« La reddition ne fait pas partie du vocabulaire du Hamas »

dimanche 24 décembre 2023.
 

Alors qu’Ismaël Haniyeh se rend en visite au Caire pour des négociations, le politiste gazaoui Mukhaimer Abu Saada revient sur la stratégie du Hamas, depuis le 7 octobre jusqu’à aujourd’hui. Entretien.

https://www.mediapart.fr/journal/in...[QUOTIDIENNE]-quotidienne-20231220-210639%20&M_BT=1489664863989

Jusqu’au 7 octobre 2023, Mukhaimer Abu Saada enseignait les sciences politiques à l’université Al-Azhar de Gaza. Comme deux millions de Palestinien·nes, sa vie a été balayée par la riposte funeste d’Israël aux attaques meurtrières du Hamas. Deux semaines après le début des hostilités, il a trouvé refuge dans le sud de la bande de Gaza, avant d’être évacué vers l’Égypte le 17 novembre dernier.

L’analyste politique a perdu au moins 25 membres de sa famille depuis le début de ce qu’il décrit comme « une guerre atroce et inédite ». Alors qu’Ismaël Haniyeh, le chef du Hamas, est en visite au Caire mercredi 20 décembre pour discuter des conditions d’une nouvelle pause humanitaire, Mukhaimer Abu Saada décrypte la stratégie mortifère du mouvement islamiste. Une stratégie encouragée par l’intransigeance d’Israël et l’intensification de ses opérations militaires depuis le début du mois.

Mediapart : Israël s’est engagé dans une fuite en avant en espérant éradiquer le Hamas, est-ce un échec annoncé ?

Mukhaimer Abu Saada : Israël n’a pas de stratégie claire. Au début de la riposte, l’objectif était de détruire le Hamas, c’est-à-dire de le désarmer et de l’écarter du gouvernement à Gaza. Mais selon l’armée israélienne, il leur faudra plusieurs mois pour l’éradiquer en raison des combats acharnés à Jabalia et à Shejaya [dans le nord de la bande de Gaza – ndlr] et surtout à Khan Younès [d’où est originaire Yahya Sinouar, le chef du Hamas à Gaza – ndlr].

Israël possède une armée à la pointe en matière de technologie, qui est à même de pénétrer dans les tunnels et qui dispose d’armes et de missiles dits « intelligents », fournis par les États-Unis. Mais le Hamas semble s’être préparé à cette guerre. Après plus de soixante-dix jours de guerre, il est encore capable de combattre et le mouvement ne s’est pas effondré.

Face à cet objectif d’éradication, quelle est la réaction du Hamas ?

En attaquant des civils palestiniens de manière indiscriminée, Israël espère faire pression sur le Hamas. Force est de constater que ça ne marche pas. Israël demande au Hamas de capituler. Mais ses membres sont dévoués à une cause et ils n’ont plus rien à perdre. Malgré son ADN islamiste, le Hamas est un mouvement nationaliste palestinien qui se revendique de la lutte contre l’occupation. Son idéologie peut se résumer à cette phrase : combattre jusqu’à la victoire ou la mort.

Les termes « reddition » ou « drapeau blanc » ne font pas partie de son vocabulaire. Quelques combattants déposeront peut-être les armes mais il s’agira d’initiatives individuelles. Les Brigades Al-Qassam [la branche armée du Hamas – ndlr] se battront jusqu’au bout. Sans compter le Jihad islamique et la myriade de groupes armés qui gravitent autour de ces deux mouvements.

Israël demande également aux dirigeants du Hamas de libérer la totalité des otages israéliens. Ce à quoi ils répondent : « Impossible sans un accord de cessez-le-feu durable. » C’est leur unique carte pour empêcher Israël de continuer à pilonner Gaza en cas de trêve. Israël pousse le Hamas au pied du mur et ne lui donne pas d’autre choix que de combattre.

Y a-t-il une issue politique possible à cette impasse militaire ?

Lors de l’invasion israélienne du Liban en 1982, un accord politique a mis fin au siège de Beyrouth. Dix-mille combattants de l’OLP [Organisation de libération de la Palestine – ndlr] ont été évacués vers cinq pays arabes. Un scénario similaire est peu probable. Je doute que Yahya Sinouar les laisse partir ou qu’il leur demande de déposer les armes. Ce serait une trahison.

Je doute également qu’un seul pays arabe accepte d’accueillir 30 000 combattants des Brigades Al-Qassam, sans compter ceux du Jihad islamique et des autres groupes. C’est un mauvais calcul d’envisager une issue sans prendre en considération le Hamas. Ismaël Haniyeh [le chef du Hamas en exil – ndlr] parle d’une « illusion » et je me dois de lui donner raison sur ce point.

Il demeure pourtant nécessaire et urgent d’aboutir à une solution politique. Le Hamas pourrait par exemple accepter un cessez-le-feu durable, d’une durée de dix ans minimum, ce qui lui laisserait le temps de démanteler sa branche armée et de cesser ses attaques contre Israël. Il en va de la responsabilité d’Israël et des médiateurs – l’Égypte et le Qatar – de proposer la bonne formule permettant au Hamas de mettre fin aux combats et de libérer la totalité des otages.

Quel rôle ont joué les leaders du bureau politique du Hamas dans la préparation de l’attaque du 7 octobre ?

