activités, la mise en place de manoeuvres et d’exercices contrôlés sans cesse ;

– elle est génétique par le cumul des temps qui est permis par le découpage de la durée en segments finalisés, le codage des gestes, le dressage des forces pour en assurer l’habileté et la cohérence, la mise en place progressive d’exercices en séries (apparition d’un « temps social de type sériel », p. 188) ;

– enfin, elle est combinatoire par la composition des forces, planifiée à partir de tableaux d’ensemble qui organisent des articulations fines, jusqu’à « construire une machine » sociale, un « appareil efficace » (p. 192).

L’ensemble est symbolisé pour Foucault par la figure du « panoptique », machine idéale de contrôle des individus conçue par Bentham. Dans la partie 3, du chapitre 3 de Surveiller et punir [2], il consacre encore de longues pages à la description de son principe, « voir sans être vu », donner l’impression d’un contrôle exercé continûment afin que les individus intériorisent les contraintes de la discipline.

La remise en cause de l’individualisme méthodologique et du contrat social8 Foucault complète donc les approches de Durkheim et de Marx. Il ne faut pas s’arrêter aux formes générales des institutions, ni se limiter à une approche accordant le primat aux infrastructures économiques : comprendre la constitution du « corps social » suppose d’analyser concrètement les multiples relations de pouvoir qui composent les forces qui forment une puissance supérieure à une simple sommation. Par là, Foucault remet en cause l’indi- vidualisme méthodologique et les deux figures de la tradition libérale : l’homo oeconomicus et le sujet juridique.

Le sujet est le résultat complexe de relations de pouvoir et non une forme a priori : il ne suffit plus de dire que l’homo oeconomicus est une fiction, c’est une construction, issue de dispositifs techniques disciplinaires élaborés au cours de l’histoire et analysés avec patience tout au long de Surveiller et punir [2] : « Cette si utile pédagogie reconstituera chez le sujet paresseux le goût du travail, le replacera de force dans un système d’intérêts où le labeur sera plus avantageux que la paresse, formera autour de lui une petite société réduite, simplifiée et coercitive où apparaîtra clairement la maxime : qui veut vivre doit travailler. […] Reconstruction de l’homo oeconomicus qui exclut l’usage de peines trop brèves » (p. 144). Foucault note encore que les institutions disciplinaires sont autant de « lieux pour les transformations individuelles qui restitueront à l’État les sujets qu’il avait perdus » (p. 145). Car les relations de pouvoir, dans le cadre des « disciplines », ont aussi produit le sujet juridique.

Cette « fiction » a pris corps (p. 227). Ce qui conduit à une remise en cause des modèles du contrat social. En effet, ce n’est pas tellement le sujet de droit qui se trouve pris dans les intérêts fondamentaux du pacte social : c’est le sujet obéissant, l’individu assujetti à des habitudes, à des règles, à des ordres, à une autorité qui s’exerce continûment autour de lui et sur lui, et qu’il doit laisser fonctionner automatiquement en lui. Les disciplines sont présentées comme un « contre-droit » (p. 259). Le « lien disciplinaire » est opposé strictement au « lien contractuel », notamment, toujours à la page 259 : « On sait par exemple combien de procédés réels infléchissent la fiction juridique du contrat de travail : la discipline d’atelier n’est pas le moins important. »

Ce qui est encore visé par Foucault dans ces critiques c’est une certaine conception de la raison. Il ne s’agit pas de louer une approche irrationaliste mais d’avoir autant de scrupules vis-à-vis de cette notion que pour n’importe qu’elle autre. Ceci d’autant plus que, depuis sa thèse sur l’Histoire de la folie [9], Foucault a montré que la constitution de la raison occidentale avait créé un « extérieur », qui tendait à rejeter en dehors de la norme toute une partie de la société. Foucault fait part encore de son pluralisme, à la fin de son oeuvre, dans le second tome des Dits et écrits [3], « le mot rationalisation est dangereux ; ce qu’il faut faire, c’est analyser des rationalités spécifiques plutôt que d’invoquer sans cesse les progrès de la rationalisation en général » (p. 1044, tome 2).

