Bourdieu et la domination masculine (par Josette TRAT)

mercredi 12 avril 2017.
 

Dans son dernier livre, La domination masculine, P. Bourdieu reprend la matière d’un long article qu’il avait publié en 1990. [1] Cette édition, sans apporter d’éléments nouveaux à ses travaux précédents, permet, et l’on doit s’en réjouir, de relancer le débat sur l’analyse de la domination masculine et les moyens de la combattre.

Pour Bourdieu, on ne peut expliquer la perpétuation des rapports de domination sans analyser les effets de la violence symbolique. La vision et les réactions des individu(e)s sont façonnées de manière insidieuse par les divisions sociales (hommes/femmes, ouvriers/patrons, homo/hétéros, etc.) inscrites dans les structures sociales et les représentations qui y sont associées. Sans le savoir, ni le vouloir, les dominé(e)s incorporent la vision du monde des dominants et se font les complices involontaires de l’ordre social existant dont ils et elles sont les victimes. La violence symbolique influence en profondeur non seulement les idées des individu(e)s (dominants et dominées) mais leurs « shèmes de perception, d’appréciation et d’action », c’est-à-dire leur manière de voir et d’agir.

De la violence symbolique

Loin d’apparaître pour ce qu’ils sont, le résultat de rapports de force sociaux, les rapports de domination se présentent comme des données naturelles « ahistoriques » s’enracinant dans les corps. Pour nous donner à voir plus clairement ce processus de « naturalisation » des rapports sociaux, P. Bourdieu opère un détour par la société kabyle qu’il a étudiée au début de sa carrière, où l’on trouverait sous forme « canonique »un système de valeurs, de représentations, de rites et de mythes, imprégné par l’androcentrisme [2] et le sexisme que l’on peut constater dans toutes les sociétés méditerranéennes, y compris la nôtre. Tout le fonctionnement social (la division du travail, l’espace, le temps) est organisé sur la base d’une série d’oppositions « homologues », fondées sur la dictinction entre le masculin et le féminin : « haut/bas, dessus/dessous, devant /derrière, droite/gauche, droit/courbe (et fourbe), sec/humide, dur/mou (...), dehors (public)/dedans (privé), etc. » Ces oppositions qui traversent l’ensemble du monde social portent en elles un système de valeurs implicite où le masculin l’emporte sur le féminin, qui est incorporé par les individu(e)s, dans l’exercice de leur vie quotidienne. Et comme « par magie », la domination masculine paraît être « dans l’ordre des choses » : « La différence biologique entre les sexes, c’est à dire entre les corps masculin et féminin, et tout particulièrement, la différence anatomique entre les organes sexuels, peut ainsi apparaître comme la justification naturelle de la différence socialement contruite entre les genres [3], et en particulier de la division sexuelle du travail. [4]. »

Cette violence symbolique exerce son emprise non seulement sur les dominé(e)s mais également sur les dominants : « Si les femmes, soumises à un travail de socialisation qui tend à les diminuer, à les nier, font l’apprentissage des vertus négatives d’abnégation, de résignation et de silence, les hommes sont aussi prisonniers, et sournoisement victimes, de la représentation dominante. Comme les dispositions à la soumission, celles qui portent à revendiquer et à exercer la domination ne sont pas inscrites dans une nature et elles doivent être construites par un long travail de socialisation, c’est-à-dire, comme on l’a vu de différenciation active par rapport au sexe opposé. » Pour P. Bourdieu, « le privilège masculin est aussi un piège et il trouve sa contrepartie dans la tension et la contention permanentes, parfois poussées à l’absurde, qu’impose à chaque homme le devoir d’affirmer en toute circonstance sa virilité ». A cette occasion, P. Bourdieu rend un nouvel hommage à l’art de Virginia Woolf dans La promenade au phare, à la « lucidité » de son personnage féminin sur cette sorte d’effort désespéré, et assez pathétique dans son inconscience triomphante, que tout homme doit faire pour être à la hauteur de son idée enfantine de l’homme".

