Tortures : Coups de fouet et chocs électriques pour les féministes saoudiennes emprisonnées

jeudi 29 novembre 2018.
 

Selon des informations du « Monde », neuf militantes arrêtées par Riyad en milieu d’année ont été torturées. C’est la première fois que des détenues sont soumises à de tels traitements dans le royaume.

Les militantes féministes incarcérées en Arabie saoudite, dont l’arrestation, en milieu d’année, avait coïncidé avec la levée de l’interdiction faite aux Saoudiennes de conduire, ont été soumises en prison à des actes de torture et l’une d’entre elles au moins a été victime de harcèlement sexuel. C’est ce qu’affirment trois sources proches de ces détenues, présentées par Riyad comme des « espionnes », avec lesquelles Le Monde a pu s’entretenir.

L’ONG de défense des droits de l’homme Amnesty International, qui dispose de témoignages similaires, a publié, mardi 20 novembre en fin d’après midi, un communiqué formulant les mêmes accusations. Les autorités saoudiennes, que Le Monde a contactées lundi, n’ont pour l’instant pas réagi à ces allégations, aussi graves qu’inédites.

Celles-ci risquent de ternir encore un peu plus l’image du royaume, déjà ébranlé par l’assassinat du journaliste Jamal Khashoggi, le 2 octobre, dans le consulat saoudien d’Istanbul. L’Agence centrale de renseignement (CIA) américaine, à l’unisson de la plupart des bons connaisseurs de la monarchie, a attribué ce crime au prince héritier Mohammed Ben Salman (« MBS »), l’homme fort de la couronne, surnommé « MBS », que M. Khashoggi, en exil aux Etats-Unis, critiquait fréquemment dans ses écrits.

« C’est du jamais-vu, affirme l’un des informateurs du Monde, familier des questions de droits de l’homme en Arabie saoudite, qui a requis l’anonymat. Jusque-là, les femmes emprisonnées dans le royaume souffraient des irrégularités habituelles de procédures, comme la privation d’avocat, de médicaments ou de visites. Nous n’avions jamais entendu parler, dans le passé, de mesures aussi agressives. »

« Traîtresses »

Entre le mois de mai et le mois de juillet, les figures les plus célèbres de l’embryonnaire mouvement de défense des droits des femmes en Arabie saoudite ont été à tour de rôle arrêtées par les services de sécurité du royaume. Quatre d’entre elles, parmi les plus âgées, ont été relâchées. Neuf sont toujours incarcérées dans la prison centrale de Djedda, sur la côte ouest du pays.

« Durant les premiers mois de leur détention, elles ont toutes subi des coups de fouet et des chocs électriques, assure l’une des sources, qui ajoute avoir connaissance d’au moins un cas de comportements déplacés à caractère sexuel. Nous savons qu’à la suite de ces tortures, l’une des prisonnières ne pouvait plus se tenir debout et qu’une autre était prise de tremblements tels qu’elle ne pouvait pas saisir le moindre objet. Nous savons aussi que l’une d’elles a tenté à plusieurs reprises de se suicider. »

Dans une série de « unes » à sensation, la presse officielle s’est déchaînée contre ces militantes, les qualifiant de « traîtresses » à la solde des « ambassades étrangères ». Dans une interview à l’agence Bloomberg, au mois d’octobre, « MBS » les avait accusées d’être en lien avec des services de renseignement affiliés au Qatar et à l’Iran, les deux bêtes noires de l’Arabie saoudite. Mais aucune d’entre elles n’a pour l’instant été formellement inculpée.

