« La Cour internationale de justice (CIJ) va-t-elle déclarer Israël coupable de génocide ? »

mercredi 24 janvier 2024.
 

L’avocat Michael Sfard décrit ce qui pourrait se passer lorsque la plus haute juridiction du monde décidera d’intervenir ou non dans la guerre d’Israël contre Gaza, et de quelle manière.

La Cour internationale de justice (CIJ) a entamé aujourd’hui – 11 janvier – une audience historique visant à déterminer si la guerre dévastatrice menée par Israël contre la bande de Gaza relève d’un crime de génocide. Alors que les délibérations sur cette question pourraient prendre des années, l’Afrique du Sud, qui a intenté l’action en justice, souhaite que la CIJ prenne des « mesures conservatoires », notamment demandant à Israël de suspendre immédiatement son opération militaire [pour empêcher une « perte imminente et irréparable » dans la bande de Gaza]. Un arrêt portant sur ces « mesures conservatoires » pourrait être rendu dans les semaines à venir. La question de savoir si Israël obéira ou non est d’un autre ordre.

Dans un document de 84 pages soumis avant l’audience, l’Afrique du Sud affirme qu’Israël a violé la convention de 1948 sur le génocide – dont les deux Etats sont signataires – parce que ses actions actuelles « visent à provoquer la destruction d’une partie substantielle » de la population palestinienne de Gaza [1]. Au moment de l’ouverture de l’audience, Israël aurait tué plus de 23 350 Palestiniens et déplacé de force 85% de la population de la bande de Gaza au cours des trois derniers mois d’hostilités. Le resserrement du blocus depuis les attaques menées par le Hamas le 7 octobre a également entraîné une grave famine et un risque croissant de décès massif dû à la maladie.

Israël a choisi de constituer une équipe de juristes pour se défendre, ce qui est à l’opposé de sa tendance de longue date à boycotter les audiences des tribunaux internationaux. Il y a vingt ans, Israël a refusé de participer à une audience de la CIJ concernant la légalité du mur de séparation qu’il avait construit en Cisjordanie occupée. Il a de même snobé des procédures plus récentes concernant la légalité de l’occupation. Israël a également boycotté les audiences relatives à son comportement devant la Cour pénale internationale (CPI), une entité distincte de la CIJ, située juste en face, à La Haye [la CPI est une juridiction pénale internationale permanente, à vocation universelle, chargée de juger des personnes accusées de génocide, de crimes contre l’humanité, de crime d’agression et de crime de guerre].

Michael Sfard, l’un des éminents avocats israéliens spécialisés dans les droits de l’homme, qui s’occupe en grande partie des violations commises par l’Etat dans les territoires occupés, connaît très bien ce domaine. Comme beaucoup d’avocats et de juristes, il n’est pas pressé de se prononcer sur l’issue du procès. Cela dit, lors d’un entretien dans son bureau [de Tel-Aviv] en début de semaine, il nous a déclaré [rédactions de +972 et de Local Call] que l’Afrique du Sud peut certainement atteindre le degré de preuves requis à ce stade pour des « mesures conservatoires » ordonnant à Israël de cesser les combats à Gaza. Une telle décision pourrait également être rendue pour demander à Israël de rendre compte à la Cour de la manière dont il agit afin de prévenir le génocide et de la manière dont il traite l’incitation au génocide émanant de ses propres dirigeants politiques [déclarations telles que celle du ministre de la Défense Yoav Gallant : « Nous nous battons contre des animaux humains » qui déshumanisent les Palestiniens].

Tout en notant que la CIJ est à bien des égards un « tribunal conservateur », Michael Sfard ajoute qu’elle représente néanmoins le monde entier, dont la majorité n’est pas occidentale. A ce titre, la CIJ a toujours eu de l’empathie pour les peuples vulnérables et opprimés. Elle a joué un rôle déterminant dans la lutte pour mettre fin à l’apartheid en Afrique du Sud. Aujourd’hui, en solidarité avec les Palestiniens, l’Afrique du Sud mène la charge contre Israël.

La conversation qui suit a été éditée pour des raisons de longueur et de clarté.

