Je déteste moins les armées pour la mort qu’elles sèment que pour l’ignorance et la stupidité qui leur font cortège

dimanche 23 mars 2008.
 

Les Opinions de M. Jérôme Coignard recueillies par Jacques Tournebroche Chapitres 15 (extrait), 16 (intégral), 17 (intégral)

L’ARMEE 1

 » Ce sergent recruteur, que vous entendez d’ici promettre à ces gueux un sou par jour avec le pain et la viande, m’inspire, mon fils, de profondes réflexions sur la guerre et l’armée. J’ai fait tous les métiers, hors celui de soldat qui m’a toujours inspiré du dégoût et de l’effroi, par les caractères de servitude, de fausse gloire et de cruauté qui y sont attachés, et qui se trouvent les plus contraires à mon naturel pacifique, à mon amour sauvage de la liberté et à mon esprit qui, jugeant sainement de la gloire, estime au juste prix celle de la mousqueterie. Je ne parle point de mon penchant invincible à la méditation qui eût été trop excessivement contrarié par l’exercice du sabre et du fusil. Ne voulant point être César, vous concevrez que je ne veuille point être non plus La Tulipe ou Brin-d’Amour. Et je ne vous cache pas, mon fils, que le service militaire me paraît la plus effroyable peste des nations policées...

J’ai observé que le métier le plus naturel à l’homme est celui de soldat ; c’est celui auquel il est porté le plus facilement par ses instincts et par ses goûts qui ne sont pas tous bons. Et, hors quelques rares exceptions, dont je suis, l’homme peut être défini un animal à mousquet. Donnez-lui un bel uniforme avec l’espérance d’aller se battre ; il sera content. Aussi faisons-nous de l’état militaire l’état le plus noble, ce qui est vrai dans un sens, car cet état est le plus ancien, et les premiers humains firent la guerre. L’état militaire a cela aussi d’approprié à la nature humaine, qu’on n’y pense jamais, et il est clair que nous ne sommes pas faits pour penser.

 » La pensée est une maladie particulière à quelques individus et qui ne se propagerait pas sans amener promptement la fin de l’espèce. Les soldats vivent en troupe, et l’homme est un animal sociable. Ils portent des habits bleus et blancs, bleus et rouges, gris et bleus, des rubans, des plumets et des cocardes, qui leur donnent sur les filles l’avantage du coq sur la poule. Ils vont en guerre et à la maraude, et l’homme est naturellement voleur, libidineux, destructeur et sensible à la gloire. C’est l’amour de la gloire qui décide surtout nos Français à prendre les armes. Et il est certain que, dans l’opinion, la gloire militaire est la seule éclatante. Il suffit, pour s’en assurer, de lire les histoires. La Tulipe semblera excusable de n’être pas plus philosophe que Tite-Live.

L’ARMEE 2)

Mon bon maître poursuivit en ces termes :

— Il faut considérer, mon fils, que les hommes, liés les uns aux autres, dans la suite des temps, par une chaîne dont ils ne voient que peu d’anneaux, attachent l’idée de noblesse à des coutumes dont l’origine fut humble et barbare. Leur ignorance sert leur vanité. Ils fondent leur gloire sur des misères antiques, et la noblesse des armes sort tout entière de cette sauvagerie des premiers âges dont la Bible et les poètes ont conservé le souvenir. Et qu’est-ce en réalité que cette gentilhommerie militaire, roidie avec tant d’orgueil au-dessus de nous, sinon les restes dégénérés de ces malheureux chasseurs des bois que le poète Lucrèce a peints de telle manière qu’on doute si ce sont des hommes ou des bêtes ? Il est admirable, Tournebroche, mon fils, que la guerre et la chasse, dont la seule pensée nous devrait accabler de honte et de remords en nous rappelant les misérables nécessités de notre nature et notre méchanceté invétérée, puissent au contraire servir de matière à la superbe des hommes, que les peuples chrétiens continuent d’honorer le métier de boucher et de bourreau quand il est ancien dans les familles, et qu’enfin on mesure chez les peuples polis l’illustration des citoyens sur la quantité de meurtres et de carnages qu’ils portent pour ainsi dire dans leurs veines.

— Monsieur l’abbé, demandai-je à mon bon maître, ne croyez-vous pas que le métier des armes est tenu pour noble à cause des dangers qu’on y court et du courage qu’il y faut déployer ?

