L’irréparable à Gaza… et au-delà

vendredi 12 janvier 2024.
 

La réponse du gouvernement israélien à l’attaque meurtrière et traumatisante du Hamas palestinien le 7 octobre 2023 continue sa montée aux extrêmes, plus de deux mois et demi après son début. Ce recours quasi-exclusif à la force armée plonge la population gazaouie dans un drame multidimensionnel qui, selon les témoignages des acteurs clés de l’humanitaire, n’a pas d’équivalent récent.

Face à l’irréparable, les États-Unis et la plupart des pays occidentaux continuent de soutenir la machine de guerre israélienne et contribuent à marginaliser les voix contestataires. Au risque d’entraîner des dynamiques irréparables, au Proche-Orient et ailleurs.

La montée aux extrêmes dans la réponse de l’Etat israélien à l’opération sanglante du Hamas du 7 octobre 2023 est en train, chaque jour, de nous faire basculer au-delà du point de non-retour, et ceci sur de multiples plans.

La nature du gouvernement au pouvoir à Tel Aviv, situé à l’extrême-droite et peuplé de figures ayant un agenda ouvertement colonial, ainsi que l’appui inconditionnel apporté à ce gouvernement par les Etats-Unis, la Grande-Bretagne, et la plupart des Etats membres de l’Union européenne participent pleinement de cette évolution inextricable. Et ceci malgré la multiplication des voix qui dénoncent cette montée aux extrêmes, pour des raisons éthiques – le fameux « plus jamais ça » – mais aussi au départ de ce qu’ils savent des conséquences qu’elle a et aura sur la population gazaouie ou encore d’une compréhension des dynamiques de long terme du conflit.

A ce stade, et malgré quelques ajustements plus cosmétiques que substantiels apportés dans les déclarations de certains Etats membres ou de l’Union européenne, rien ne vient brider la pulsion guerrière de l’Etat israélien. Même la diplomatie américaine, désormais un peu plus préoccupée par le bilan humain des frappes israéliennes, paraît incapable d’infléchir Netanyahou non seulement sur la conduite de la guerre, avec son terrible bilan, mais même sur l’après-guerre. Avec des conséquences particulièrement dramatiques et multidimensionnelles pour l’avenir.

LES CONSÉQUENCES SUR LA POPULATION PALESTINIENNE La population palestinienne vit une situation d’occupation clairement qualifiée en droit international, doublée par une colonisation rampante en Cisjordanie qui s’est démultipliée au cours des deux dernières décennies, dans un contexte de panne complète du processus de paix. Si les Palestiniens de Cisjordanie et de Jérusalem Est sont exposés à la répression quotidienne et multiforme de l’occupation israélienne, la population de Gaza vit emmurée depuis le tout début du processus de paix d’Oslo (la première clôture a été érigée en 1993-1994). Après une aggravation lors du retrait unilatéral d’Israël en 2005, cet enfermement devient quasi-hermétique depuis 2007, lorsque le Hamas, arrivé au pouvoir par les urnes, s’y impose. Concrètement, les Palestiniens, et en particulier ceux de Gaza, survivent plutôt qu’ils ne vivent. A titre d’exemple, alors qu’en Israël le PIB par habitant progresse de 25.633 USD en 2007 à 54.659 USD en 2022, il ne s’élevait qu’à 3789 USD en 2022 pour l’ensemble des Palestiniens, sachant qu’à Gaza la situation est drastiquement plus précaire qu’en Cisjordanie. Cette politique de « dé-développement » a été étudiée, ainsi que ses conséquences.

C’est dans ce contexte qu’il convient de mesurer ce que subit la population de Gaza aujourd’hui. De fait, la première décision prise par le gouvernement israélien après l’attaque du 7 octobre a été d’implémenter un blocus total, de couper l’électricité et, pire dans la mesure où elle répond au besoin le plus élémentaire de la vie, l’eau. Dans le même temps, commencent des bombardements incessants. Des quartiers résidentiels entiers sont réduits en décombres, de nombreux sites religieux, tant musulmans que chrétiens sont frappés, ainsi que des écoles, des hôpitaux, des routes, et d’innombrables infrastructures civiles pourtant financées par des organismes internationaux ou des bailleurs de fonds. Plus de deux mois plus tard, les dommages humains et matériels sont incommensurables.