Meron Rapoport : Présentez-nous le décor : qu’est-ce que la CIJ et pourquoi l’audience s’y déroule-t-elle ?

Michael Sfard : La Charte des Nations unies de 1945 – signée par tous les membres de l’ONU, y compris Israël – affirme que la CIJ [instituée en juin 1945 et en activité depuis avril 1946] est l’organe juridique suprême de l’ONU. Le statut de la CIJ confère deux pouvoirs à la Cour : émettre des avis consultatifs et statuer sur des litiges entre Etats. Les verdicts de la Cour sont contraignants pour les Etats qui ont signé la Charte des Nations unies. Un Etat peut convenir de manière ad hoc qu’un litige particulier sera soumis à la CIJ, ou invoquer des traités signés contenant une clause qui établit la compétence de la CIJ pour les litiges relatifs à ces traités.

Israël a toujours émis des réserves sur la clause de compétence et s’est abstenu d’accepter la compétence de la CIJ dans les centaines de traités qu’il a signés, à l’exception d’un seul : la Convention sur le génocide [Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, premier traité sur les droits humains adopté par l’Assemblée générale des Nations Unies le 9 décembre 1948]. L’article 9 de la Convention stipule qu’en cas de désaccord entre les membres sur l’autorité ou l’interprétation de la Convention, c’est à la CIJ qu’il appartient d’en juger [L’Article IX de la Convention sur le génocide précise : « Les différends entre les Parties contractantes relatifs à l’interprétation, l’application ou l’exécution de la présente Convention, y compris ceux relatifs à la responsabilité d’un Etat en matière de génocide ou de l’un quelconque des autres actes énumérés à l’article III, seront soumis à la Cour internationale de Justice, à la requête d’une partie au différend. » (Réd.)]].

Les décisions de la CIJ sont appliquées par le Conseil de sécurité des Nations unies. Les chapitres VI et VII de la Charte des Nations unies prévoient une série de sanctions visant des pays qui violent l’arrêt de la Cour, telles que des sanctions économiques, des embargos sur les armes et des interventions militaires. Cette dernière est rare, mais elle s’est déjà produite, par exemple lors de la première guerre du Golfe [1990-91, coalition de 35 Etats dirigée par les Etats-Unis suite à l’invasion du Koweït par l’Irak].

M.R. : Pourquoi Israël a-t-il accepté la compétence de la CIJ dans le cadre de la convention sur le génocide ?

Michael Sfard : Je ne suis pas un historien du droit ; je ne peux que conjecturer. Israël a été l’un des initiateurs du traité et, d’un point de vue historique, on peut comprendre qu’Israël ait fait pression en faveur d’un tel traité à la fin des années 1940 et au début des années 1950. Deuxièmement, je pense qu’à l’époque, la vision populaire israélienne actuelle selon laquelle nous ne laissons pas les gentils [en hébreu goyim, non-juif] nous juger n’était pas encore développée. Nous parlons d’une époque où le système international venait de décider d’établir un Etat juif. Il y avait peut-être un peu plus de confiance dans ce système à l’époque [l’Assemblée générale était alors majoritairement composée de pays occidentaux et donc le dit tiers-monde était peu présent].

M.R. : Qu’est-ce qui constitue une violation de la Convention ?

Michael Sfard : La Convention a pour toile de fond la Seconde Guerre mondiale, et plus particulièrement l’Holocauste du peuple juif. Contrairement à ce que beaucoup pensent, les nazis n’ont pas été jugés pour génocide. Le crime de génocide n’existait pas dans l’« Accord de Londres » [août 1945 entre Etats-Unis, Royaume-Uni, URSS et France], qui a établi le statut du tribunal militaire de Nuremberg [qui s’est tenu du 20 novembre 1945 au 1eroctobre 1946]. Ils [les alors qualifiés principaux responsables du Troisième Reich] ont été jugés pour le crime d’extermination. Mais après Nuremberg, on a soutenu que le crime d’extermination n’était pas suffisant et qu’il ne rendait pas compte de la particularité d’une extermination massive visant à anéantir un groupe humain.

