« L’égalité des chances n’a jamais existé » (interview du philosophe Patrick Savidan)

samedi 1er novembre 2008.
 

Egalité des chances, lutte contre l’exclusion, contre les discriminations... Ces grands principes semblent faire consensus. En apparence seulement. Car la justice sociale ne va plus de soi face à l’offensive de l’individualisme intégral. Entretien avec le philosophe Patrick Savidan, président de l’Observatoire des inégalités, qui propose, dans un livre, de « repenser l’égalité des chances » (Grasset).

Comment critiquer le « modèle social français » et ses grands principes, dont fait partie l’égalité des chances, sans participer à l’offensive actuelle contre la notion de solidarité et de responsabilité sociale ?

Le réformisme est devenu une thématique de droite alors que la question de la réforme a toujours été portée dans le passé par les forces progressistes. Ce n’est pas un bon signe pour la gauche en général. Aujourd’hui, lorsqu’on développe une critique du modèle social français, on risque d’être instrumentalisé par ceux qui veulent la fin de toute forme de protection au motif que cela ne marche pas. La solution consiste à ne pas déserter le champs de la réforme. On ne peut pas incarner une pensée progressiste et rester sur une attitude défensive. Il faut sans cesse redéfinir ce qu’il est important de défendre tout en continuer d’obtenir de nouvelles choses. Le mot réforme ne doit pas être laissé à ceux qui veulent en faire l’instrument de la décomposition des services publics.

L’égalité des chances a-t-elle déjà vraiment existé ?

Elle a existé comme principe. L’égalité des chance nous est apparue comme une manière intéressante d’articuler liberté et égalité. Cela paraissait juste et en même temps efficace sur le plan économique grâce aux vertus incitatrices qu’on lui a prêtée. Les gens allaient se prendre en main et assumer leurs responsabilités. Dans les faits, l’égalité des chances n’a jamais existé. Au sortir de la seconde guerre mondiale jusqu’aux années 90, il y a eu des améliorations sensibles. Mais la situation est en train de se dégrader, en particulier dans le domaine de l’éducation. Dans les années 50, les enfants d’ouvriers étaient davantage représentés dans les classes préparatoires des grandes écoles qu’aujourd’hui. C’est un paradoxe étonnant. Et la tendance s’aggrave : les enfants d’ouvriers représentent 30% des enfants qui rentrent en 6ème, et les enfants de cadres 14%. Au niveau du bac S, les enfants d’ouvriers ne sont plus que 10% alors que les enfants de cadres représentent 40% des effectifs ! Un système d’écrémage généralisé très discriminant sur le plan social s’est mis en oeuvre.

Comment expliquez-vous que, désormais, la France s’éloigne de l’égalité des chances ?

Nous sommes incapables de réformer de manière satisfaisante le système éducatif et de prendre les mesures qu’il faut - coûteuses mais efficaces - pour combattre la pauvreté dans la petite enfance. Nicolas Sarkozy propose de déposer le bilan des zones d’éducation prioritaire alors que c’est un dispositif auquel nous n’avons jamais donné sa chance ! Une ZEP reste moins coûteuse qu’un collège de centre-ville pour des questions de masse salariale. Les professeurs chevronnés, qui ont trente ans de métier, sont dans les collèges de centre-ville, pas dans les ZEP. D’autres mesures auraient - on le sait - un impact très positif : réduire significativement le nombre d’enfants par classe, ou permettre aux jeunes mères de familles mono-parentales de mieux articuler leur vie familiale et professionnelle grâce à un encadrement de qualité pour leurs enfants. Si on veut lutter contre la pauvreté infantile, il faut lutter contre la pauvreté de femmes, en particulier celles qui sont chargées de famille. Nous connaissons aujourd’hui les pistes qu’il faut explorer mais nous sommes engagés dans une direction contraire en réduisant le champs d’intervention de la collectivité et en individualisant les problèmes.

N’y a-t-il pas un risque d’instaurer une « concurrence libre et non faussée » entre individus ?

C’est le propre de ce principe. Il est porteur de ces valeurs d’autonomie auxquelles nous sommes tous attachés. Les gens préfèrent organiser leur vie comme ils le souhaitent. Même si elle était réalisable, ce n’est pas l’égalité des chances qui va rendre la société juste, bien que nous sommes persuadés du contraire. L’égalité des chances peut être celle des gens qu’on jette les uns contre les autres à armes égales. Une telle société de concurrence et de guerre perpétuelle impliquera des stratégies de déclassement des autres au profit de la promotion de soi et des siens. Au terme de cette compétition généralisée, des gens seront dans la misère la plus noire et d’autres dans l’opulence la plus complète. Dirons-nous alors que c’est juste, simplement parce qu’ils ont eu les mêmes armes au départ ? Enlever les obstacles à l’intégration, que ce soient les discriminations ou dans la circulation de l’information, ne suffit pas. Ce n’est pas parce que tout le monde pourra intégrer la société que celle-ci sera juste.

L’égalité des chances se retournerait-elle contre la justice sociale ?