Étudier l’individu et ses dispositions incorporées passe donc par la prise en compte du pouvoir qui, selon Foucault, a produit « l’âme moderne » dont les figures de l’homo oeconomicus et du sujet juridique sont des composantes essentielles, même si ce ne sont pas les seules. Et cette « âme moderne » a pris une pleine réalité, Surveiller et punir [2] montre comment elle a pris corps (p. 38) : « Il ne faudrait pas dire que l’âme est une illusion ou un effet idéologique. Mais bien qu’elle existe, qu’elle a une réalité, qu’elle est produite en permanence, autour, à la surface, à l’intérieur du corps par le fonctionnement d’un pouvoir qui s’exerce sur ceux qu’on surveille, qu’on dresse et corrige, sur les fous, les enfant, les écoliers, les colonisés, sur ceux qu’on fixe à un appareil de production et qu’on contrôle tout au long de leur existence ».

L’exercice du pouvoir donne corps à la société

Dresser, ordonner, organiser la multiplicité de forces humaines et sociales, telle est la fonction du pouvoir définie par Surveiller et punir [2] (p. 200) : « Il n’enchaîne pas les forces pour les réduire ; il cherche à les lier de manière, tout ensemble, à les multiplier et à les utiliser. » Le pouvoir au travers des disciplines permet de composer un « corps social ». Car les « disciplines, qui analysent l’espace, qui décomposent et recomposent les activités, doivent être aussi comprises comme des appareils pour additionner et capitaliser le temps » (p. 185), elles permettent de transformer la durée en temps linéaire (p. 188).

Il s’agit de majorer la force économique et de diminuer la force de résistance politique (voir notamment la p. 162). Pour comprendre comment tout ceci est possible, Foucault suggère qu’il est nécessaire d’accorder une grande importance aux détails, aux « petits choses » (p. 163-165), car là éclate nettement l’intérêt de la rationalité économique et du calcul de l’infime et de l’infini9. Une « microphysique du pouvoir » qui a toute son importance puisque (p. 163) « ce mode d’investissement politique et détaillé du corps » n’a pas cessé « depuis le XVIIe de gagner des domaines de plus en plus larges, comme si elles tendaient à couvrir le corps social tout entier ».

9. Calcul « mystique », qui relie cette attention aux détails, cette « rationalisation utilitaire du détail », à l’ascétisme et à la théologie de l’éducation chrétienne et spécialement au protestantisme. Surveiller et punir [2, p. 164-165]. I SES plurielles mars 2009 I n° 155 I idées 57 Il faut donc instiller la question du pouvoir au sein du « bloc » que constitue chaque institution. L’analyse du pouvoir doit se faire de façon empirique par l’étude de la question « Comment ça se passe ? », mise à l’honneur par Foucault, notamment dans les Dits et écrits [3] : « Amorcer l’analyse par le “comment” c’est introduire le soupçon que le pouvoir ça n’existe pas ; c’est se demander en tout cas quels contenus assignables on peut viser lorsqu’on fait usage de ce terme majestueux, globalisant et substantificateur, c’est soupçonner qu’on laisse échapper un ensemble de réalités fort complexes » (p. 1051, tome 2). En effet, Foucault conçoit le pouvoir comme une relation (p. 1055, tome 2) : il n’y a de pouvoir qu’exercé les « uns » sur les « autres » ; le pouvoir n’existe qu’en acte, même si, bien entendu, il s’inscrit dans un champ de possibilités épars s’appuyant sur des structures permanentes. Ces structures prennent la forme « d’institutions » qui sont des blocs alliant capacités, communication et relations de pouvoir. L’étude des institutions, ces « disciplines », doit être menée à partir des relations de pouvoir et non l’inverse.

Ainsi les institutions sont autant d’observatoires privilégiés pour saisir les relations de pouvoir. Notamment, « une institution scolaire : son aménagement spatial, le règlement méticuleux qui en régit la vie intérieure, les différentes activités qui y sont organisées, les divers personnages qui y vivent ou s’y rencontrent, avec chacun une fonction, une place, un visage bien défini ; tout cela constitue un « bloc » de capacité-communication- pouvoir. L’activité qui assure l’apprentissage et l’acquisition des aptitudes ou des types de comportement s’y développe à travers tout un ensemble de communications réglées (leçons, questions et réponses, ordres, exhortations, signes codés d’obéissance, marques différentielles de la « valeur » de chacun et de niveaux de savoir) et à travers toute une série de procédés de pouvoir (clôture, surveillance, récompense et punition, hiérarchie pyramidale) » (p. 1053-1054, tome 2).

