10 décembre 2006 : Pinochet, le bouffon sanglant, entre au Panthéon des Salopards (Bernard Langlois, Politis)

mercredi 14 décembre 2022.
 

Ce type avait un nom de marionnette. Un mixte de Pinocchio et de Triboulet, le bouffon de François Ier. En plus, il se prénommait Auguste ! Dans ses uniformes d’apparat, sous la casquette et les lunettes noires (pourquoi les dictateurs aiment-ils tant les lunettes noires ?) on aurait pu le prendre pour un général d’opérette, échappé de la Grande-Duchesse de Gerolstein. Mais, si Pinochet était bien un bouffon, c’était un bouffon sanglant. S’il était bien une marionnette, c’était une marionnette criminelle et tortionnaire.

Augusto Pinochet est mort, à 91 ans. Qu’il grille en enfer !

Ce salaud emblématique fut le bourreau du peuple chilien, le principal responsable de l’assassinat, de la disparition, de l’emprisonnement et de la torture de milliers d’hommes et de femmes, ses concitoyens ; de l’exil de centaines de milliers d’autres, qui ne doivent la vie sauve qu’au fait d’avoir pu s’échapper à temps. Il est l’étrangleur de la démocratie chilienne qui, en toute régularité, avait choisi de vivre depuis trois ans (1970-1973) une expérience inédite de gouvernement d’unité populaire, sous la présidence du socialiste Salvador Allende, lequel préféra mourir dans son palais assiégé, à son poste, plutôt que de se rendre aux félons. En ce jour où l’ordure galonnée rend son âme noire au diable ­ à supposer qu’il y en ait un, à supposer qu’il en ait eu une ­, c’est d’abord à lui qu’on pense, Allende, ce grand bonhomme, bon homme, qui restera dans l’histoire du Chili et de l’Amérique latine comme un défricheur d’une voie socialiste et démocratique, soucieuse de rendre au peuple sa dignité, la maîtrise de son destin, le contrôle et la jouissance de ses richesses : Salvador Allende, face lumineuse d’un pays martyr dont Pinochet fut la noire figure.

Entre ici, Augusto Pinochet, dans ce trou où grouillent cafards et scolopendres, dans la poubelle de l’Histoire, ce Panthéon des salopards.

LE PLUS CON

Pinochet, c’était d’abord un médiocre, un nullard.

Ce fils de militaire, né en 1915 à Valparaiso, aux lointaines origines françaises (famille immigrée au XVIIIe siècle : hélas, nous n’avons pas donné au monde que les Lumières !) avait dû s’y prendre à trois fois pour intégrer l’École militaire. Médiocre carrière, déjà marquée par une vocation de garde-chiourme : le plus haut fait d’armes du capitaine Pinochet fut d’avoir commandé, dans le nord du Chili, le camp d’Iquique, où le régime Videla (2) avait enfermé les dirigeants communistes. Il gravit les échelons, à l’ancienneté, et devient général au moment où, ironie de l’Histoire, Allende accède à La Moneda (septembre 1970). L’armée chilienne, fait plutôt rare dans la région, n’a pas de tradition putschiste. Les dirigeants de l’Unité populaire, Allende le premier, ne se méfient pas d’elle ; d’autant moins que son commandant en chef, le général Carlos Prats, se montre parfaitement loyal au pouvoir civil (3). C’est pourtant au sein de l’armée que se fomente le complot, en étroite liaison avec Washington (Nixon, à propos d’Allende : « Il faut écraser au plus tôt ce fils de pute ! ») en même temps que les services secrets américains et l’argent des multinationales (ITT, notamment) s’emploient à déstabiliser le pays (blocus économique, grève des camionneurs...). Prats fait échec à un premier coup d’État en juin 1973, mais est contraint à la démission par ses pairs ; Pinochet lui succède : la deuxième tentative sera la bonne. Ce sera le putsch du 11 septembre 1973, dont le vrai organisateur est, selon les historiens, l’amiral Jose Merino, flanqué de deux autres brutes étoilées, le général Leigh (commandant l’aviation), qui fit bombarder La Moneda, et le général César Mendoza, patron des carabiniers (tous trois morts depuis). C’est Pinochet qui sera choisi pour prendre la tête de la junte.

Parce qu’il était le plus con ?

UN VIETNAM SILENCIEUX

Le plus docile, en tout cas. Oui, bien une marionnette, un pantin dont on tirait les fils via l’ambassade américaine, dans les bureaux de l’administration et des services yankees, ceux des bourses de New York et Chicago, ceux des grandes firmes à qui les télés, vous savez ? vendent nos « parts de cerveau disponibles »...