Ce fut un débat passionnant entre deux juristes juifs, tous deux survivants de l’Holocauste et originaires de Lviv, dans ce qui est aujourd’hui l’Ukraine : Raphael Lemkin, qui a forgé le terme « génocide », et Hersch Lauterpacht, qui a conçu le terme « crime contre l’humanité ». Leur désaccord portait sur la question de savoir si le meurtre d’un million de personnes, parce qu’elles appartiennent à un certain groupe et dans le but d’éradiquer ce groupe, est plus grave que le meurtre d’un million de personnes sans cette intention spécifique.

L’interprétation de Lemkin n’a pas été exprimée à Nuremberg. Mais plus tard, les Nations unies ont décidé de considérer le génocide comme une catégorie spéciale en soi, l’appelant souvent « le crime des crimes ». Le génocide est défini comme un acte d’extermination ou comme la création de conditions propres à anéantir un groupe particulier dans l’intention d’éradiquer ce groupe ou même une partie distincte de celui-ci.

La Convention sur le génocide, qui a été intégrée au droit israélien en 1950, stipule qu’un soldat ou un civil qui tue une personne, même une seule, tout en étant conscient qu’il fait partie d’un système visant à une extermination, se rend coupable du crime de génocide. En droit israélien, ce crime est passible de la peine de mort. Cela s’applique également à ceux qui conspirent pour commettre un génocide, à ceux qui incitent au génocide et à ceux qui tentent de participer à un génocide.

M.R. : Sur quoi l’Afrique du Sud fonde-t-elle ses accusations ?

Michael Sfard : L’Afrique du Sud fonde son accusation sur deux éléments. Le premier est le comportement d’Israël. Elle cite de nombreuses statistiques sur les attaques aveugles et disproportionnées contre les infrastructures civiles, ainsi que sur la famine [liée au blocus, aux déplacements forcés, etc.], sur le nombre considérable de victimes et la catastrophe humanitaire dans la bande de Gaza – des statistiques terribles auxquelles le public israélien est à peine informé, parce que les grands médias ne nous les montrent pas.

Le deuxième élément, plus difficile à prouver, est l’intention. L’Afrique du Sud tente de prouver l’intention à travers neuf pages denses de références à des citations de hauts responsables israéliens, du président au premier ministre, en passant par les ministres du gouvernement, les membres de la Knesset, les généraux et le personnel militaire. J’ai compté plus de 60 citations – des citations sur l’éradication de Gaza, son nivellement, le largage d’une bombe atomique, et toutes les choses que nous avons pris l’habitude d’entendre au cours des derniers mois.

Le plaidoyer de l’Afrique du Sud ne repose pas uniquement sur le fait que certains dirigeants israéliens ont fait des déclarations génocidaires. Elle accuse également Israël de n’avoir rien fait en réaction à ces déclarations : il ne les a pas condamnées, il n’a pas démis de leurs fonctions les personnes qui les ont exprimées, il n’a pas engagé de procédures disciplinaires contre elles et il n’a certainement pas ouvert d’enquêtes criminelles. En ce qui concerne l’Afrique du Sud, il s’agit là d’un argument de poids.

Même si nous n’avons pas entendu le chef d’état-major des Forces de défense israéliennes ou le général du commandement sud dire ces choses, et que nous n’avons pas d’ordre opérationnel disant « Allez détruire Gaza », le fait même que ces déclarations aient été faites par de hauts responsables israéliens, sans sanction ni condamnation, exprime suffisamment l’intention d’Israël.

M.R. : L’Afrique du Sud a également réussi un petit tour de force juridique pour en arriver là, n’est-ce pas ?

Michael Sfard : Oui. La compétence de la Cour est déterminée lorsqu’un différend survient entre les parties au sujet de l’interprétation ou de l’application de la Convention sur le génocide. L’Afrique du Sud a envoyé plusieurs lettres au gouvernement israélien lui disant : « Vous commettez un génocide. » Israël a répondu : « Non, nous ne le faisons pas. » L’Afrique du Sud a alors déclaré : « D’accord, nous avons un différend sur l’interprétation de la Convention. » C’est ainsi qu’elle a obtenu la possibilité d’ouvrir la procédure.