Pierre Bourdieu clôt son livre sur un chapitre consacré aux « permanences et au changement ». Il constate, après beaucoup d’autres, la féminisation de l’enseignement supérieur et du salariat, la prise de distance des femmes par rapport à leur fonction procréatrice ou domestique mais la persistance, dans tous les espaces sociaux, de cette structure de domination qui maintient les femmes dans la subordination vis-à-vis des hommes, les pénalisent dans leur vie professionnelle et domestique, quelle que soit leur réussite professionnelle par ailleurs : les femmes seraient ainsi condamnées à « une sorte de course-poursuite » où elles « ne rattrapent jamais leur handicap ».

Lecture critique

A condition de lire en parallèle un recueil d’articles choisis et commentés par Alain Accardo et Philippe Corcuff [5], très pédagogique, le dernier livre de P. Bourdieu pourrait être une initiation à ses concepts principaux (violence symbolique, habitus, etc.) et une synthèse sur les mécanismes les plus subtils de la reproduction de la domination masculine mais cette analyse présente trois défauts majeurs.

La première question qui fait débat est celle de savoir pourquoi se perpétue la domination masculine. La domination masculine témoigne-t-elle seulement de rapports anciens qui se reproduisent par le biais de la violence symbolique ou trouve-t-elle ses sources toujours renouvelées dans les rapports sociaux actuels ? « Un des facteurs déterminants » selon P. Bourdieu, de la « perpétuation des différences », c’est l’importance que revêt le « marché des biens symboliques », dans l’ensemble de la structure sociale. Dans son analyse des classes sociales, ce sociologue a toujours cherché à dépasser un économisme étroit pour développer au contraire une conception des rapports de classes plus complexe qui prend en compte les différents « capitaux » que cherchent à s’approprier les groupes sociaux : le capital économique, le capital culturel, le capital social (les relations...), le capital symbolique (l’honneur ou le prestige...). Pour la mise en valeur de ces différents « capitaux », la famille a un rôle décisif non seulement parce qu’elle reste un lieu de transmission du patrimoine, notamment pour les familles bourgeoises mais également, un lieu et un moyen de conversion du capital économique et culturel en capital social et symbolique. Or les femmes continuent, comme par le passé, d’être traitées dans la famille et par contamination, dans tous les espaces sociaux, comme des « moyens d’échange » : « De même que, dans les sociétés les moins différenciées, elles étaient traitées comme des moyens d’échange permettant aux hommes d’accumuler du capital social et du capital symbolique au travers des mariages, véritables investissements permettant d’instaurer des alliances plus ou moins étendues et prestigieuses, de même aujourd’hui, elles apportent une contribution décisive à la production et la reproduction du capital symbolique de la famille, et d’abord en manifestant, par tout ce qui concourt à leur apparence - cosmétique, vêtement, maintien etc. -, le capital symbolique du groupe domestique. »

Néanmoins, en prenant le risque de passer pour une matérialiste vulgaire, il me semble indispensable, pour expliquer la perpétuation de la domination masculine, de s’interroger non seulement sur le fonctionnement du marché des biens symboliques mais sur les liens entre l’oppression des femmes dans la famille et la société et les rapports d’exploitation de la force de travail. Avant cela, il n’est pas inutile de répondre à une question de base posée dans les premiers écrits des féministes des années soixante-dix. Qui a intérêt à la perpétuation de ces rapports de domination ? P. Bourdieu nous invite à ne pas considérer la domination masculine comme l’expression d’un « complot » délibéré des hommes contre les femmes. Dans le sens où de nombreux hommes (et de nombreuses femmes) contribuent sans le vouloir, à la reproduction de cette domination. Pour lui cependant, on peut assimiler la masculinité à une véritable « noblesse » qui garantit légitimité et privilèges. Pourquoi écrire alors comme il le fait que « la virilité est avant tout une charge » (c’est moi qui souligne) ?