Lucide, le bon docteur Allende savait bien à qui il avait à faire. En témoigne ce discours, prononcé en décembre 1972, à la tribune de l’ONU. À relire et à méditer :

« Le drame de ma patrie est celui d’un Vietnam silencieux. Il n’y a pas de troupes d’occupation ni d’avions dans le ciel du Chili. Mais nous affrontons un blocus économique et nous sommes privés de crédits par les organismes de financement internationaux. Nous sommes face à un véritable conflit entre les multinationales et les États. Ceux-ci ne sont plus maîtres de leurs décisions fondamentales, politiques, économiques et militaires à cause des multinationales qui ne dépendent d’aucun État. Elles opèrent sans assumer leurs responsabilités et ne sont contrôlées par aucun parlement ni aucune instance représentative de l’intérêt général. En un mot, c’est la structure politique du monde qui est ébranlée. Les grandes entreprises multinationales nuisent aux intérêts des pays en voie de développement. Leurs activités asservissantes et incontrôlées nuisent aussi aux pays industrialisés où elles s’installent. Notre confiance en nous-mêmes renforce notre foi dans les grandes valeurs de l’humanité et nous assure que ces valeurs doivent prévaloir. Elles ne pourront être détruites ! »

1972 : On commençait tout juste à parler de « mondialisation » ...

LA DOCTRINE DE MONROE

Dès l’époque d’Allende, en effet, l’hydre étendait ses tentacules. Sous la protection musclée et avec la bénédiction paterne de « la plus grande démocratie du monde ».

Et le trop long règne de Pinochet Ier (il ne finira par céder le pouvoir qu’en 1990, après s’être bien gavé de dollars) fut aussi celui de la « dérégulation ». Le Chili sous la botte devint le laboratoire idéal de la mise en application des théories ultralibérales de « l’école de Chicago » et de son gourou, Milton Friedman, qui tendent à s’appliquer aujourd’hui à toute la planète : déréglementation sociale, bradage des services publics, rentabilisation maximale des capitaux, multiplication des poches de pauvreté, des chômeurs, des exclus, des sans-logis, des travailleurs pauvres. Il fut aussi le lieu de la décimation de toute une génération de militants politiques et syndicaux, comme ce fut aussi le cas en Argentine, au Brésil, en Uruguay, partout où, en Amérique latine ou dans le monde, des peuples relèvent la tête et tentent de secouer le joug. L’Amérique latine est aujourd’hui sortie de sa longue nuit, une nouvelle génération a relevé le gant, repris le combat contre l’hydre : sous des formes diverses, selon les pays. N’ayons aucune illusion, l’Empire va contre-attaquer, contre-attaque déjà, avec les mêmes méthodes ; et trouvera et trouve déjà partout ses alliés habituels : les bourgeoisies compradores et les éléments factieux des forces armées. Brésil ou Chili ne gênent guère, pour le moment, qui, dirigés par des socialistes tempérés, se comportent en « gérants loyaux du capitalisme », comme disait Blum. Déjà plus inquiétant, le Nicaragua, pour la charge symbolique que représente la victoire d’Ortega, même s’il n’a plus grand-chose à voir avec le sandinisme originel ; ou l’Argentine de Kirchner, dans l’ambiguïté de son « péronisme de gauche » ; ou encore ce Mexique en pleine ébullition. Mais les vraies « dangereux », outre Cuba, toujours, sont la Bolivie de Morales et plus encore le Venezuela de Chavez, avec sa révolution bolivarienne contagieuse en diable... Les États-Unis d’Amérique n’ont jamais admis le « désordre » dans leur « arrière-cour », appliquant sans faiblesse la fameuse doctrine de Monroe (James, pas Marilyn), qu’on peut résumer ainsi : « L ŒAmérique aux Américains. » (4)

C’est en application de cette « doctrine » que les États-Unis sont intervenus de multiples fois, directement et indirectement, dans les affaires intérieures des États d’Amérique centrale et latine ; et qu’ils continueront de le faire. Autant le savoir. Mais les peuples américains ont une chance historique : grâce à Bush et aux néos-cons, la doctrine de Monroe s’applique aujourd’hui au monde entier. Et l’Empire s’est empêtré dans les aventures orientales, ce qui nuit un peu à son efficacité dans sa sphère d’influence immédiate. Puissent-ils en profiter pour avancer hardiment ; sans jamais oublier la leçon du Chili.


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