À la suite des études minutieuses des disciplines établies par Surveiller et punir [2], Foucault développera encore le thème de la « gouvernementalité » lors des cours au collège de France, en posant toujours la question concrète : comment le pouvoir s’est-il exercé au cours des différentes périodes de l’histoire ? À partir de la Volonté de savoir, Foucault désignera notamment l’idée de « biopouvoir » (p. 179) : « L’Occident a connu depuis l’âge classique une très profonde transformation de ces mécanismes de pouvoir. Le “prélèvement” tend à n’en être plus la forme majeure mais une pièce seulement parmi d’autres qui ont des fonctions d’incitation, de renforcement, de contrôle, de surveillance, de majoration et d’organisation des forces qu’il soumet : un pouvoir destiné à produire des forces, à les faire croître et à les ordonner plutôt voué à les barrer, à les faire plier ou à les détruire. Le droit de mort tendra dès lors à se déplacer ou du moins à prendre appui sur les exigences d’un pouvoir qui gère la vie. » Au total, deux modèles de société sont distingués par Foucault, deux façons de composer un « corps social » à partir de relations de pouvoir de nature différente. Il en donne une synthèse à la page 252 de Surveiller et punir [2] :

– d’une part, depuis l’Antiquité jusqu’à l’âge classique, un type de société dans lequel prédominait le spectacle des supplices qui marquaient le pouvoir du souverain sur les corps de ses sujets : « Dans ces rituels où coulait le sang, la société retrouvait vigueur et formait un instant comme un grand corps unique » ;

– d’autre part « notre société [qui] n’est pas celle du spectacle mais de la surveillance. Sous la surface des images, on investit les corps en profondeur ; derrière la grande abstraction de l’échange, se poursuit le dressage minutieux et concret des forces utiles ».

Ces découpages historiques de Foucault sont à manipuler avec prudence, il ne s’agit pas de césure mais plutôt de sédimentation, de strates cumulées dont la présence est encore palpable après la mise en place de nouveaux types. Si les pouvoirs du souverain sont une forme plus ancienne, il ne faut pas croire qu’ils sont totalement inactifs. « L’histoire du présent » (p. 40) entreprise par Foucault doit tenir compte de tous les effets stratifiés du passé. On observe aujourd’hui des mixtes de relations de pouvoirs de types disciplinaires et de relations de pouvoir liées à la souveraineté, de même qu’il faut être à l’écoute des nouveaux pouvoirs qui sont en cours de formation.

On peut évoquer encore Gilles Deleuze, qui esquisse joliment dans les Pourparlers [10] la nécessité d’un programme de recherche nouveau pour l’étude des « sociétés de contrôle » (p. 247) : « Beaucoup de jeunes gens réclament étrangement d’être « motivés », ils redemandent des stages et de la formation permanente ; c’est à eux de découvrir ce à quoi on les fait servir, comme leurs aînés ont décou vert non sans peine la finalité des disciplines ; les anneaux d’un serpent sont encore plus compliqués que les trous d’un taupinière. »

Il ne faut donc pas considérer Foucault comme un évolutionniste, de même que les critiques historiennes ne semblent pas plus fondées pour son travail que pour le travail de typification opéré par Max Weber, lorsqu’il tentait de cerner les caractéristiques de « l’esprit du capitalisme ». Aussi bien, avec Foucault, si les dispositions sont le résultat de relations de pouvoir, elles peuvent aussi devenir le foyer de luttes. On peut distinguer deux versants de la subjectivité : d’un côté, elle est le produit des effets de l’extérieur sous la forme de l’assujettissement  ; mais, de l’autre, les processus de subjectivation rendent possible un espace de liberté et de contestation de l’ordre établi.

Le pouvoir passe par les dominants autant que par les dominés

Le pouvoir suppose toujours une possibilité d’action, de renversement : comme Foucault le note dans les Dits et écrits [3], il y a une « provocation permanente » entre pouvoir et liberté (p. 1057, tome 2). Le pouvoir s’exerce et ne peut se réduire à des interdictions ou à des prélèvements car il traverse les dominés, il passe par eux ; il prend appui sur eux, tout comme eux-mêmes, dans leur lutte contre lui, prennent appui à leur tour sur les prises qu’il exerce sur eux. Les relations de pouvoir produisent donc, selon Surveiller et punir [2], des « rouages complexes » qui ne « sont pas univoques » et dessinent des « foyers d’instabilité dont chacun comporte ses risques de conflit, de luttes et d’inversion au moins transitoire des rapports de forces » (p. 35).