Alors que de nombreux dirigeants occidentaux se succédaient en Israël pour l’assurer de tout leur soutien, le rythme des frappes s’est intensifié, causant d’abord quelques dizaines de victimes par jour, puis plusieurs centaines. En outre, la mise en demeure adressée par Israël aux habitants du nord de la bande de Gaza a résonné comme l’annonce d’une réédition des déplacements forcés de la guerre de 1948, soumettant la population gazaouie à un terrible dilemme : se retrouver dépossédée de sa terre une deuxième fois, ou périr violemment. D’ailleurs, la fuite vers le sud de Gaza n’a guère permis à celles et ceux qui l’ont entreprise de se retrouver en sécurité puisque les routes et de nombreuses localités du sud ont aussi été bombardées. Au soir du 27 octobre, une nouvelle étape est franchie. Après avoir interrompu les moyens de communication à Gaza (y compris Internet), la coupant du monde, l’armée israélienne accentue exponentiellement les bombardements sur Gaza par voie terrestre, navale et aérienne et entreprend des opérations terrestres dont même son allié américain aurait semble-t-il tenté de la dissuader. Certes, ce terrible huis clos a connu quelques atténuations infinitésimales : entrée d’aides humanitaires depuis le 21 octobre – mais au compte-goutte et de manière aléatoire – ; rétablissement des communications – mais avec plusieurs épisodes d’arrêt – ; et une trêve, pendant sept jours, durant laquelle le Hamas et Israël ont libéré respectivement otages et prisonniers politiques – mais au cours de laquelle, chaque jour, des Palestiniens ont été tués notamment en Cisjordanie, et d’autres encore arrêtés.

Ainsi s’écrit ce qui constituera une page noire pour les Palestiniens. Page noire aussi pour les mémoires collectives d’Israël et de ses soutiens, notamment américains et européens qui, depuis de nombreuses semaines, se refusent à endosser un cessez-le-feu en dépit de l’impact extrêmement meurtrier de la campagne israélienne sur la population civile. Certes, quelques voix en Europe ont fini par le faire, mais aucun geste diplomatique, dans la panoplie de tout ce qu’offre l’étroitesse de la coopération et des échanges des pays européens avec Israël, n’a été posé pour donner corps à cette demande.

Pour qui veut les entendre, les témoignages qui parviennent de Gaza sont pourtant terribles. Le nombre de morts et de blessés est effrayante, d’autant que l’on sait que beaucoup de corps n’ont pu être récupérés des décombres. Les soins, quand ils sont possibles, se donnent avec des moyens ridicules face aux besoins. Une proportion significative des victimes sont des enfants. Les hôpitaux ferment l’un après l’autre. Avec la prolongation du blocus et l’hiver, la famine et les maladies se répandent et commencent à faire, dans l’invisibilité, de nombreuses victimes parmi les plus vulnérables. A l’ONU et parmi les acteurs humanitaires et des droits humains à l’international, les voix s’unissent et se multiplient, sous différentes formes et en différents lieux, y compris médiatiques, pour dévoiler la situation dans toute son horreur. Beaucoup évoquent des pratiques constitutives de crimes de guerre, crimes contre l’humanité, voire de dynamique génocidaire.

Cette politique de la terre brulée israélienne laisse entrevoir un avenir terrible pour les Gazaouis. Si les survivants ne sont pas évincés de la bande de Gaza, ils devront s’entasser dans les localités et les quartiers qui auront échappé à la destruction totale pour une longue période. De nombreuses infrastructures civiles, y compris sanitaires et culturelles, devront être reconstruites avant qu’un semblant de vie normale soit possible, et cela toujours à l’ombre d’un contrôle israélien de chaque dimension de la vie gazaouie. Les effets de ces représailles israéliennes, qui dureront des années sur le terrain, accroitront aussi le traumatisme intergénérationnel que des études scientifiques avaient déjà diagnostiqué depuis un certain nombre d’années. Comment pourra se refaire une société qui aura été non seulement continument soumise à l’enfermement, à l’asphyxie politique, économique et sociale, et à des guerres répétées, sachant que l’actuel épisode la livre à un véritable carnage et, la privant des besoins essentiels à la vie, la déshumanise – et cela au vu et au su de tous ?