M.R. : Que pouvons-nous apprendre des affaires similaires traitées par la CIJ dans le passé, telles que celles concernant les génocides en Bosnie et en Myanmar (Birmanie) ?

Michael Sfard : Tout d’abord, nous savons sur la base de ces affaires que la charge de la preuve qui pèse sur l’Afrique du Sud est nettement moins lourde pour obtenir des « mesures conservatoires » que pour prouver en fin de compte qu’Israël commet un génocide. Nous savons également que cette affaire se poursuivra pendant des années : l’affaire de la Bosnie a duré 14 ans ; l’affaire Gambie contre Myanmar est toujours en cours. Mais la procédure ayant trait aux « mesures conservatoires » est plus rapide.

La Gambie a porté plainte contre le Myanmar au nom de l’Organisation des Etats islamiques. Elle a demandé une ordonnance provisoire stipulant que le Myanmar devait cesser ses opérations militaires [contre les Rohingyas]. La Cour a estimé qu’à ce stade des audiences, elle n’avait pas à déterminer si le crime de génocide avait été commis. Ce qu’elle doit décider, c’est si, en l’absence de « mesures conservatoires », il existe un risque réel de violation des interdictions énoncées dans la Convention sur le génocide.

Une ordonnance instituant des « mesures conservatoires » intéressante a été rendue dans cette affaire, et je pense qu’elle a de bonnes chances d’être également rendue à l’égard d’Israël – non pas dans le domaine de l’activité militaire, mais dans celui de l’incitation. L’ordonnance de la CIJ a également exigé du Myanmar qu’il prenne des mesures exécutoires et soumette des rapports à la CIJ et à la Gambie sur ce qu’il fait pour prévenir le génocide. Quant à la cessation des activités militaires du Myanmar, cette question a été soumise au Conseil de sécurité, où la Russie et la Chine ont menacé d’opposer leur veto, mais les pays occidentaux ont tout de même imposé des sanctions et un embargo militaire.

Ainsi, même si l’Afrique du Sud ne parvient pas à obtenir de la Cour qu’elle rende une ordonnance pour mettre fin aux activités militaires d’Israël, il se pourrait que, pour ce quoi a trait à l’incitation [à des actions génocidaires] – incitation qui jouit d’une immunité totale en Israël –, la Cour dise qu’Israël doit faire quelque chose.

M.R. : Quelles sont les revendications que l’on peut s’attendre à entendre de la part de la défense juridique d’Israël ?

Michael Sfard : Je ne pense pas qu’Israël puisse contester les faits [concernant sa conduite à Gaza]. A la limite, il pourrait dire : « Nous n’avons pas détruit 10 000 bâtiments, mais seulement 9700. » La bataille juridique portera principalement sur la question de l’intention. Je pense, par exemple, que le transfert forcé de plus d’un million de Palestiniens du nord de la bande de Gaza vers le sud sera présenté par Israël comme visant à prévenir les dommages causés aux civils.

L’Afrique du Sud, quant à elle, soutiendra que le transfert met leur vie en danger.

Si vous déplacez des gens vers une zone où il n’y a ni eau ni nourriture, vous les forcez à se rendre dans un endroit où les conditions sont telles qu’elles sont calculées pour causer leur mort ; cela, même si ce n’est pas un meurtre [direct], est toujours considéré comme un génocide.

M.R. : Israël devra-t-il divulguer ses règles d’engagement ?

Michael Sfard : Si les règles d’engagement de l’armée [qui sont gardées secrètes] stipulent qu’il ne faut pas tirer sur quelqu’un qui a les mains levées – et je ne sais pas si c’est le cas – alors c’est important. Cela mettrait à mal la thèse selon laquelle l’armée est allée éradiquer tous les gens.

Les efforts déclarés d’Israël pour permettre à l’aide humanitaire d’entrer à Gaza – même si ce n’est que pour la forme – ont créé ce que les juristes appellent une « trace écrite ». Mais Israël devra toujours expliquer les déclarations génocidaires faites par des responsables, en particulier par des ministres.

