La classe moyenne, cette anticlasse censée les absorber toutes

samedi 21 janvier 2012.
 

Doit-on accepter toutes les notions de sociologie sans s’interroger sur leur rôle  ?

Par Jean Lojkine, sociologue.

Mais qui sont donc les « classes moyennes »  ? Tout le monde s’y réfère, personne ne les définit. Ce n’est ni la classe ouvrière opposée à la bourgeoisie capitaliste, ni la bourgeoisie anglaise coincée entre l’aristocratie terrienne et le prolétariat industriel, ni les anciennes classes du mode de production féodal  : paysans, artisans, commerçants, professions libérales.

On a voulu y voir la figure symbolique d’une « lutte des classes » apaisée par la mobilité sociale, « l’ascenseur social » qui aurait réussi à intégrer la majorité du salariat (des ouvriers qualifiés aux cadres) dans les institutions créées par la bourgeoisie capitaliste, notamment l’État social, protecteur, régulateur, et ses instances de représentation politique. En réalité, la classe moyenne, c’est « l’anticlasse », la classe qui ne s’oppose à aucune autre, parce qu’elle est censée les absorber toutes. C’est le mythe d’une société d’abondance et d’intégration consensuelle en période de croissance capitaliste. A contrario, en période de crise, la classe moyenne devient synonyme de société des « inclus » opposés aux « exclus », substitut du clivage de classe  : la classe moyenne devient alors le porte-drapeau des salariés à statut enfermés dans leurs ghettos de « riches », entourés par la masse anonyme des « sans »  : sans-papiers, sans-travail, sans-domicile, sans-patrie. La solidarité de classe contre l’exploitation capitaliste s’efface alors devant la peur de l’autre, le repli identitaire.

Le mythe de la classe moyenne est diffusé aussi bien par la social-démocratie (depuis ses origines, dans la social-démocratie allemande avec Bernstein) que par la droite et les libéraux. Il est invalidé aujourd’hui plus qu’hier par la profondeur de la crise systémique qui a fait éclater ce faux concept en révélant les formes nouvelles des rapports de classes. La « classe moyenne » cache en réalité un conflit majeur entre des fractions prolétarisées du salariat intellectuel et une fraction ultraminoritaire des cadres dirigeants qui bénéficie des retombées de la financiarisation du capital (stock-options, actions, dividendes). Chômage, précarisation, paupérisation, destruction de la culture du service public, servitude volontaire des cadres à l’autonomie contrôlée, dessinent des formes nouvelles de prolétarisation, sans pour autant s’identifier au prolétariat ouvrier.

L’idéologie dominante tente aujourd’hui d’occulter ce rapprochement objectif complexe des ouvriers et des salariés intellectuels en masquant le caractère multiclassiste des révolutions arabes et du mouvement des Indignados dans les pays occidentaux. En Égypte, les étudiants diplômés de la place Tahrir ont été rejoints par les syndicalistes des industries du textile  ; en Tunisie, les jeunes diplômés au chômage ne doivent pas cacher les manifestations des salariés des usines de bauxite de Gafsa.

Dans les pays occidentaux, et notamment en Europe, l’idéologie dominante tente d’opposer le « libéralisme culturel » des « classes moyennes » diplômées à l’autoritarisme conservateur, populiste des classes populaires et notamment des catégories ouvrières, attirées par le vote pour les partis d’extrême droite xénophobes. Au libéralisme culturel des salariés éduqués s’opposeraient ainsi l’antilibéralisme culturel des sans-diplômes… mais aussi l’antilibéralisme économique (contre l’Europe libérale, contre les privatisations, les délocalisations, l’économie de marché).

Mais on oublie un peu vite que ces mêmes « classes moyennes » alimentent aussi les partis d’extrême droite en Europe et que le véritable parti « ouvrier » aujourd’hui est le parti des abstentionnistes, de ceux qui rejettent les institutions « démocratiques », parce que la gauche de gouvernement européenne s’est ralliée depuis les années 1970-80 à l’idéologie libérale et aux politiques monétaristes d’austérité salariale et de dévaluation compétitive.

Pris entre le repli sectaire et l’union avec des partis sociaux-démocrates majoritaires depuis l’écroulement de l’URSS, les partis communistes européens n’ont pas su jusqu’ici se dégager de cette alternative mortifère, en renouvelant leur analyse de classe. Ce qui supposerait en premier lieu de dépasser les références tantôt à une « classe ouvrière » qui n’existe plus comme sujet historique, tantôt à une « classe moyenne » qui n’est qu’un mot creux, désignant simplement ce que l’on ne parvient toujours pas à nommer  : les fractions, multiples, des intellectuels salariés qui s’intègrent au salariat capitaliste, mais sans fusionner pour autant avec les catégories populaires (ouvriers et employés).

D’autant plus que le travail de traitement de l’information, le « travail sur autrui » caractéristique des services publics (éducation, santé, information, justice, police), n’est plus aujourd’hui réservé aux cadres et aux travailleurs intellectuels  : l’intellectualisation du travail productif marque la rupture entre la révolution industrielle et une révolution informationnelle qui transforme la nature même du travail ouvrier. L’aspiration à envoyer ses enfants faire des études les plus longues possible est maintenant largement partagée par les couches populaires, par les ouvriers comme par les cadres, mais en même temps les inégalités sociales d’accès à la culture générale et à la formation supérieure sont telles qu’elles nourrissent des attitudes conflictuelles de rejet réciproque entre classes populaires et classes « instruites », cultivées.

Les institutions chargées d’intégrer et de former les nouvelles générations ne sont plus adaptées à l’énorme clivage entre une scolarisation « de masse » et une formation scolaire élitiste, ségrégative. Du côté de la représentation politique, ni les partis politiques de gauche, ni les syndicats n’ont encore trouvé les instruments, les pratiques qui permettraient d’allier culture populaire et culture générale élitiste, en mettant fin aux ghettos qui enferment inclus et exclus.

La pauvreté et la misère sont maintenant largement partagées par toutes les fractions du salariat, mais ce que Bourdieu a appelé la « misère petite-bourgeoise », la « misère de position » née de la confrontation, de la cohabitation de tous ceux qu’oppose leur position dans la hiérarchie sociale, n’est pas la misère nue décrite par Zola, la « grande » misère de condition.

Tant qu’une mobilisation politique ne prendra pas en main la ségrégation scolaire, sociale, territoriale, la référence idéologique à la « classe moyenne » continuera à servir de paravent, pour « distinguer » les familles des exclus, des « classes dangereuses », et les familles paupérisées, mais cultivées, soucieuses de vivre « entre soi », à l’école comme dans l’espace de résidence.

Jean Lojkine est l’auteur de l’Adieu à la classe moyenne. éditions La Dispute, 2005.


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