Le pouvoir n’est pas la propriété d’une classe qui l’aurait conquis : il ne s’agit pas du tout de nier l’existence des classes, puisque Foucault dénonce une « justice de classe » (p. 318), en opposant les illégalismes populaires et ceux qui sont le fait de la bourgeoisie. Mais il est aussi difficile de le réduire à une domination totale d’une classe sur l’autre10. Il y a une possibilité de retournement des instruments même du pouvoir notamment lorsqu’il analyse les agitations populaires autour des supplices à l’âge classique, ou encore l’équivoque des « discours d’échafaud » (p. 78-79) pensés à l’origine pour asseoir le pouvoir du souverain mais qui se retournaient souvent contre lui.

De même, Foucault évoque autour de la forme culturelle « de la littérature de crime »(p. 80) deux « investissements de la pratique pénale » (p. 81) : « Si ces récits peuvent être imprimés et mis en circulation, c’est bien qu’on attend d’eux des effets de contrôle idéologique, fables véridiques de la petite histoire. Mais s’ils sont reçus avec tant d’attention, s’ils font partie des lectures de base pour les classes populaires, c’est qu’elles y trouvent non seulement des souvenirs mais des points d’appui. » Soutien pour leur lutte, pour les « illégalismes populaires » que les disciplines visent à canaliser de l’âge classique jusqu’à aujourd’hui. Notamment avec l’objectivation de la catégorie de la « délinquance » qui est permise par la prison. En effet, Foucault relève le « prétendu échec » (p. 316) qui est dénoncé dès l’origine de la création du système carcéral au début du XIXe siècle. Mais il explique que la fonction de la prison n’est pas de permettre la réinsertion des « délinquants ». Il s’agit de les séparer du reste du « corps social », de les distinguer de la masse des « illégalismes populaires » qui entravaient le développement du capitalisme à l’âge classique (voir notamment la p. 323).

Au travers de ces jeux du pouvoir, les nouvelles luttes sociales expriment le refus des abstractions face à la question « Qui sommes-nous ? ». Les luttes, que commentent les Dits et écrits [3] à la page 1046, n’ont pas pour objectif de « s’attaquer à telle ou telle institution de pouvoir, ou groupe, ou classe, ou élite », mais plutôt de s’élever contre « une technique particulière, une forme de pouvoir [qui] s’exerce sur la vie quotidienne immédiate […], une forme de pouvoir qui transforme l’individu en sujet soumis à l’autre par le contrôle et la dépendance et en sujet attaché à sa propre identité par la conscience ou la connaissance de soi ».

Ce sera tout l’enjeu des derniers travaux de Foucault d’indiquer comment un sujet peut se constituer en rapport avec des relations de pouvoir et des savoirs. Avec les deux derniers tomes de l’Histoire de la sexualité [11 et 12]. Foucault systématise sa pensée en articulant les formes de savoir, les relations de savoir et les processus de subjectivation. Comment parvenir à inventer une nouvelle façon de penser, de sentir, de vivre ? Comment un « sujet éthique » peut-il se constituer, en dehors de la forme d’assujettissement disciplinaire ?

Les rapports entre savoir et pouvoir

Foucault s’oppose très clairement à l’idée du désintéressement du savoir avancé notamment par Max Weber avec le thème de la « neutralité axiologique ». En effet, il signale à la page 36 de Surveiller et punir [2] : « Peut-être faut-il renoncer à croire que le pouvoir rend fou et qu’en retour la renonciation au pouvoir est une des conditions auxquelles on peut devenir savant. Il faut plutôt admettre que le pouvoir produit du savoir (et pas simplement en le favorisant parce qu’il le sert ou en l’appliquant parce qu’il est utile) ; que pouvoir et savoir s’impliquent directement l’un l’autre ; qu’il n’y a pas de relation de pouvoir sans constitution corrélative d’un champ de savoir, ni de savoir qui ne suppose et ne constitue en même temps des relations de pouvoir. »

De même, il ne faut pas confondre cette production de savoir par le pouvoir avec une simple idéologie  : le pouvoir constitue un savoir qui est réel. Il ne s’agit pas de tromper le peuple ou de l’intoxiquer avec des informations fallacieuses : il s’agit de produire un savoir positif sur les individus qui permettent de mieux les contrôler et de les encadrer.