M.R. : En disant qu’ils sont stupides ?

Michael Sfard : Oui. En général, Israël pourrait dire que [certains responsables] sont stupides ou sans importance – que [le ministre des Finances] Bezalel Smotrich et [le ministre du Patrimoine] Amihaï Eliyahu [du parti Otzma Yehudit] n’ont aucune influence sur l’opération militaire à Gaza. Israël devra faire tout un battage autour de la très légère réprimande que Netanyahou a adressée à Eliyahu [après que ce dernier a suggéré qu’Israël pourrait larguer une bombe nucléaire sur Gaza] lorsqu’il a déclaré qu’il était interdit à Eliyahu d’assister aux réunions du cabinet, mais qu’Eliyahu y assistait tout de même. Israël dira que Netanyahou a publiquement condamné cette déclaration.

M.R. : Israël fera-t-il référence aux attaques menées par le Hamas le 7 octobre ?

Michael Sfard : Sans aucun doute. Il présentera l’ensemble de la guerre à travers son propre récit : « Ce n’est pas une guerre que nous avons lancée ou voulue. Au contraire, il y avait tout un système humanitaire à Gaza, les Gazaouis travaillaient en Israël, et ils nous ont attaqués, nous ont massacrés, ont violé nos femmes, et alors nous nous sommes embarqués dans une guerre défensive justifiée comme aucune autre. Par conséquent, dire que nous entretenons une sorte de complot pour éradiquer les Palestiniens est une mauvaise compréhension du contexte dans lequel cette opération militaire s’est déroulée. »

Mais même s’il est possible d’accepter l’affirmation selon laquelle il n’y avait pas de complot pour éradiquer les Palestiniens avant le 7 octobre, cela ne contredit pas le fait que le 7 octobre a pu susciter un tel souhait.

M.R. : Qui est présent au nom de l’Afrique du Sud ?

Michael Sfard : L’Afrique du Sud [Baudouin Loos dans le quotidien belge Le Soir du 12 janvier résume ainsi un aspect significatif de la session de la CIJ du 11 janvier : « les huit juristes sud-africains qui se sont succédé pour étayer la plainte en génocide contre l’Etat hébreu ont veillé à rappeler que Pretoria avait condamné l’attaque du Hamas du 7 octobre en Israël, non sans ajouter un point central de leur argumentation : “Même face à une attaque épouvantable et scandaleuse, le génocide ne peut jamais être une réponse admissible.” Le dossier sud-africain présenté à la Haye, comme plusieurs observateurs israéliens l’avaient noté à sa lecture préalable, s’est révélé consistant. Mais la procédure lancée ne concerne pas le fond de l’affaire. Les dix-sept juges de la CIJ ne se prononceront pas sur la réalité d’un génocide à Gaza avant des années. Ici, ils doivent répondre en quelques semaines à la requête de Pretoria demandant d’urgence des mesures provisoires (conservatoires) – et d’abord l’arrêt des opérations militaires israéliennes – pour autant que le génocide allégué soit considéré par les juges comme au moins “plausible” ».

Dans Le Monde daté du 13 janvier, Stéphanie Maupas écrit : « L’Afrique du Sud accuse Israël de violer la convention sur la prévention et la répression du crime de génocide adoptée en 1948 après la seconde guerre mondiale et la Shoah. « Les génocides ne sont jamais annoncés à l’avance, a dit Adila Hassim [avocate intervenant pour l’Afrique du Sud], mais cette Cour a devant elle treize semaines de preuves accumulées », depuis le début des représailles israéliennes, le 8 octobre 2023, démontrant, selon elle, « un comportement génocidaire ». (Réd.)]] a dépêché Dikgang Moseneke, l’ancien juge en chef adjoint du pays, pour être le juge ad hoc de l’Afrique du Sud lors de l’audience. Moseneke, qui est Noir, était un militant anti-apartheid qui a passé dix ans en prison à Robben Island, à l’époque où Nelson Mandela y était également incarcéré.

