Accident du travail – Silence des ouvriers meurent

dimanche 3 novembre 2019.
 

Professeur d’histoire en Seine-saint-Denis, Matthieu Lépine recense depuis janvier 2019 tous les accidents du travail via un compte twitter @DuAccident et une page Facebook Accident du travail : silence, des ouvriers meurent. Il explique pourquoi et ce qui ressort de ce travail.

Le 3 janvier 2019, Michel Brahim, ouvrier auto-entrepreneur de 68 ans et sous-traitant d’une entreprise d’étanchéité, décédait à la suite d’une chute de 18 mètres depuis le toit de la préfecture de Versailles. Deux semaines plus tard, Franck Page, un jeune coursier à vélo de 19 ans, était mortellement fauché par un camion à Pessac au cours d’une livraison pour Uber eats. Ne pouvant bénéficier d’une retraite à taux plein le sexagénaire était contraint de poursuivre son activité professionnelle. De son coté, l’étudiant en économie devait cumuler bourse et travail. Ces deux drames, illustrent tragiquement les évolutions récentes du monde du travail. Touché par ces deux trajectoires, il fallait ses lancer dans un recensement méticuleux des accidents du travail en France.

Pour rappel, « est considéré comme accident du travail, quelle qu’en soit la cause, l’accident survenu par le fait ou à l’occasion du travail à toute personne salariée ou travaillant, à quelque titre ou en quelque lieu que ce soit, pour un ou plusieurs employeurs ou chefs d’entreprise » (article L411-1 du Code de la sécurité sociale). Officiellement, 633 000 accidents sur le lieu de travail ont été répertoriés en 2017. 530 mortels. Ce sont ces chiffres, les seuls qui existent, qui sont utilisés dans le débat public sur le sujet. Si on y ajoute les accidents de trajet, les maladies professionnelles ou encore les suicides, environ 1200 personnes meurent officiellement du travail chaque année en France. Mais ces données ne permettent pas d’analyser le sujet dans sa globalité et donc de pouvoir être à la hauteur des enjeux qui l’entourent. Les seuls chiffres officiels concernant les accidents du travail sont ceux de la Sécurité sociale. Problème, ils ne prennent donc pas en compte des millions de travailleurs. En effet, salariés de la Fonction publique, indépendants, auto-entrepreneurs, agriculteurs, travailleurs détachés, travailleurs sans-papiers figurent aujourd’hui dans un angle mort statistique. J’ai décidé de les intégrer dans le recensement quotidien que je mène depuis le début de l’année.

À travers la presse quotidienne régionale en ligne (PQR) ou des témoignages qui me sont parvenus 784 victimes d’accidents graves dont 282 mortels ont pu être recensés au cours des neuf derniers mois. Il s’agit évidement d’un bilan bien en deçà de la réalité mais qui permet cependant de tirer un certains nombre d’enseignements. Le BTP apparaît tout d’abord très clairement comme le secteur le plus impacté. Il représente 1/3 des accidents mortels répertoriés. Les chutes depuis des toits ou des échafaudages, les chocs avec des machines ou encore les effondrements de charges diverses (outils, matériaux...) y sont nombreux. Les ouvriers, dont bon nombre d’intérimaires ou de sous-traitants, et les artisans du bâtiment en sont les premières victimes. Pour exemple, en mai dernier, un ouvrier de 44 ans était écrasé par le chargement d’une grue sur un chantier de Vinci Construction à Nanterre. Le monde agricole apparaît ensuite comme particulièrement touché avec une cinquantaine d’accidents mortels dont plus de la moitié durant l’été. Dans ce secteur, les accidents de tracteur ou les manipulations d’engins agricoles représentent les principales sources de blessures pour les agriculteurs, ouvriers agricoles ou travailleurs saisonniers. Au cours du mois d’août, Patrick Begeon, exploitant de 48 ans, a ainsi été retrouvé mort sous une déchaumeuse. À noter, qu’aucun suicide n’a été recensé à travers la Presse quotidienne régionale pendant cette période. Chacun sait malheureusement pourtant qu’un agriculteur se suicide tous les deux jours en France. Ce sont les secteurs des transports routiers et de l’industrie qui apparaissent enfin parmi les plus accidentogènes. Il s’agit là essentiellement d’accidents de la route pour les chauffeurs (20% des accidents mortels au travail sont des accidents de la route) et de problèmes de manutention ou liés à l’utilisation de machines pour les ouvriers. Clément, salarié d’une filiale de Véolia âgé de 35 ans, est ainsi décédé courant mai dans un centre de tri. Il a eu la cage thoracique compressée par une machine après que son bras a été attrapé par celle-ci. Il se trouvait seul au moment des faits.

Pour Rachel Saada (avocate spécialiste en droit du travail) les principales causes des accidents sont « la surcharge de travail, la polyvalence imposée et la course contre le temps ». Les sous-effectifs sur certains postes ont en effet pour conséquence d’accroître la charge de travail des salariés. Ce qui génère de la fatigue, du stress et joue inévitablement sur leur santé. Lorsque de surcroît la tâche à accomplir est confiée à des ouvriers parfois inexpérimentés, non formés ou extérieurs à l’entreprise, le risque est accentué. En ce sens, le recours massif sur certains chantiers aux sous-traitants ou encore aux travailleurs intérimaires n’est pas sans conséquences. La mort en 2017 de Quentin Zaraoui-Bruat, cordiste intérimaire débutant de 21 ans, non formé en matière de sécurité, non encadré, et intervenant dans un espace confiné (silo), en est la triste illustration. Cet état des choses s’accompagne par ailleurs aujourd’hui d’une volonté croissante de rendre le salarié acteur de sa sécurité et de sa santé au travail favorisant ainsi la déresponsabilisation des donneurs d’ordre. Là où pourtant, la réflexion devrait être tournée autour de l’organisation du travail, de la prévention des risques, de la formation des salariés ou encore du renforcement des liens humains au sein de l’entreprise. Les sociétés comme Uber eats ou Deliveroo représentent aujourd’hui ce système poussé à son extrême. De jeunes coursiers, faussement indépendants car soumis aux algorithmes des plateformes, sont ainsi poussés à prendre des risques pour une course à 5 euros. Franck Page, 19 ans, y a ainsi laissé sa vie. Karim, 19 ans, y a aussi laissé la sienne. Mourad, 24 ans, en est sorti tétraplégique et sous assistance respiratoire.

À chaque recensement d’un accident du travail, un signalement est envoyé à Muriel Penicaud via le compte twitter @DuAccident (à la manière de David Dufresne sur les violences policières). Il parait en effet indispensable d’interpeler les pouvoirs publics sur le sujet. La simple lecture de ce tweet d’Aurore Bergé (députée LREM) suffit à comprendre que le chemin est encore long : « Mourir au travail : sérieusement ? On en est encore là de la vision du monde du travail ? » (21 avril 2019). Les accidents du travail ne sont pas une fatalité. Il est possible de les combattre. Force est de constater que les mesures prises ces dernières années par les gouvernements successifs ne vont pas le bon sens : détricotage du Code du travail, de l’Inspection du travail, de la Médecine du travail, des CHSCT, faiblesse des moyens alloués aux juridictions du travail... L’indifférence des médias mainstream pour le sujet n’arrange rien. Il faut croire que certains morts ne comptent pas.

Matthieu Lépine


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