Révolutions et coups d’Etat (Anatole France)

mercredi 19 mars 2008.
 

Les Opinions de M. Jérôme Coignard recueillies par Jacques Tournebroche (chapitre 15, extrait)

M. Rockstrong remplit gracieusement le gobelet de mon bon maître.

— L’abbé, lui dit-il, vous êtes hors de sens, mais je vous aime, et je voudrais bien savoir ce que vous blâmez dans ma conduite publique et pourquoi vous vous rangez, contre moi, du parti des tyrans, des faussaires, des voleurs et des juges prévaricateurs.

— Monsieur Rockstrong, répondit mon bon maître, souffrez que tout d’abord je répande, avec une indifférence clémente, sur vous, sur vos amis et sur vos ennemis, ce sentiment si doux qui seul finit les querelles et donne l’apaisement. Souffrez que je n’honore pas assez les uns ni les autres pour les désigner à la vindicte des lois et pour appeler les supplices sur leur tête. Les hommes, quoi qu’ils fassent, sont toujours de grands innocents, et je laisse au milord chancelier qui vous fit condamner les déclamations, imitées de Cicéron, sur les crimes d’État. J’ai peu de goût pour les Catilinaires, de quelque côté qu’elles viennent. Je suis attristé seulement de voir un homme tel que vous occupé de changer la forme du gouvernement. C’est l’emploi le plus frivole et le plus vain que l’on puisse faire de son esprit, et combattre les gens en place n’est qu’une niaiserie, quand ce n’est pas un moyen de vivre et de se pousser dans le monde. Donnez-moi à boire ! Songez, monsieur Rockstrong, que ces brusques changements d’État que vous méditez sont de simples changements d’hommes, et que les hommes, considérés en masse, sont tous pareils, également médiocres dans le mal comme dans le bien, en sorte que remplacer deux ou trois cents ministres, gouverneurs de provinces, agents fiscaux et présidents à mortier par deux ou trois cents autres, c’est faire autant que rien et mettre seulement Philippe et Barnabé au lieu de Paul et de Xavier. Quant à changer en même temps la condition des personnes, comme vous l’espérez, voilà qui est bien impossible, car cette condition ne dépend pas des ministres, qui ne sont rien, mais de la terre et de ses fruits, de l’industrie, du négoce, des richesses amassées dans l’empire, de l’art des citoyens dans le trafic et dans l’échange, toutes choses qui, bonnes ou mauvaises, ne relèvent ni du prince ni des officiers de la couronne.

M. Rockstrong interrompit vivement mon bon maître.

— Qui ne voit, mon gros abbé, s’écria-t-il, que l’état de l’industrie et du commerce dépendent du gouvernement, et qu’il n’y a de bonnes finances que dans un gouvernement libre ?

— La liberté, reprit M. l’abbé Coignard, n’est que l’effet de la richesse des citoyens, qui s’affranchissent dès qu’ils sont assez puissants pour être libres. Les peuples prennent toute la liberté dont ils peuvent jouir, ou, pour mieux dire, ils réclament impérieusement des institutions en reconnaissance et garantie des droits qu’ils ont acquis par leur industrie.

 » Toute liberté vient d’eux et de leurs propres mouvements. Leurs gestes les plus instinctifs élargissent le moule de l’État qui se forme sur eux[1]. En sorte qu’on peut dire que, si détestable que soit la tyrannie, il n’y a que des tyrannies nécessaires et que les gouvernements despotiques ne sont que l’étroite enveloppe d’un corps imbécile et trop chétif. Et qui ne voit que les apparences du gouvernement sont comme la peau qui révèle la structure d’un animal sans en être la cause ?

 » Vous vous en prenez à la peau, sans vous intéresser aux viscères, en quoi vous montrez, monsieur Rockstrong, peu de philosophie naturelle.

— Ainsi vous ne faites point de différence d’un État libre à un gouvernement tyrannique, et tout cela, mon gros abbé, c’est pour vous le cuir de la bête. Et vous ne voyez point que les dépenses du prince et les déprédations des ministres peuvent, en augmentant les tailles, ruiner l’agriculture et fatiguer le négoce.

— Monsieur Rockstrong, il n’y a jamais, dans un même âge, pour un même pays qu’un seul gouvernement possible, comme une bête ne peut avoir à la fois qu’un même pelage. D’où il résulte qu’il faut laisser au temps qui est galant homme, comme disait l’autre, le soin de changer les empires et de refaire les lois. Il y travaille avec une lenteur infatigable et clémente.

— Et vous ne pensez pas, mon gros abbé qu’il faille aider le vieillard qui figure sur les horloges, sa faux à la main ? Vous ne pensez pas qu’une révolution comme celle des Anglais ou celle des Pays-Bas ait eu quelque effet pour l’état des peuples ? Non ? Vous méritez, vieux fou, d’être coiffé du chapeau vert !

— Les révolutions, répliqua mon bon maître, se font pour conserver les biens acquis, non pour en gagner de nouveaux. C’est la folie des nations et c’est la vôtre, monsieur Rockstrong, de fonder sur la chute des princes de vastes espérances. Les peuples s’assurent de temps en temps, par la révolte, la conservation de leurs franchises menacées. Ils n’acquièrent jamais par cette voie des franchises nouvelles. Mais ils se payent de mots. Il est remarquable, monsieur Rockstrong, que les hommes se font tuer facilement pour des mots qui n’ont point de sens. Ajax en avait déjà fait la remarque : « Je croyais dans ma jeunesse, lui fait dire le poète, que l’action était plus puissante que la parole, mais je vois aujourd’hui que la parole est la plus forte. » Ainsi parlait Ajax, fils d’Oïlée. Monsieur Rockstrong, j’ai grand soif !


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