Le chef de l’équipe juridique sud-africaine est le professeur John Dugard, qui est Blanc et qui était également un opposant au régime. Il a fondé le plus important institut juridique qui a lutté contre l’apartheid dans les années 1970. Il a été rapporteur spécial des Nations unies pour les territoires palestiniens occupés dans les années 2000 – il connaît donc très bien l’occupation israélienne. Et, dans l’intérêt d’une transparence complète, je suis également très ami avec John Dugard. Il a récemment publié une autobiographie dans laquelle il déclare avoir vécu trois apartheids au cours de sa vie : le premier en Afrique du Sud, le deuxième en Namibie et le troisième en Israël et dans les territoires occupés.

Ces deux personnalités se présentent à la CIJ avec un crédit moral important. Il en va de même pour l’Afrique du Sud elle-même : la nouvelle Afrique du Sud se présente comme le fer de lance de la communauté internationale en matière de respect du droit international. C’est peut-être le seul pays au monde qui a fait du droit international un principe constitutionnel.

M.R. : Que pensez-vous du fait qu’Israël ait choisi l’avocat britannique Malcolm Shaw pour présenter sa défense, et l’ancien président de la Cour suprême Aharon Barak pour être son juge ad hoc au sein du panel ?

Michael Sfard : Malcolm Shaw est un professeur de droit international, l’un des plus grands experts au monde dans ce domaine. Dans les années 1980, il a écrit un livre intitulé de manière très créative International Law, qui a été réédité six fois par la suite – j’en ai un exemplaire ici au bureau. Il a également beaucoup d’expérience dans la représentation d’Etats devant des tribunaux internationaux, souvent dans le cadre de litiges frontaliers.

On a déjà beaucoup parlé de la nomination d’Aharon Barak [2]. Du point de vue d’Israël, c’est un coup de génie. Aharon Barak jouit d’un grand prestige dans le monde. Les militants israéliens des droits de l’homme comme moi connaissent deux Barak : celui qui se trouve à l’intérieur de la ligne verte et celui qui se trouve au-delà de la ligne verte [de 1967]. C’est vraiment un cas de Dr. Jekyll et de Mr. Hyde. Quel Barak se présentera à La Haye ? C’est une bonne question.

Le fait qu’Aharon Barak soit un survivant de l’Holocauste est certainement important. Il apporte avec lui une expérience directe du génocide – ce n’est pas seulement quelque chose de théorique ou de juridique pour lui. Je pense que ceux qui l’ont choisi ont compris que s’il y a une chance qu’un Israélien puisse influencer ou convaincre les autres juges dans leurs discussions internes, c’est bien lui. C’est son charisme, c’est le prestige qui accompagne son nom, et c’est son esprit juridique.

D’ailleurs, ceux qui disent qu’il est là pour « représenter Israël » se tirent une balle dans le pied. Il est nommé par Israël, mais à partir de ce moment, il est censé n’être loyal qu’au droit international et à sa propre conscience.

M.R. : Mais s’il ne se prononce pas en faveur d’Israël, il n’a nulle part où revenir…

Michael Sfard : Correct.

M.R. : Je sais que les avocats n’aiment pas parier sur les résultats des audiences, mais si la CIJ ordonne des « mesures conservatoires », qu’est-ce que cela signifiera pour Israël ?

Michael Sfard : Si la Cour rend une telle ordonnance, la question est bien sûr de savoir si Israël y obéira ou non. Connaissant Israël, je m’attends à ce qu’il n’obéisse pas à l’ordonnance, à moins qu’il soit en mesure de présenter la fin des hostilités comme étant le résultat d’une propre décision, indépendante, sans lien avec l’ordonnance de la Cour.

Israël a de bonnes raisons de le faire, car le fait de désobéir à un ordre de la CIJ suscite des questions devant le Conseil de sécurité des Nations unies. Il est vrai que les Etats-Unis y disposent d’un droit de veto et que, par conséquent, une résolution visant à imposer des sanctions à Israël serait très probablement bloquée. Mais le veto à une décision de la CIJ concernant des préoccupations de génocide aurait un prix politique énorme pour le gouvernement des Etats-Unis, tant au niveau national qu’international.