LES EFFETS COLLATÉRAUX Le conflit actuel et le soutien quasi-inconditionnel offert par l’immense majorité des Etats occidentaux à Israël, alors même que tous les acteurs de terrain et analystes y voyaient un feu vert tacite pour des représailles israéliennes « sans merci » et, n’en déplaise au président Macron, « sans règles », n’aura pas comme unique victime la population de Gaza.

Tout d’abord, le même acquiescement tacite semble concerner les politiques israéliennes à l’égard des Palestiniens de Cisjordanie. A la violence de l’armée israélienne, qui multiple raids et arrestations depuis le 7 octobre en les assortissant à l’occasion de frappes militaires, se conjugue la violence des colons israéliens qui ont accru les exactions, entrainant mort, destructions et déplacements. En Israël même, une répression préemptive vise les Arabes et les Juifs israéliens critiques de la politique du gouvernement, les réduisant au silence, à l’instar d’Ofer Kassif, membre du parlement israélien, suspendu pour 40 jours, où du journaliste Israel Frey, contraint de se cacher avec sa famille. Certes, depuis quelques jours, différents pays annoncent, à la suite des Etats-Unis, vouloir prendre des mesures à l’encontre des colons israéliens extrémistes qui seraient interdits de visa. Face à l’immensité de ce qui se joue, ces annonces apparaissent dérisoirement décalées et noyées par la radicalité des choix militaires posés par le gouvernement israélien et la multiplication des déclarations de ses représentants situées aux antipodes de la légalité internationale non seulement dans la conduite des opérations mais aussi des perspectives pour le « jour d’après ».

Tous ces développements sont souvent passés sous silence par les dirigeants venus soutenir le gouvernement de Netanyahu. Or, à l’ère du numérique, ils sont connus des larges segments des opinions à travers le monde, et tout particulièrement dans les pays arabes. Dès lors, c’est toute la teneur des deux poids deux mesures des diplomaties occidentales qui est dévoilée. Peu importe qu’Israël soit une puissance occupante répressive, qu’il recourt à des moyens militaires sanglants à l’égard d’une population qu’il occupe, et que les pratiques de son actuel gouvernement écornent le narratif autour de « la seule démocratie » de la région : le soutien et la sympathie de l’essentiel des dirigeants occidentaux lui restent acquis. Et cela alors même que des acteurs sans cesse plus nombreux au sein des appareils politiques et diplomatiques des différents pays expriment leur malaise et réclament un cessez-le-feu et des mesures concrètes telles que l’arrêt des ventes d’armes ou l’interdiction aux binationaux d’aller combattre aux côtés de l’armée israélienne.

Mais comment expliquer une telle dissonance ? Outre les multiples intérêts économiques tissés au fil des ans, certaines convergences idéologiques et les relais puissants dont dispose Israël au sein des différents pays occidentaux, un paramètre clé est celui des identifications de l’essentiel des élites politiques européennes avec l’Etat israélien et, en parallèle, la persistance d’un regard racialisant qui empêche une réelle empathie avec les Palestiniens, leur sort, leurs morts.

Cette partialité se traduit aussi en interne. Dans de nombreux pays, en tête desquels la France et l’Allemagne, les initiatives visant à empêcher les expressions de solidarité avec les Palestiniens se sont multipliées, à commencer par les interdictions de manifester, au prétexte que les manifestants troubleraient l’ordre public, feraient l’apologie du terrorisme ou encore commettraient des actes antisémites. A Londres, Paris ou New York de nombreuses interpellations ont été opérées par les forces de l’ordre, y compris, aux USA, à l’encontre de juifs mobilisés pour dénoncer la politique israélienne. Dans de nombreuses rédactions, des journalistes ont été mis sous pression afin d’éviter de donner la parole à des voix trop critiques, d’autres ont été mis à l’écart à l’instar de plusieurs journalistes de la BBC, voire renvoyés. Des chercheurs et des étudiants ont, un peu partout, été l’objet de campagnes d’intimidation et de disqualification, en une inquiétante atteinte à la liberté académique. Ceux qui étaient célébrés et soutenus pour leurs combats sont tout à coup mis à l’index en raison de leur simple soutien aux Palestiniens : ainsi la journaliste Zineb El Rhazoui se voit retirer en France le prix Simone Veil [1] ; Azza Soliman, militante des droits des femmes, voit son ONG égyptienne privée de financements allemands [2] ; dans la continuité d’une dynamique amorcée antérieurement en raison de son travail sur la Palestine, Adam Broomberg, photographe basé en Allemagne, se voit taxé d’antisémitisme alors même qu’il est juif.