S’il est vrai que l’apprentissage de la virilité s’accompagne souvent pour les jeunes garçons de violences physiques et morales, et son exercice de jeux dérisoires ou violents au cours desquels les hommes adultes sont censés faire leurs preuves, on ne peut, en une seule phrase comme le fait P. Bourdieu, annuler l’assymétrie fondamentale qui existe entre les dominants et les dominées. La virilité, ce sont d’abord des privilèges : privilège d’être mieux nourri et mieux soigné que les femmes, d’être mieux scolarisé, d’être plus libre dans ses mouvements et sa sexualité, de ne pas être battu/violé pour un oui ou pour un non, etc. Telle est la réalité sur les trois quarts de la planète ; Dans nos sociétés capitalistes développées, les privilèges masculins sont à la fois très concrets (être mieux payé pour un travail équivalent, diriger l’économie et la politique, ou pouvoir échapper largement aux corvées domestiques) et parfois plus subtils : trouver assez facilement une oreille « féminine » prête à compatir aux souffrances masculines ou avoir tout simplement la légitimité de son côté.

Mais au-delà de l’existence de ces privilèges masculins qui sont au fondement des contradictions entre hommes et femmes, la domination masculine s’inscrit dans le fonctionnement global des sociétés capitalistes. L’oppression des femmes, on le sait, a précédé l’existence de sociétés de classe et s’est perpétuée dans les pays bureaucratiques de l’Est. Mais comme l’écrit P. Bour-dieu, de cette permanence de la domination, on ne doit surtout pas déduire qu’elle est « ahistorique ». Dans les pays capitalistes développés, il n’est pas difficile de démontrer en quoi la domination masculine contribue à renforcer les rouages de l’exploitation du travail.

Dans nos sociétés, la famille joue un rôle fondamental dans la reproduction des divisions sociales (et de la hiérarchie) entre genres auxquels sont assignées des fonctions économiques et sociales différentes : au nom de leur fonction « maternelle », les femmes doivent assumer l’ensemble des tâches liées à l’entretien et à la reproduction (sociale et symbolique) de la force de travail et de la famil-le ; les hommes eux, sont toujours censés être les pourvoyeurs économiques principaux. Ce qui permet, au nom de la prétendue complémentarité des rôles, dans le cadre de la ségrégation professionnelle, de placer les hommes et les femmes en concurrence sur le marché du travail.

La famille joue en outre un rôle de « régulateur » du marché du travail. En période d’expansion économique, comme on l’a connu pendant une trentaines d’années, jusqu’au milieu des années soixante-dix, les femmes ont été massivement sollicitées comme main d’œuvre bon marché dans toute une série de branches industrielles comme l’électronique puis comme salariées dans le tertiaire. Mais depuis l’entrée dans une phase de réduction de l’activité économique, les employeurs et l’Etat n’ont de cesse d’inciter les femmes à se retirer partiellement ou totalement du marché du travail, pour aller se consacrer à « leur » vocation maternelle.

Quelle que soit la période, le travail domestique des femmes permet au patronat d’augmenter la plus value relative qu’il prélève sur ses salarié(e)s. La fonction d’autorité de la famille a été largement entamée par les évolutions récentes du statut des femmes dans la société, au profit de sa fonction « affective ». Néanmoins, les débats actuels sur la famille et le PACS démontrent s’il en était besoin que les défenseurs de l’ordre social capitaliste n’hésitent pas à recourrir à la défense de l’ordre familial fondé sur la distinction et la hiérarchie des genres. Ce sont ces différents éléments (pris comme un tout) qui expliquent pourquoi la famille reste un « pilier » fondamental de la société pour tous les conservateurs. La deuxième question qui mérite discussion est celle du changement. Si l’on suit en effet P. Bourdieu dans son raisonnement, on ne voit pas très bien comment les rapports sociaux de domination peuvent susciter autre chose que de la soumission.

