Que cache l’usage de l’expression «  société civile  »  ?

mercredi 28 juin 2017.
 

Rappel des faits. Le nouveau président de la République, Emmanuel Macron, met en avant la «  société civile  ». C’est le cas aussi de nombreux mouvements en faveur d’une «  démocratie directe  »...

Table ronde avec Catherine Colliot-Thélène, philosophe, professeure à l’université de Rennes-I, Gautier Pirotte, professeur à l’université de Liège (Belgique) en socio-anthropologie du développement et auteur de la Notion de société civile (1) et Jacques Bidet, philosophe, professeur émérite à l’université Paris Ouest-Nanterre- La Défense et auteur (2).

Nommer des personnes «  issues de la société civile  » à un exécutif ou les investir aux législatives est-elle, selon vous, une manière de partager le pouvoir  ?

Catherine Colliot-Thélène Ce qui commande la sélection de personnes issues de la société civile est l’idée que les dirigeants politiques se font des points de vue qui méritent d’être entendus et pris en considération. Rien d’étonnant par conséquent à ce que, bien que les individus concernés aient été jusqu’alors étrangers à la classe politique, ils en soient cependant proches par leurs origines et leurs statuts sociaux.

Gautier Pirotte Entre la société civile du nouveau président Macron et celle des mouvements comme Nuit debout ou des Indignés par exemple, si on utilise le même terme de société civile, on ne parle pas tout à fait de la même chose. La société civile est un «  buzzword  », un mot à succès au contenu finalement assez vague. C’est cette ambiguïté qui rend la société civile si populaire. Chez Macron, le recours à la notion de société civile fait partie intégrante d’une stratégie de renouvellement de la classe politique. Il prête à la société civile la capacité de renouveler l’élite politique, de faire apparaître des femmes et des hommes politiques neufs, sans casseroles, sans affaires. C’est une société civile de gens propres sur eux, compétents, idéalement jeunes et dynamiques. Il s’agit plutôt d’individus disposant d’un profil socio-économique assez élevé  : on y trouve davantage des cadres, des chefs d’entreprise. Au fond, en proposant une image idéalisée d’une société civile propre et experte, cela revient à surfer sur la vague de critiques qui s’abat sur la classe politique, une classe qui est «  forcément  » corrompue et même incompétente. C’est un jeu dangereux qui flirte avec une tendance populiste déjà observée ailleurs. Il serait également dangereux de réduire la société civile à la vision présidentielle. Les mouvements en faveur d’une démocratie directe, les mouvements de contestation aux politiques d’austérité, du capitalisme mondialisé s’inscrivent dans une autre approche, dans la tradition contestataire de la société civile. La société civile, c’est aussi l’opposition, la contestation, le contre-pouvoir, ainsi qu’un lieu d’émergence de pratiques sociales, culturelles, politiques ou économiques alternatives.

Jacques Bidet Le terme de société civile, un joli mot, est tout sauf innocent. Dans la tradition libérale, il désignait la «  sphère des rapports privés  », et éminemment celle des rapports capitalistes, par opposition à la sphère étatique. À travers le développement des luttes populaires, altermondialistes, etc., des nouveaux mouvements sociaux, s’est peu à peu affirmé un tout autre sens  : la société civile, vraiment civile, c’est celle qui se manifeste sous la forme associative sur le terrain syndical, féministe, écologique, à l’encontre de l’homophobie, du racisme, pour le droit au logement, à l’habitat, aux soins, etc. La «  motion de synthèse  » se réalise quand un pouvoir «  ni droite ni gauche  », comme on sait, opère un obscur mélange entre le privé et l’associatif  : la «  société civile  », c’est maintenant tout ce qui n’émane censément pas de la sphère politique. Plus précisément  : ce qui n’émane pas du monde des partis politiques. On ne sort pas de l’imaginaire du vieux libéralisme. On l’engage dans la petite musique qui fait entendre que l’on dépasse non seulement le clivage droite-gauche, mais aussi l’exorbitant pouvoir des partis pour se rapprocher des lieux où des citoyens exemplaires s’engagent dans la solution des problèmes concrets.

La «  société civile  » contient-elle aussi un éloignement des citoyens de la politique et des décisions et/ou d’un contournement des volontés populaires et des espaces démocratiques élus  ?