— Mon fils, répondit mon bon maître, si vraiment l’état des hommes est noble en proportion du danger qu’on y court, je ne craindrai pas d’affirmer que les paysans et les manouvriers sont les plus nobles hommes de l’État, car ils risquent tous les jours de mourir de fatigue et de faim. Les périls auxquels les soldats et les capitaines s’exposent sont moindres en nombre comme en durée ; ils ne sont que de peu d’heures pour toute une vie et consistent à affronter les balles et les boulets qui tuent moins sûrement que la misère. Il faut que les hommes soient légers et vains, mon fils, pour donner aux actions d’un soldat plus de gloire qu’aux travaux d’un laboureur et pour mettre les ruines de la guerre à plus haut prix que les arts de la paix.

— Monsieur l’abbé, demandai-je encore, n’estimez-vous pas que les soldats sont nécessaires à la sûreté de l’État, et que nous devons les honorer en reconnaissance de leur utilité ?

— Il est vrai, mon fils, que la guerre est une des nécessités de la nature humaine, et qu’on ne peut s’imaginer des peuples qui ne se battent point, c’est-à-dire qui ne soient ni homicides, ni pillards, ni incendiaires. Vous ne concevez pas non plus un prince qui ne serait pas quelque peu usurpateur. On lui en ferait trop de reproche et on l’en mépriserait comme de ne point aimer la gloire. La guerre est donc nécessaire à l’homme ; elle lui est plus naturelle que la paix, qui n’en est que l’intervalle. Aussi voit-on les princes jeter leurs armées les unes contre les autres sur le plus mauvais prétexte, pour la raison la plus futile. Ils invoquent leur honneur qui est d’une excessive délicatesse. Il suffit d’un souffle pour y faire une tache qu’on ne peut laver que dans le sang de dix, vingt, trente, cent mille hommes, selon la population de la principauté. Pour peu qu’on y songe, on ne conçoit pas bien comment l’honneur du prince peut être lavé par le sang de ces malheureux, ou plutôt on conçoit que ce ne sont là que des mots vides de sens ; mais les hommes se font tuer volontiers pour des mots. Ce qui est encore plus admirable, c’est qu’un prince tire beaucoup d’honneur du vol d’une province et que l’attentat qui serait puni de mort chez un hardi particulier devienne louable s’il est consommé avec la plus furieuse cruauté par un souverain à l’aide de ses mercenaires.

Mon bon maître ayant ainsi parlé, tira sa boîte de sa poche et huma quelques grains de tabac qui y restaient.

— Monsieur l’abbé, lui demandai-je, n’est-il point des guerres justes et faites pour une bonne cause ?

— Tournebroche, mon fils, me répondit-il, les peuple polis ont beaucoup outré l’injustice de la guerre, et ils l’ont rendue très inique en même temps que très cruelle. Les premières guerres furent entreprises pour l’établissement des tribus sur des terres fertiles. C’est ainsi que les Israélites conquirent le pays de Chanaan. La faim les poussait. Les progrès de la civilisation ont étendu la guerre à la conquête de colonies et de comptoirs, comme il se voit par l’exemple de l’Espagne, de la Hollande, de l’Angleterre et de la France. Enfin on a vu des rois et des empereurs voler des provinces dont ils n’avaient pas besoin, qu’ils ruinèrent, qu’ils désolèrent sans profit pour eux et sans autre avantage que d’y élever des pyramides et des arcs de triomphe. Et cet abus de la guerre est le plus odieux, en sorte qu’il faut croire ou que les peuples deviennent de plus en plus méchants par le progrès des arts, ou plutôt que la guerre, étant une nécessité de la nature humaine, on la fait encore pour elle-même quand on a perdu toute raison de le faire

 » Cette considération m’afflige profondément, car je suis porté par état et par inclination à l’amour de mes semblables. Et ce qui achève de m’attrister, Tournebroche, mon fils, c’est que je découvre que ma boîte est vide, et le tabac est l’endroit par lequel je sens le plus impatiemment ma pauvreté.

Autant pour détourner sa pensée de cette disgrâce intime que pour m’instruire à son école, je lui demandai si la guerre civile ne lui semblait pas la plus détestable espèce de guerre.

— Elle est, me répondit-il, assez odieuse, mais non point très inepte, car les citoyens, lorsqu’ils en viennent aux mains entre eux, ont plus de chances de savoir pourquoi ils se battent que dans le cas où ils vont en guerre contre des peuples étrangers. Les séditions et querelles intestines naissent généralement de l’extrême misère des peuples. Elles sont l’effet du désespoir, et la seule issue qui reste aux misérables, qui y peuvent trouver une vie meilleure et parfois même une part de souveraineté. Mais il est à remarquer, mon fils, que plus les révoltés sont malheureux et partant excusables, moins ils ont de chances de gagner la partie. Affamés et stupides, armés de leur seule fureur, ils sont incapables de grands desseins et de rues prudentes, en sorte qui le prince les réduit aisément. Il a plus de difficulté à vaincre la rébellion des grands, qui est détestable, n’ayant pas l’excuse de la nécessité.