Les leaders du Hamas en exil comme Ismaël Haniyeh [qui vit au Qatar – ndlr] sont déconnectés de la branche armée., contrairement à Yahya Sinouar, le chef du bureau politique à Gaza, qui agit en chef militaire. Les leaders du mouvement à l’étranger n’avaient pas connaissance de l’attaque du 7 octobre.

Yahya Sinouar, qui a été détenu pendant plus de vingt ans en Israël et qui parle couramment l’hébreu, se vante de bien connaître la mentalité israélienne. Mais il a pourtant eu le tort de sous-estimer la réaction d’Israël.

Depuis l’Holocauste, les Israéliens mais aussi les juifs du monde entier le martèlent : ils ne vivront plus jamais ça. Des civils, des enfants, des femmes ont été tués ou enlevés au cours de l’attaque du Hamas. C’est un traumatisme pour les Israéliens. Je ne comprends pas comment quelqu’un ou quelque instance que ce soit ait pu prendre la décision de mener une attaque d’une telle ampleur sans se douter de la riposte à suivre.

Il s’agit d’une erreur stratégique majeure de la part du Hamas, car Israël ne mène pas une guerre contre les dirigeants et les combattants. Israël mène une guerre contre les civils palestiniens. Des enfants, des bébés, des femmes sont tués chaque jour dans des hôpitaux, des écoles, des gens sont enterrés vivants…

C’est une politique de destruction totale, même si le 7 octobre ne marque pas le début du conflit israélo-palestinien et que les Palestiniens subissent l’occupation israélienne depuis des décennies.

Un sondage publié à la mi-décembre par le Centre de recherche palestinien sur la politique et les sondages (PCPSR), un institut de sondage palestinien indépendant basé à Ramallah en Cisjordanie, indique que près des trois quarts des personnes interrogées en Cisjordanie et à Gaza approuvent l’attaque du 7 octobre tandis que les deux tiers pensent que le Hamas restera au pouvoir. Peut-on dire aujourd’hui que les Palestiniens apportent un soutien massif au Hamas ?

Il est impossible de conduire une enquête d’opinion fiable dans une zone de guerre, même au cours d’un cessez-le-feu, alors que selon l’ONU plus 90 % de la population a été déplacée de force. Ces gens vivent sous des tentes en plein hiver, sans accès à l’eau potable, ils sont affamés, ils ont perdu leur maison et surtout leurs proches. J’ai moi-même été dans cette situation, sans pouvoir trouver de quoi manger et sans pouvoir me laver.

Les civils palestiniens ne se comportent plus comme des êtres humains rationnels et j’ai du mal à croire que le Hamas a gagné en popularité à Gaza. C’est le cas en Cisjordanie où il y a certes des incursions israéliennes, mais sans commune mesure avec ce que vivent les Gazaouis. Ils sont conscients de payer le prix des choix hasardeux du Hamas, même s’ils ne le blâment pas publiquement.

Les plus critiques, ceux qui demandent aux combattants de se rendre et de libérer les otages, sont à l’étranger. À Gaza, les débats demeurent en cercles restreints pour le moment. Le jour où cette guerre prendra fin, de nombreuses voix s’élèveront pour demander des comptes au Hamas et remettre en question la logique de l’attaque du 7 octobre.

Le dernier bilan du ministère de la santé à Gaza fait état de 20 000 morts et de plus 50 000 blessés, et selon l’ONU, 60 % des infrastructures sont détruites. Si les combats cessent aujourd’hui ou demain et qu’Israël échoue à éradiquer le Hamas, ce dernier ne pourra pas crier victoire. Et il l’a bien compris.

Certains de ses membres déclarent qu’ils n’ont aucun problème à intégrer l’OLP car c’est un moyen de survie politique. Le Hamas sait désormais qu’il ne sera pas acceptable pour les Palestiniens qu’il continue de gouverner Gaza après la guerre.

À quoi pourraient ressembler les contours d’un après-guerre sans le Hamas au pouvoir dans la bande de Gaza ?

Benyamin Nétanyahou déclare à qui veut l’entendre qu’Israël continuera à occuper militairement Gaza. Il peut dire ce qu’il veut : ses jours à la tête du gouvernement sont comptés. Les États-Unis poussent l’Autorité palestinienne à reprendre la main sur Gaza mais la corruption de ce régime n’est plus à démontrer. Mahmoud Abbas doit partir.

Il faut donc que quelqu’un d’autre entre en scène. Certains noms sont évoqués : Mohammed Dahlan [ex-homme fort du Fatah à Gaza en exil aux Émirats arabes unis – ndlr], Salam Fayyad [ancien premier ministre de Mahmoud Abbas – ndlr], Hussein al-Sheikh [secrétaire général de l’OLP – ndlr].

Mais il pourrait y avoir un coup de théâtre, car le Hamas ne conclura pas d’accord avec Israël sans obtenir la libération de Marwan Barghouti qui est emprisonné par Israël depuis la seconde Intifada. C’est la seule personnalité politique capable de rassembler les Palestiniens mais aussi de renouer le dialogue avec les Israéliens, lorsqu’un nouveau gouvernement soucieux de trouver une solution à ce conflit sera en place.

Il faudra du temps aux deux parties pour se remettre à la table des négociations, mais c’est nécessaire pour mettre fin à ce cycle infernal et éviter une nouvelle guerre destructrice.

Julie Paris


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