Chili 1970 1973 : Bilan politique et nostalgie de l’Unité Populaire

samedi 20 avril 2024.
 

2) Chili, jeunes générations et passé douloureux - Nostalgía, bigote y empanada (blog Mediapart)

Quelques impressions sur la relation entre jeunes générations chilienne et française vis-à-vis d’un passé douloureux. Les 50 ans du coup d’État me permettent d’exprimer plusieurs ressentis, parfois difficiles à formuler mais qui, je l’espère, dénoueront des nœuds dont souffre la mélancolie de gauche dans son rapport à la voie chilienne vers le socialisme.

Pablo Barnier-Khawam

https://blogs.mediapart.fr/edition/...[QUOTIDIENNE]-quotidienne-20230916-170007&M_BT=1489664863989

"Mais tu sais que tu vas au paradis du néolibéralisme ? L’éducation y est comparativement plus chère qu’aux États-Unis, les pharmacies s’apparentent à des supermarchés, ta retraite s’envole vers les paradis fiscaux, l’eau est privatisée, et, en plus de ça, les élèves du secondaire ressemblent à des pingouins avec leur uniforme". Cet interlocuteur imaginaire est bien celui qui, à la suite d’un échange universitaire au Chili, a douché la nostalgie du militant de gauche français à la recherche des fantômes de l’Unité populaire (UP). Car c’est bien cet attrait pour une moustache bien taillée, des lunettes à l’épaisse monture, et une main levée vers l’infinie de l’ambition socialiste qui anime encore des générations à se rendre dans ce pays du compañero presidente Salvador Allende.

C’était pour moi en 2015 à mes 20 ans, mais pour d’autres quelques années auparavant et certainement de nouveaux suivront. Animé·es par la mélancolie de gauche, comme la nomme Enzo Traverso, il fut parfois difficile de se confronter aux étudiant·es chilien·nes à qui l’on sermonne un discours anti-impérialiste pris dans le romantisme que nous procurent les représentations folklorisantes diffusées en Europe. Et depuis quelle position ? Si celle de Français ne subit pas le même rejet qu’en Afrique, notamment grâce à l’aide que notre pays a pu apporter aux exilié·es fuyant Pinochet, elle reste celle d’un pays dominant et d’un capital inaccessible à une majorité de Chilien·nes. Ce sont donc deux fautes commises. La première renvoie à l’excès d’orgueil dans le besoin de prouver son attachement à une gauche véritable et que favorise le romantisme ; la deuxième à l’inconscience de sa position privilégiée face à ce village au sud des États-Unis qu’est l’Amérique latine, dixit Los prisioneros, et que nourrissent les vestiges de l’anti-impérialisme. Ces fautes structurent la trace particulière que l’Unité populaire a laissée dans la gauche occidentale. Prises dans une ambivalence entre les caractéristiques historiques du gouvernement d’Allende et sa réception, elles répondent à l’imaginaire de cette période du côté européen mais également à la vision que peuvent en avoir les jeunes chilien·nes. La nostalgie ne se fait donc pas toute seule et ne cesse ses allers-retours tant spatiaux que temporels.

Le romantisme d’abord. Car il y a une ingénuité d’Allende d’avoir cru jusqu’au bout que les institutions de la démocratie représentative chilienne et la puissance du droit le sauveraient des bombardements. Ou il savait bien que telle était l’issue lorsque le fascisme ne trouve plus de moyens institutionnels de s’imposer, mais il gardait espoir. Là était la force del Chicho, le surnom du président ; pouvoir retourner des institutions construites par une élite dirigeante dans le sens du pouvoir populaire, comme le scandaient les manifestant·es de l’époque. Il devait également être conscient que s’éloigner de cette voie institutionnelle, et des promesses du programme de la UP, signerait une fin encore plus rapide de son gouvernement et un risque de guerre civile. C’est le sens de ses demandes aux cordons industriels et aux Mapuche lorsqu’il les prie de suivre la voie institutionnelle pour respectivement prendre le contrôle des moyens de production et récupérer les terres spoliées.

Aujourd’hui, cette "voie chilienne vers le socialisme" est si tragique qu’a posteriori elle paraît désespérée. Son réalisme était pourtant criant à l’époque et a fait ses preuves pendant trois années dans un contexte où il était difficile de lui donner autant. Cette voie révolutionnaire, encore inédite dans son ampleur et sa volonté de réforme radicale, nourrit ce romantisme. Elle est si admirable que savoir qu’elle finit ainsi déchire beaucoup d’entre nous. Quel gâchis ! Mais, comme toute tragédie, sa douleur et son espoir survivent. L’appel des disparu·es et assassiné·es se fait toujours aux cris des "Presente" au Chili. Là-bas, les absent·es ont toujours raison, jusque dans les recoins du cimetière général de Santiago où finissent les marches du 11 septembre. Vue de France, cette époque et sa rupture en 1973 existent de manière si prégnante par la mélancolie qui l’anime. Enzo Traverso a bien compris que Carmen Castillo y est pour quelque chose, d’autant plus qu’elle réside en France, tout comme Patricio Gúzman d’ailleurs. Mais, de retour au Chili, ce romantisme traverse aussi les mouvements sociaux, bien qu’il se transforme parfois en camisole, sûrement jusqu’à ce que la gauche remporte une autre grande victoire. Et l’échec de la nouvelle constitution en 2022 signe plutôt un échec.