 » Enfin, mon fils, tant civile qu’étrangère, la guerre est exécrable et d’une malignité que je déteste.

L’ARMÉE (Suite et fin)

— Mon fils, ajouta mon bon maître, je vous ferai paraître tout ensemble, dans l’état de ces pauvres soldats qui vont servir le roi, la honte de l’homme et sa gloire. En effet la guerre nous ramène et nous tire à notre brutalité naturelle ; elle est l’effet d’une férocité que nous avons en commun avec les animaux, je ne dis pas seulement les lions et les coqs, qui y portent une admirable fierté, mais encore les oiselets, tels que les geais et les mésanges dont les mœurs sont très querelleuses, et même les insectes, guêpes et fourmis, qui se battent avec un acharnement dont les Romains eux-mêmes n’ont pas laissé d’exemple. Les causes principales de la guerre sont les mêmes chez l’homme et chez l’animal, qui luttent l’un et l’autre pour prendre ou conserver la proie ou pour défendre le nid ou la tanière, ou pour jouir d’une compagne. Il n’y a en cela aucune différence, et l’enlèvement des Sabines rappelle parfaitement ces combats de cerfs, qui, la nuit, ensanglantent nos forêts. Nous avons réussi seulement à colorer ces raisons basses et naturelles par les idées d’honneur que nous y répandons sans beaucoup d’exactitude. Si nous croyons aujourd’hui nous battre pour des motifs très nobles, cette noblesse est tout entière logée dans le vague de nos sentiments. Moins le but de la guerre est simple, clair, précis, plus la guerre elle-même est odieuse et détestable. Et, s’il est vrai, mon fils, qu’on en soit venu à s’entretuer pour l’honneur, cela est un dérèglement excessif. Nous avons renchéri sur la cruauté des bêtes féroces, qui ne se font point de mal sans raisons sensibles. Et il est vrai de dire que l’homme est plus méchant et plus dénaturé dans ses guerres que les taureaux et que les fourmis dans les leurs. Ce n’est pas tout, et je déteste moins les armées pour la mort qu’elles sèment que pour l’ignorance et la stupidité qui leur font cortège. Il n’est pire ennemi des arts qu’un chef de mercenaires ou de partisans, et d’ordinaire les capitaines ne sont pas mieux formés aux bonnes lettres que leurs soldats. L’habitude d’imposer sa volonté par la force rend un homme de guerre très inhabile à l’éloquence, qui a sa source dans le besoin de persuader. Aussi le militaire affecte-t-il le mépris de la parole et des belles connaissances. Il me souvient d’avoir connu à Séez, du temps que j’étais bibliothécaire de M. l’évêque, un vieux capitaine blanchi sous le harnais et qui passait pour vaillant homme, portant fièrement une large balafre qui lui traversait le visage. C’était un bon paillard qui avait tué beaucoup d’hommes et violé plusieurs nonnains, sans y mettre de méchanceté. Il entendait assez bien son art et était fort exact sur la tenue de son régiment, qui défilait mieux qu’aucun autre. Enfin, un homme de cœur, et brave compagnon quand il s’agissait de vider un pot, comme je le vis bien à l’auberge du Cheval Blanc où maintes fois je lui tins tête. Or, il m’arriva, une nuit, de l’accompagner (car nous étions bons amis) tandis qu’il enseignait à ses hommes la manière de s’orienter par l’aspect des étoiles. Il leur récita d’abord l’ordonnance de M. de Louvois sur cette matière, et comme il la répétait par cœur depuis trente ans, il n’y faisait guère plus de fautes qu’au Pater et à l’Ave. Il dit donc tout d’abord que les soldats commenceront par chercher dans le ciel l’étoile polaire qui est fixe par rapport aux autres étoiles, lesquelles tournent autour d’elle en sens contraire des aiguilles d’une montre. Mais il n’entendait pas clairement ce qu’il disait. Car après avoir récité deux ou trois fois sa phrase d’un ton suffisamment impérieux, il se pencha à mon oreille et me dit :

 » — Sacrebleu ! l’abbé, montrez-moi donc cette garce d’étoile polaire. Si je sais la distinguer dans ce fouillis de lumignons dont le ciel est tout semé, je veux que le grand diable me croque !

 » Je lui enseignai incontinent la manière de la trouver et la lui montrai du doigt.

 » — Oh ! oh ! s’écria-t-il, la pécore est perchée bien haut ! De l’endroit où nous sommes on ne peut la regarder sans se tordre le col.