Gautier Pirotte C’est la délicate question de la représentativité de la société civile que vous posez ici. En fonction de la définition qu’on donnera de la société civile, la composition de celle-ci évoluera. Dans le cadre de la stratégie du président de la République, il n’y a pas vraiment de problème de représentativité car les hommes et femmes issus de la société civile qui intègrent le gouvernement ou la campagne des législatives sous la bannière «  LREM  » correspondent aux critères attendus. On pourrait penser que les mouvements nettement plus à gauche soient plus démocratiques et représentatifs de la société civile. Ils intègrent davantage les oubliés du casting d’Emmanuel Macron en tout cas  : les chômeurs, la France rurale, les étudiants, les retraités… Mais il faut garder à l’esprit que tout acte de participation à la société civile révèle un coût, que ce soit en temps, en énergie, en argent. Ce coût n’est pas également réparti dans la société. Toute société civile est inégalitaire. Pour réduire cette inégalité, il s’agit tout d’abord de favoriser au maximum l’accès à la société civile, de limiter toutes les entraves politiques, économiques, sociales ou culturelles afin de favoriser la participation à la société civile de toutes et tous. Il faut aussi que l’État, qui est le réceptacle des doléances, des recommandations des acteurs de la société civile, fonctionne toujours bien avec comme ambition la définition de l’intérêt collectif supérieur. Dans un système démocratique, la société civile n’a d’intérêt que dans le binôme d’équilibre des puissances entre elle et l’État.

Jacques Bidet Ce qui est frappant dans la désignation des ministres et des candidats d’En marche  ! aux élections législatives, c’est l’entrée en force directe des intérêts privés dans les organismes parlementaires et gouvernementaux. Les sociologues l’ont fortement souligné. Michel Offerlé, spécialiste des partis politiques et du patronat, le montrait dans le détail dans un grand article paru dans Libération du 24 mai. La «  société civile  » que Macron met en place est faite de non-professionnels de parti, qui ont en commun de baigner directement dans le monde de l’entreprise, même s’ils sont par ailleurs passés par l’ENA ou la haute administration. Il peut, pour l’anecdote, s’agir d’économie sociale (Jean-Marc Borello) ou, pour mieux la neutraliser, de la mouvance écologique (Nicolas Hulot), mais ce qui domine, c’est la proximité au monde de la finance. On comprend l’accueil enthousiaste du Medef, qui y retrouve les siens en bonne place. Voilà à quoi sert la société civile  : les membres de partis, même de droite, s’attendent à avoir des comptes à rendre à leurs électeurs. Si le parti a soutenu la loi travail, on doit affronter la vindicte des mécontents. Les membres de la société civile n’ont de comptes à rendre à personne, sinon au chef de l’État, qui peut se choisir des fidèles présumés.

Catherine Colliot-Thélène La notion de société civile a une longue histoire, que l’on peut faire remonter jusqu’à l’Antiquité. Il n’est pas nécessaire pourtant d’aller chercher si loin pour comprendre le sens qu’a l’expression aujourd’hui dans la langue des responsables politiques et des médias. Lorsque l’on parle, à propos des membres d’un gouvernement récemment constitué (ou à propos de candidats aux élections législatives), de personnalités «  issues de la société civile  », on entend par là qu’elles n’ont pas antérieurement exercé de responsabilités politiques, et qu’elles n’étaient pas non plus membres d’un parti politique déterminé. Ce ne sont pas, ou ce n’étaient pas jusqu’alors des professionnels de la politique. Les commentateurs peuvent discuter dans chaque cas la réalité de la virginité politique des individus concernés. Mais l’important est ailleurs  : le fait que des responsables politiques éprouvent le besoin d’appeler à leurs côtés des personnalités qu’ils présentent ostensiblement comme étrangers à leur milieu est le symptôme d’un malaise de la représentation démocratique, à un double titre. C’est d’abord l’aveu que la classe politique a perdu le contact avec la société qu’elle est supposée représenter, de manière directe ou indirecte, par le biais de mécanismes institutionnels qui reposent tous en dernière instance sur le vote populaire, c’est-à-dire sur le consentement de la société. Le but de ces mécanismes institutionnels est de permettre la production d’une volonté politique une à partir d’une société divisée par des divergences d’intérêts et d’idéologies. Que les responsables politiques pensent cela est la reconnaissance de ce que ces mécanismes institutionnels n’assurent plus la fonction médiatrice qui les justifie. Malaise de la représentation aussi, parce que le recours à ces personnalités est une solution fictive au manque de représentativité des responsables politiques, qu’il aggrave plutôt qu’il ne le corrige. Quelles que soient en effet les qualités et les compétences des personnalités en question, elles ne peuvent passer pour représenter la société civile, dans la mesure où ce n’est pas à celle-ci qu’elles doivent d’accéder à des fonctions publiques, mais au choix discrétionnaire des dirigeants politiques.