Le romantisme est fautif, et du point de vue français la faute est encore plus aisée, dans son ignorance de la complexité. Ce décalage vécu entre une figure d’Allende intouchable, perçue de loin, et l’explosion des divisions au sein de l’UP m’a fortement touché lors de mon arrivée au Chili. Sans trop vouloir généraliser, il me semble que cette expérience marque celles et ceux qui se confrontent à une jeunesse chilienne curieuse de son passé. "Tu ne connais pas le MIR ? Tu ne savais pas que le MAPU était une scission de la DC ? Bien sûr que le PS était plus radical que le PC à l’époque. Allende n’a jamais voulu armer le peuple, c’est donc le MIR qui avait raison. Tu connais sa position sur l’homosexualité ? Un machiste de plus". La romance ne survit pas à la complexité. Si l’idéal se brise, ses morceaux découvrent un univers de possibilités. La beauté de la figure laisse place à la jouissance du savoir. La fascination et la réflexion l’emportent sur la contemplation, comme chez Nikos Poulantzas et sa génération dans leur réflexion théorique sur l’État.

L’anti-impérialisme ensuite. C’est bien au Chili que je prends conscience d’une frontière Nord/Sud, bien que le pays du condor et du huemul soit partie de l’extrême-Occident, comme le rappelle Alain Rouquié. La différence n’est pas si grande en termes culturels mais elle est abyssale dans le raisonnement sur ce qui fait la richesse d’un pays. La jeunesse chilienne politisée formule aisément les thèses de la théorie de la dépendance, dont l’émergence et la diffusion s’est d’ailleurs faite à Santiago grâce à la Commission économique pour l’Amérique latine et les Caraïbes (CEPALC). Une accusation implicite pousse alors à interroger le prix — comme sacrifice et valeur économique — de la richesse du Nord. Allende avait une clairvoyance mais surtout un verbe sur ce sujet, que le discours à la tribune de l’Assemblée générale des Nations unies en 1972 et ses propositions lors de la troisième réunion de la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (CNUCED) organisée à Santiago la même année illustrent parfaitement.

Alors qu’être jeune et de gauche en France pousse à questionner en permanence les inégalités sociales, celles de la distribution mondiale des richesses disparaissent le plus souvent des discussions. Cela changera peut-être avec la question climatique, mais l’injustice internationale relève plus aujourd’hui d’une rhétorique tiers-mondiste un peu vieillotte que de revendications élaborées. Les débats sur l’extractivisme et postcoloniaux affleurent ces questions mais leur rejet du marxisme les conduit souvent à ignorer en bloc ce que la théorie de la dépendance a construit dans sa volonté de ne pas réduire l’analyse institutionnelle et politique au matérialisme. Pour ma part, je dois beaucoup au Chili dans ma perspective du monde comme système inégal.

Ce réflexe anti-impérialiste a également ses défauts. Le débat est bien connu face aux géopoliticiens qui font du pétrole, du gaz, du lithium et du cuivre une variable d’explication surdéterminante. Les États-Unis sont bien responsables du coup d’État de 1973 et, sans eux, il n’aurait sûrement pas eu lieu, mais leur politique de déstabilisation n’est pas une cause suffisante. L’intérêt pour les ressources naturelles ne motive pas non plus seulement leur impérialisme. Les soutiens à la Russie de Poutine ou à la Syrie de Bachar el-Assad de la part de militant·es chilien·nes de gauche bafouent strictement la mémoire de l’UP. Car il ne s’agit pas seulement de la violation des droits humains, mais de la destruction de peuples. Le coup d’État de 1973 avait la même visée : détruire un peuple qui s’était réuni pour défendre une ambition politique de changement et non pas une appartenance nationale qui finalement n’apporte que peu de bien-être.

Les changements générationnels se produisent et déplacent le contenu du romantisme comme celui de l’anti-impérialisme. Le groupe chilien des années 1980, Los prisioneros, a rythmé les manifestations d’octobre 2019, et non plus Inti-illimani ou Quilapayun associés à l’UP. Le mouvement féministe chilien a imposé au monde occidental la chanson "Un violeur sur ton chemin" et le drapeau mapuche habillait les foules sur l’Alameda, autant que le drapeau chilien et loin devant ceux des partis politiques, quasi absents. D’autres références et d’autres relations vis-à-vis du Nord se développent et font des mille jours du gouvernement Allende un rêve concret parmi d’autres. Le coup d’État de 1973 reste une blessure et elle n’est plus béante comme pour la génération qui l’a vécue. C’est la force de la nostalgie ; elle rappelle le passé avec douleur mais elle en fait aussi un éternel présent prêt à s’actualiser à chaque revendication.


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