 » Et, tout aussitôt, il donna l’ordre à ses officiers de faire reculer les soldats de cinquante pas, pour qu’ils pussent voir plus facilement l’étoile polaire.

 » Ce que je vous conte là, mon fils, je l’ai entendu de mes oreilles ; et vous conviendrez que ce porteur d’épée avait une idée bien naïve du système du monde et notamment des parallaxes des étoiles. Pourtant il portait les ordres du roi sur un bel habit brodé et il était plus honoré dans l’État qu’un savant prêtre. C’est cette rudesse que je ne puis souffrir dans l’armée.

Mon bon maître, à ces mots, s’étant arrêté pour souffler, je lui demandai s’il ne pensait pas, en dépit de l’ignorance de ce capitaine, qu’il faut beaucoup d’esprit pour gagner des batailles. Il me répondit en ces termes :

— Tournebroche, mon fils, à considérer la difficulté qu’il y a à rassembler et à conduire des armées, les connaissances qu’il faut dans l’attaque ou la défense d’une place et l’habileté qu’exige un bon ordre de bataille, on reconnaîtra aisément qu’un génie presque surhumain, tel que celui d’un César, est seul capable d’une telle entreprise, et l’on s’étonnera qu’il se soit trouvé des esprits propres à renfermer presque toutes les parties d’un véritable homme de guerre. Un grand capitaine connaît non seulement la figure des pays, mais encore les mœurs, les industries des peuples. Il retient dans sa pensée une infinité de petites circonstances dont il forme ensuite des vues simples et vastes. Les plans qu’il a lentement médités et tracés à l’avance, il peut les changer au milieu de l’action par inspiration soudaine, et il est à la fois très prudent et très audacieux : sa pensée tantôt chemine avec la sourde lenteur de la taupe, tantôt s’élance du vol de l’aigle. Rien n’est plus vrai. Mais considérez, mon fils, que quand deux armées sont en présence, il faut que l’une d’elles soit vaincue, d’où il suit que l’autre sera nécessairement victorieuse, sans que le chef qui la commande ait toutes les parties d’un grand capitaine et sans même qu’il en ait aucune. Il est, je le veux, des chefs habiles ; il en est aussi d’heureux, dont la gloire n’est pas moindre. Comment, dans ces rencontres étonnantes, démêler ce qui est l’effet de l’art et ce qui vient de la fortune ? Mais vous m’écartez de mon sujet. Tournebroche, mon fils, je voulais montrer que la guerre est aujourd’hui la honte de l’homme et qu’elle en fut autrefois l’honneur. Établie sur les empires par nécessité, elle fut la grande éducatrice du genre humain. C’est par elle que les hommes se sont formés à toutes les vertus qui élèvent et soutiennent les cités. C’est par elle qu’ils ont appris la patience, la fermeté, le mépris du danger, la gloire du sacrifice. Le jour où des pâtres ont roulé des quartiers de roc pour en former une enceinte derrière laquelle ils défendirent leurs femmes et leurs bœufs, la première société humaine fut fondée et le progrès des arts assuré. Ce grand bien dont nous jouissons, la patrie, la ville, la chose auguste que les Romains adoraient par-dessus les dieux, l’Urbs, est fille de la guerre.

 » La première cité fut une enceinte fortifiée et c’est dans ce berceau rude et sanglant que furent nourries les lois augustes et les belles industries, les sciences et la sagesse. Et c’est pourquoi le vrai Dieu voulut être nommé le Dieu des armées.

 » Ce que je vous en dis Tournebroche, mon fils, n’est pas pour que vous signiez votre engagement à ce sergent recruteur et soyez pris de l’envie de devenir un héros à raison de soixante coups de verge sur le dos par jour, en moyenne.

 » Aussi bien la guerre n’est-elle plus, dans nos sociétés, qu’un mal héréditaire, un retour lascif à la vie sauvage, une puérilité criminelle. Les princes de ce temps et notamment le feu roi porteront à jamais l’illustre honte d’avoir fait de la guerre le jeu et l’amusement des cours. Il m’est douloureux de penser que nous ne verrons pas la fin de ces carnages concertés.

 » Quant à l’avenir, à l’insondable avenir, souffrez, mon fils, que je le rêve plus conforme à l’esprit de douceur et d’équité qui est en moi. L’avenir est un lieu commode pour y mettre des songes. C’est là, comme en Utopie, que le sage se plaît à bâtir. Je veux croire que les peuples se feront un jour de paisibles vertus. C’est dans la grandeur croissante des armements que je me flatte de découvrir un lointain présage de paix universelle. Les armées augmentent sans cesse en force et en nombre. Les peuples entiers y seront un jour engouffrés. Alors le monstre périra par son trop de nourriture. Il crèvera d’obésité.


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