Encore une fois, il faut insister avec Foucault : les disciplines forgent une « technique pour constituer effectivement les individus comme éléments corrélatifs d’un pouvoir et d’un savoir. L’individu, c’est sans doute l’atome fictif d’une représentation idéologique de la société ; mais il est aussi une réalité fabriquée par cette technologie spécifique de pouvoir qu’on appelle la discipline » (p. 227). Car la technologie disciplinaire recoupe des processus d’objectivation des corps au travers de toutes sortes de surveillance et d’examens qui fournissent de nombreuses informations (l’ensemble est décrit dans la partie intitulée « Les moyens du bon dressement »).

Aussi les discours créent un « extérieur »11. La prison a permis, selon les analyses de Foucault, de produire la catégorie sociale de la « délinquance », en la détachant de l’ensemble des illégalismes populaires qui posaient encore au XVIIIe siècle des problèmes au développement industriel et commercial qui soulevait l’Europe. Le savoir permet un processus de « normalisation » des individus afin de faire tenir le « corps social » et de doubler l’accumulation du capital par une « accumulation des hommes ». Savoir et pouvoir constituent donc une matrice commune. « L’humanisation » des peines et le développement des sciences humaines sont les corrélats d’une nouvelle façon de produire un « corps social » à l’âge moderne, en formant à partir des disciplines la catégorie de l’individu12.

Cela dit, il faut éviter la méprise qui consiste à présenter des auteurs comme Michel Foucault ou comme Pierre Bourdieu comme des penseurs décourageants : le savoir peut tout aussi bien conforter une technologie de pouvoir au service des dominants qu’un mode de prise de conscience et de libération de l’individu. Notamment par son travail qui remet en cause des préjugés concernant le pouvoir, Foucault lève des obstacles qui bloquent l’investissement politique. Rien n’oblige à ce que l’homo oeconomicus, cette funeste élaboration, n’aboutisse en soi. La mort de l’homme envisagée par Foucault en conclusion des Mots et les Choses [1] correspond seulement à l’effacement d’un type d’individu négatif. Elle laisse place à de nouvelles possibilités de vie, plus douces et plus riantes. //

11. Ceci est encore illustré par le travail de Bernard Lahire selon qui il faut « concevoir le discours comme une violence que nous faisons aux choses, en tout cas comme une pratique que nous leur imposons » (p. 21 de L’Invention de l’« illettrisme » - Rhétorique publique, éthique et stigmate, Paris, La Découverte-Poche, 2005). B. Lahire montre, dans cet ouvrage, comment le problème social de « l’illettrisme » a été construit au cours des années 1980, comment les mots ont fini par esquisser l’espace d’une réalité sociale (voir aussi les pages 289-290 pour la disqualification qui frappe les illettrés). 12. Déjà Foucault montrait, dans son Histoire de la folie à l’âge classique [9], que la forme de l’enquête liée au pouvoir de l’Inquisition avait finalement été reprise par les sciences de la nature, sommes d’enquête précises sur la nature validées par l’expérience. Si ces sciences se sont détachées de cette origine, pour Foucault, les sciences humaines restent intimement rattachées au pouvoir disciplinaire.

BIBLIOGRAPHIE :

[1] FOUCAULT MICHEL, Les Mots et les Choses - Une archéologie des sciences humaines (1966), Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1998.

[2] FOUCAULT MICHEL, Surveiller et punir - Naissance de la prison (1975), Paris, Gallimard, coll. « Tel », 2003.

[3] FOUCAULT MICHEL, Dits et écrits (1994), Paris, Gallimard, coll. « Quarto » 2001, tomes 1 et 2.

[4] COMBESSIE PHILIPPE, Sociologie de la prison, Paris, La Découverte, coll. « Repères », 2001.

[5] BACHELARD GASTON, La Formation de l’esprit scientifique (1938), Paris, Vrin, coll. « Poche », 2004.

[6] DURKHEIM ÉMILE, De la division du travail social (1893), Paris, Puf, coll. « Quadrige », 1998.

[7] DELEUZE GILLES, Foucault (1986), Paris, Minuit, 2004.

[8] FOUCAULT MICHEL, Histoire de la sexualité - Tome 1 : La volonté de savoir (1976), Paris, Gallimard, coll. « Tel », 2000.

[9] FOUCAULT MICHEL, Histoire de la folie à l’âge classique (1961), Paris, Plon, 1972.

[10] DELEUZE GILLES, Pourparlers, Paris, Minuit, 1990.

[11] FOUCAULT MICHEL, Histoire de la sexualité - Tome 2 : L’usage des plaisirs, Paris, Gallimard, 1984.

[12] FOUCAULT MICHEL, Histoire de la sexualité - Tome 3 : Le souci de soi, Paris, Gallimard, 1984.


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