« La lumière allumée dans leurs cellules »

Selon les témoignages recueillis par Le Monde, les actes de torture ont cessé à partir du mois de septembre ou d’octobre, mais les mauvais traitements n’ont pas pris fin. « La lumière est toujours allumée dans leurs cellules, de jour comme de nuit, et la climatisation est poussée à fond, témoigne une autre source. Certaines des femmes sont toujours à l’isolement, sans pouvoir communiquer avec leurs proches. Les autres ont droit à un coup de téléphone toutes les semaines et seulement une visite de leur famille par mois »

Les neuf prisonnières sont représentatives de la longévité du mouvement féministe saoudien. On trouve parmi elles des pionnières de la cause des femmes en Arabie, actives depuis les années 1990, comme l’universitaire Aziza Al-Youssef, âgée de 60 ans, spécialiste d’informatique, et la quinquagénaire Hatoun Al-Fassi, historienne de profession. Et des militantes beaucoup plus jeunes comme Lujain Al-Hathloul, âgée de 29 ans, déjà emprisonnée en 2014 pendant soixante-dix jours pour s’être présentée à la frontière entre l’Arabie saoudite et les Emirats au volant d’une voiture.

Toutes ces femmes s’étaient évidemment réjouies lorsqu’en septembre 2017 un décret du roi Salman, père de « MBS », avait annoncé la prochaine levée du veto sur la conduite des femmes. L’abolition de cet archaïsme caricatural, emblématique du programme de modernisation sociale conduit par le prince héritier, venait couronner des années de lutte.

La fête avait été de très courte durée, car aussitôt après l’annonce, plusieurs de ces frondeuses avaient reçu des consignes des autorités, leur interdisant de s’exprimer dans les médias. Une mesure interprétée à l’époque comme une manière de leur dénier tout rôle dans cette avancée historique, de dissuader d’autres courageuses de leur emboîter le pas et d’apaiser le camp conservateur, choqué par la décision royale.

« Traitement extrajudiciaire »

Leurs arrestations, menées par vagues successives, en amont et en aval de l’entrée en vigueur du décret, le 24 juin 2018, avaient choqué l’opinion publique internationale et singulièrement écorné l’aura de réformateur de Mohammed Ben Salman. Ces mesures étaient toutefois en conformité avec sa politique de tolérance zéro à l’égard des dissidents et de toute personne susceptible de lui faire de l’ombre. Un trait de caractère déjà manifesté en novembre 2017, lors de l’enfermement de centaines de VIP et rivaux potentiels du prince dans les suites du Ritz-Carlton de Riyad.

Selon les sources du Monde, la violence infligée aux neuf détenues n’est d’ailleurs pas le seul point commun avec le traitement réservé à ces dignitaires. Comme eux, les femmes ont été retenues jusqu’en septembre dans un lieu privé, semblable à un hôtel, probablement moins luxueux que le Ritz, mais placé en dehors, comme ce palace, du système pénitentiaire ou policier normal. Comme eux, elles ont été interrogées par des hommes masqués. Il semblerait d’ailleurs que le conseiller médias de MBS, le célèbre Saoud Al-Qahtani, impliqué dans l’assassinat de Jamal Khashoggi et déjà à la manœuvre dans les couloirs du Ritz-Carlton, ait participé à ces interrogatoires.

« Il a parlé à l’une des femmes qui, malgré son masque, l’a identifié, grâce notamment à sa voix, assure une source proche des détenues. Il lui a dit qu’elle était une traîtresse et qu’elle serait exécutée ou qu’elle finirait ses jours en prison. On est confronté au même traitement extrajudiciaire que dans l’affaire du Ritz-Carlton. Avec la torture, c’est la marque du nouveau système politique saoudien. »

Au début du mois d’octobre, face aux journalistes de Bloomberg, de la même façon qu’il avait écarté toute responsabilité du royaume dans la disparition de Jamal Khashoggi, « MBS » avait nié tout abus dans l’arrestation de ces militantes féministes. « Je ne dispose d’aucune information suggérant qu’elles n’ont pas été traitées conformément au droit saoudien et aux procédures en vigueur en Arabie saoudite », avait-il déclaré.

Benjamin Barthe (Beyrouth, correspondant)


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