Elle nous fait croire que nous sommes des individus complètement isolés, disposant d’un mérite qui nous est propre, d’un talent qui nous appartient, d’une faculté productive qui est la nôtre. Cela justifie la propriété exclusive de ce que nous produisons. C’est la modernité dans son individualisme le plus dur : je suis propriétaire de mon corps, de ma force de travail donc je suis propriétaire du bien que je produis. Cela n’existe nulle part. Dire cela, c’est s’exposer à être taxé d’idéologue qui invente un être humain généreux, solidaire. Mais ce sont ceux qui défendent l’individualisme possessif qui ont inventé une chose qui ne correspond à rien dans la réalité. L’individu est quelqu’un de situé. Il ’est l’héritier de pratiques et de dispositifs qui ne doivent rien à l’individu en question. Le facteur déterminant dans la production de richesse est le capital social : les techniques, les savoirs accumulés, les infrastructures... C’est l’organisation de l’économie et de la société qui fait que, me situant dans ce contexte, je suis capable de produire quelque chose. Ce n’est donc pas le produit de ma seule activité. Quand je prélève l’impôt, je ne prends pas des ressources à quelqu’un, je transmets à la société ce qui lui appartient. Nous devons avoir un système qui donne à chacun les moyens de se réaliser et de s’orienter, mais il faut aussi penser le statut de celui qui ne réussit pas dans cette concurrence généralisée.

Quelles sont les conséquences de cette individualisation dans les dispositifs de lutte contre l’exclusion ?

Nos dispositifs d’insertion sont extrêmement exigeants envers les personnes les plus vulnérables. On demande aux personnes de construire des projets professionnels, de se projeter dans l’avenir, de prendre des risques économiques en renonçant parfois à un contexte d’assistance ou de protection. Nous sommes dans une société qui privilégie le risque des spéculateurs et des grands chefs d’entreprises. Mais regardons l’impact psychologique : quel risque prend un spéculateur, dont le destin est sécurisé par un golden parachute, à côté de celui pris par une femme, chargée de famille, qui décide de suivre une formation tout en s’occupant de ses enfants, qui doit effectuer des démarches administratives, trouver un logement... Le risque qu’elle affronte est beaucoup plus terrible. L’individualisation va chercher l’individu dans son intimité, elle le questionne dans sa volonté de s’insérer, elle le soupçonne d’organiser son inactivité, elle l’accuse d’être assisté parce qu’il est vulnérable. Ces mécanismes de stigmatisations sont extrêmement courants et en progression. Comme si la solidarité s’était transmutée en quelque chose de scandaleux qui serait l’assistanat.

D’un côté, un chômeur a des comptes à rendre sur sa volonté de ne plus être assisté, pendant qu’en haut de l’échelle on ne s’interroge pas sur l’utilité sociale de tel investissement financier...

On organise l’hyper-protection des individus les plus hauts dans l’échelle des statuts. Par ailleurs, on démantèle les statuts de protection - déjà très insatisfaisants - de ceux qui sont les plus vulnérables. Ce n’est pas l’indice d’une société qui s’oriente dans une bonne direction. L’entreprise de disqualification de la fiscalité est l’instrument de cette orientation. La part que prend l’individu dans la production de richesses est sur-évaluée comparé au rôle joué par la société.

Comment expliquez-vous l’incapacité actuelle de la gauche à repenser l’individu et son rapport à la collectivité, à réinventer un mode de répartition juste et efficace ?

C’est d’autant plus dommageable que cette capacité a historiquement existé. Un courant du républicanisme social s’est construit sur l’idée qu’il fallait en finir avec l’opposition stérile entre individualisme et collectif, la solution n’étant ni du côté du tout Etat, ni dans le tout individuel mais quelque part entre les deux. La gauche a quelquefois été en pointe sur la question de l’individualisme : les premières mesures des années Mitterrand sur la libéralisation - au sens politique du terme - des ondes et de la télévision. Puis plus tard sur le Pacs. Le problème pour la gauche est désormais d’articuler un libéralisme politique - qu’elle aurait raison de revendiquer comme une fierté - et la nécessité de le penser dans une société qui assume complètement ses fonctions de solidarité. La gauche est prisonnière d’une représentation de la solidarité indexée sur l’action de l’Etat. Quand celui-ci s’est retrouvé fragilisé sur le plan financier, on a cru que la solution passait par une diminution de la solidarité. Au contraire, c’est sur le logement, la santé, l’éducation et le bien-être qu’il faut investir de manière massive et généralisée en redéfinissant de nouvelles formes de services publics, face à un monolithisme de l’Etat qui peut constituer un blocage.

Est-il envisageable de concevoir l’égalité des chance au niveau international ?

La réponse pour l’instant, c’est l’immigration choisie façon Nicolas Sarkozy : les quotas. C’est l’inverse d’une politique de justice sociale. Elle consiste à assumer, assez cruellement, que seuls les meilleurs ont le droit de s’en sortir. C’est le développement choisi de certains individus qui sont déjà les plus favorisés dans leur pays, et non ceux qui sont dans la misère la plus profonde. Pour que l’égalité des chances fonctionne au niveau international, il faudrait là encore que le contexte et les règles du commerce soient justes. Introduire plus de droits, plus de protection sociale, plus de régulation serait un premier élément. Ensuite nous devons nous interroger sur la pertinence de notre modèle de développement qui n’est pas satisfaisant du point de vue de l’environnement. Mais je ne vois pas encore le type d’organisation politique susceptible de servir de cadre pour qu’une telle option puisse être débattue, précisée et confrontée à la réalité.

Cela ne vous rend-il pas pessimiste ?

La prise de conscience progresse sur le caractère inacceptable des inégalités, ne serait-ce qu’au regard de la santé quand on sait, par exemple, qu’au Sierra-Leone l’espérance de vie est de 40 ans. Les problèmes sont tellement énormes que cela simplifie notre tâche. La situation est immorale. Mais il faut se méfier du cadre qui est en train de se construire, qui s’oriente vers toujours plus d’individuel, de chacun pour soi et de repli sur soi. Dans ce cas, rien ne sera possible à part la redistribution via des oeuvres de bienfaisance. Ce sera alors la seule manière de penser la justice sociale.

Recueilli par Ivan du Roy


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