L’administration Biden veut se présenter comme un gouvernement qui considère les droits de l’homme comme l’un de ses piliers. Il est donc probable que les Etats-Unis n’opposeront leur veto à une telle résolution qu’en imposant à Israël un coût important afin de pouvoir justifier leur veto ; par exemple en permettant aux habitants du nord de Gaza de rentrer chez eux, ou en entamant des négociations sur la création de deux Etats – de facti je n’en sais rien.

M.R. : Mais même si les Etats-Unis n’utilisent pas leur droit de veto dans ce scénario, une décision provisoire de la CIJ risque de poser de sérieux problèmes à Israël.

Michael Sfard : Il existe quelque chose comme un « état profond » du droit international. Les juristes et les juges écoutent ce que disent les tribunaux importants. Et lorsque la CIJ, également connue sous le nom de Cour mondiale, rend ses décisions, les tribunaux nationaux de la plupart des pays occidentaux en prennent note. Par conséquent, si la CIJ juge qu’il y a un risque de génocide, je peux imaginer qu’un citoyen britannique se tourne vers un tribunal britannique et exige que le Royaume-Uni cesse de vendre des armes à Israël. Une autre implication est qu’une telle décision de la CIJ obligerait probablement le procureur général de la CPI [Karim Khan] à ouvrir sa propre enquête.

M.R. : Et quel serait l’effet d’une victoire israélienne devant la Cour ?

Michael Sfard : En cas de victoire israélienne retentissante, la hasbara [la propagande institutionnalisée] israélienne sera doublée, triplée, quadruplée, quintuplée en ce qui concerne d’autres accusations qui pourraient être plus faciles à prouver qu’un génocide. Car si quelqu’un dit à Israël : « Vous commettez les crimes contre l’humanité que sont les transferts forcés et les bombardements aveugles et disproportionnés », Israël répondra : « Encore cette diffamation antisémite ? Nous avons déjà prouvé que les accusations portées contre nous sont fausses. »

M.R. : L’Afrique du Sud et les Palestiniens font donc un pari ?

Michael Sfard : C’est un pari. Dans toute procédure judiciaire – qu’il s’agisse d’un procès pour rupture de contrat de location ou d’un procès pour génocide – il y a toujours des risques. Cependant, je pense qu’une victoire israélienne éclatante est très irréaliste, parce qu’au moins en ce qui concerne l’incitation, Israël n’aura pas de bonnes réponses à donner à la Cour.

M.R. : Dans quel délai la décision de la Cour est-elle attendue ?

Michael Sfard : Il n’y a pas de règles fixes, mais dans l’affaire Gambie contre Myanmar, la décision a été rendue dans un délai d’un mois. Il ne faut pas oublier que cette procédure [Gaza] se poursuivra après l’audience portant sur l’ordonnance de « mesures conservatoires ». Israël devra présenter des preuves qui le disculperont de l’accusation de génocide, mais ce faisant, il pourrait rencontrer des difficultés avec la CPI. Par exemple, Israël peut expliquer qu’il a bombardé un certain endroit parce qu’il poursuivait un objectif militaire, mais il peut ainsi faire des aveux qui créent une base pour l’allégation selon laquelle il a utilisé une force disproportionnée.

M.R. : Sur un plan personnel, que pensez-vous du fait qu’Israël soit accusé de génocide ?

Michael Sfard : Je viens d’une famille de survivants de l’Holocauste, et le fait même que nous parlions de cela, et que l’accusation ne soit pas sans fondement, me brise le cœur. Mon grand-père, le sociologue Zygmunt Bauman, a écrit sur le syndrome des victimes qui aspirent à devenir des bourreaux, et sur les raisons pour lesquelles des efforts doivent être faits pour empêcher cela. Je crains que nous n’ayons échoué.

Entretien avec Michael Sfard conduit par Meron Rapoport

• Article publié sur le site israélien +972 le 11 janvier 2024 ; traduction rédaction A l’Encontre le 12 janvier 2024 :

https://alencontre.org/afrique/afri...


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