La puissance et l’ubiquité de ces efforts pour contenir les voix dissonantes inquiètent fortement ceux qui en sont l’objet. Tout comme le dédain dans lequel tous les acteurs humanitaires ont été tenus, qu’il s’agisse d’organes onusiens tels que l’UNRWA, l’UNICEF ou le Haut-Commissariat aux droits de l’homme ou bien d’ONG pourtant respectées telles que Save the Children, Amnesty International, Médecins sans frontières, voire même le CICR. L’un des incidents les plus parlants est l’absence de toute expression de soutien à l’égard du Secrétaire général de l’ONU, Antonio Guterres, fustigé par Israël pour avoir énoncé une lapalissade, à savoir que l’attaque du Hamas n’est pas survenue dans un vide. Certains vont jusqu’à démissionner, à l’instar de Craig Mokhiber, directeur au sein du Haut-Commissariat aux droits humains et qui, ayant recouvré sa liberté de parole, a pu dire toute la pression qui s’exerce sur ceux qui sont perçus comme critiques des politiques israéliennes.

LES DÉSASTRES À VENIR A la confluence des drames qui se jouent actuellement dans les territoires palestiniens et de la position pro-israélienne en Occident, émerge l’irréparable. La montée aux extrêmes ne manquera pas de grever l’avenir : en infligeant toujours plus de souffrance, elle sème la haine et éloigne toute possibilité d’un processus de paix effectif, rendant inéluctables de futures violences. Comment imaginer que cette guerre totale menée à Gaza et le passage à la vitesse supérieure dans les exactions en Cisjordanie peuvent contribuer à assurer, à terme, la sécurité de l’Etat israélien et de sa population ?

La partialité de la plupart des puissances occidentales participe de ces horizons sombres : en entretenant la logique des deux poids deux mesures, elle brouille tous les repères internationaux et alimente une polarisation dangereuse. Cette polarisation ouvre une autoroute pour des acteurs qui ne rêvent que d’en découdre avec l’Occident, à l’instar d’un Erdogan dont le discours se radicalise ou d’un Poutine qui a beau jeu de railler des valeurs occidentales à géométrie variable. Il sera difficile pour les Etats-Unis, la Grande-Bretagne et l’Union européenne qui, bien que différemment, se posent constamment comme les champions de la démocratie, des droits fondamentaux, de la justice ou encore du droit international, de regagner en crédibilité dans leurs tentatives futures de médier des conflits et de stabiliser, pour n’évoquer que lui, le Moyen-Orient. Il leur sera tout aussi difficile de trouver une quelconque crédibilité demain lorsqu’il leur faudra confronter des régimes autoritaires sur leurs pratiques répressives ou prêcher certaines valeurs au départ d’une « politique étrangère féministe » comme entend le faire la Belgique lors de sa présidence de l’Union européenne (janvier-juin 2024). Tout aussi gravement, ils auront grand-peine à rester crédibles dans le cadre de leurs politiques de « développement » auprès des acteurs des sociétés civiles du Moyen-Orient dont ils auront sanctionné le droit à la liberté d’expression. Sans parler de la fragilisation de ce tissu associatif local, traditionnellement pris en sandwich par : les tracasseries administratives et les préférences impératives de ses bailleurs de fonds ; la méfiance des gouvernements locaux ; et les accusations portées contre lui en tant que cheval de Troie des valeurs impérialistes des puissances occidentales.

A tous ces niveaux, l’irréparable a déjà été commis et la question reste de savoir ce qui pourra être sauvé, dans quelle temporalité, et avec quel succès… Si jamais il pouvait l’être encore par un sursaut des consciences et un regain de courage politique.

Elena Aoun

Elena Aoun est professeure et chercheure en relations internationales à l’Université catholique de Louvain, membre du Centre d’études des crises et des conflits internationaux (CECRI) et du Groupe d’études et de recherches sur le monde arabe contemporain (GERMAC). Titulaire d’un doctorat en Études politiques de sciences po Paris.


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