Cette expression de «  société civile  » est employée dans les textes européens en lien avec celui de «  gouvernance  » pour justifier une intégration économique et sociale aux exigences néolibérales du marché globalisé. En appeler à la «  société civile  » , cela redéfinit-il ou alors cela évacue-t-il, selon vous, la question sociale et l’enjeu de classes  ?

Catherine Colliot-Thélène Il est des raisons, anciennes (la professionnalisation de la politique) ou plus récentes (la technocratisation croissante de son mode d’exercice), qui expliquent le discrédit qui frappe les grands partis politiques. La raison la plus déterminante est que les grands partis qui ont assumé les responsabilités gouvernementales durant les dernières décennies ne figurent plus des projets de société suffisamment distincts pour que leur opposition constitue pour les citoyens une véritable alternative. Dans les termes du philosophe Claude Lefort, on dira qu’ils ne peuvent plus représenter la division sociale, pas même de façon sommaire et approximative. «  Briser les codes  », telle est la volonté affirmée de l’équipe réunie autour d’Emmanuel Macron. Qu’entendre par là  ? Éliminer les partis qui ont mené, lorsqu’ils étaient aux commandes du pouvoir, des politiques si peu différentes qu’ils ont ruiné l’idée de choix politique  ? Ou bien mettre fin à l’opposition droite-gauche, que ces partis eux-mêmes ont largement contribué à vider de sens  ? La seconde interprétation paraît bien être la bonne, ce qui revient à la volonté de neutraliser plus encore l’expression de la division sociale, c’est-à-dire de la réalité de la société civile.

Gautier Pirotte La société civile n’est ni de gauche ni de droite. Ces documents s’inscrivent habituellement dans une tradition libérale de la société civile qui fait davantage référence à la liberté des acteurs, à leur esprit d’entreprise, à l’innovation, à la créativité. Mais la société civile, c’est aussi un contre-pouvoir, un espace de contestation, de révoltes plus que de réformes. C’est donc aussi un lieu qui peut et même doit être investi par le citoyen pour vitaliser la question sociale. La société civile ce n’est pas seulement James Mandeville ou Adam Smith, c’est aussi Antonio Gramsci.

Jacques Bidet La société civile est là pour donner les moyens de la bonne «  gouvernance  », un mot qui signifie la symbiose des pouvoirs privés et des pouvoirs publics, c’est-à-dire la tutelle des premiers sur les seconds. Elle fonctionne comme le lieu d’amalgames des deux «  élites  »  : celle au service des grands groupes et celle investie dans la haute fonction publique, qui n’est vraiment bonne pour les plus hauts services qu’au terme du passage de l’un à l’autre. Cela vaut aussi bien au niveau modeste de la région, comme l’administration de Gérard Collomb en donne la preuve dans l’agglomération lyonnaise, qu’au niveau national, où les enjeux sont déjà mondiaux, où l’on a vu briller l’actuel premier ministre à la direction d’Areva et le secrétaire de l’Élysée au FMI. Ce n’est plus le vote citoyen qui labellise nos dirigeants, mais leur carrière publique-privée. C’est là le chemin suivi par le courant social-démocrate pour s’insérer subrepticement dans le courant du fleuve néolibéral. C’est un risque aussi qu’il prend, car on ne tardera sans doute pas à voir tomber ces habits neufs de la vieille droite, et à reconnaître d’autant plus facilement le gouvernement des patrons qu’on aura d’autant mieux masqué le pouvoir de leurs partis, de ces partis derrière lesquels ils se cachaient. Affaire de lutte de classes. Il semble qu’elle se soit déjà remise en marche, sans attendre l’arrivée de nos nouveaux amis «  civils  ».

NOTES

(1) La Notion de société civile. Éditions la Découverte, collection «  Repères  », 2007.

(2) Dernier ouvrage paru  : Marx et la loi travail aux Éditions sociales  ; à paraître le Peuple comme classe et la question du tiers-parti.

La société civile, Marx et Gramsci

S’inspirant de Hegel, le jeune Karl Marx distingue «  société civile  » et «  État  », «  bourgeois  » et «  citoyen  ». Dans l’Idéologie allemande, il critique «  la classe de la société civile qui tire bénéfice de la propriété privée  ». Marx prendra ensuite ses distances, notamment dans le Capital, avec l’étatisme. Antonio Gramsci ira plus loin avec sa réflexion sur le rôle du Parti en faisant la distinction entre «  société civile  » et «  société politique  ».

Entretiens réalisés croisés par Pierre Chaillan

L’Humanité


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