De la servitude involontaire à la contestation Les dominé(e)s ayant intériorisé les règles de la domination de manière largement inconsciente, sont dans l’incapacité, selon lui, de mettre en cause les processus de discrimination par un effort conscient de volonté. Ainsi dans le domaine scolaire, les filles « refusant les filières ou les carrières dont elles sont en tout cas exclues, s’empressant vers celles auxquelles elles sont en tout cas destinées ». Dans un article remarquable, N. CL. Mathieu avait critiqué en 1985 l’analyse développée par M. Godelier dans un livre passionnant [6] Insistant sur les effets de la violence « idéelle »(concept fort proche de celui de violence symbolique) sur les esprits des dominées, cet anthropologue résumait sa pensée par le concept de « consentement » des femmes à leur domination. N. CL Mathieu quant à elle, pour éviter de faire porter aux femmes la responsabilité de leur oppression, contestait la notion de « consentement » et montrait que les dominées ont bien souvent conscience de l’injustice qu’elles subissent sans pouvoir se révolter faute de solutions pour en sortir. Pour P. Bourdieu, il ne faut pas parler de « consentement » mais « d’adhésion extorquée ». Si les victimes de la domination collaborent activement à leur oppression, c’est par le biais d’un processus inconscient.

Tous ces auteurs détiennent, selon moi une part de vérité. Il me semble qu’une analyse dialectique doit pouvoir rendre compte à la fois de l’aliénation des victimes (et des dominants), de leurs contradictions et de leurs luttes. De ces rapports de domination peuvent naître en effet dans certaines conditions, la révolte. P. Bourdieu ne le nie pas. Il est même persuadé que la sociologie, en « dévoilant » les mécanismes de l’ordre social, en diffusant une forme de « connaissance », contribue à ouvrir de nouveaux espaces de liberté pour les dominé(e)s. Mais la sociologie, même critique, peut-elle être suffisante pour faire bouger les choses ? Nous ne le pensons pas. P. Bourdieu non plus. « La rupture, comme il l’écrit, ne peut pas résulter d’une simple prise de conscience ; la transformation des dispositions ne peut aller sans une transformation préalable ou concommitante des structures objectives dont elles sont le produit et auxquelles elles peuvent survivre. » [7] "Mais qu’est-ce qui peut bien faire évoluer les structures objectives ? Précisément parce que le monde social n’est pas pour nous le monde de la fatalité, mais un ensemble de rapports sociaux où se jouent des rapports de forces, l’action consciente des forces sociales doit être prise en considération dans ces évolutions, sans pour autant sous estimer l’inertie du monde social et le poids des structures inconscientes. C’est pourquoi l’action collective des domin(é)s, des femmes en l’occurrence doit être intégrée dans l’analyse sociologique elle-même. Ce n’est pas le cas chez P. Bourdieu, même s’il rend par ailleurs hommage, en passant, à l’action des mouvements féministes.

Les rapports de forces dominants/ dominées n’ont été ébranlés que grâce à l’action massive des femmes dans les années soixante-dix pour la période la plus récente. Même si cette action n’a pas modifié la structure de la domination masculine, elle a permis d’obtenir, dans un certain nombre de pays, un droit fondamental pour les femmes, celui de contrôler leur maternité par l’accès à la contraception et au droit à l’avortement. Il est d’ailleurs très étonnant de constater que P. Bourdieu passe quasiment sous silence ce bouleversement intervenu dans la vie des femmes, grâce à leur action.... Quels sont les liens entre la domination et les luttes éventuelles ? La réponse n’est pas simple car elle implique chaque fois une analyse précise des rapports de forces dans toute leur complexité [8].

La troisième question problématique est celle des rapports de P. Bourdieu avec le féminisme et les chercheuses féministes, en France en particulier. En raison de ses analyses et de ses prises de position publiques, P. Bourdieu est un allié incontestable pour les opprimé(e)s. Mais il méconnaît et la diversité au mouvement féministe et l’ampleur des recherches menées en France dans de très nombreux domaines. Non, le féminisme ne se résume pas à l’universalisme abstrait des unes ou au différentialisme des autres. D’autres courants existent pour lesquels les genres sont bien le résultat d’une construction sociale et qui ne nient pas, loin de là, les effets de la violence symbolique. Ces tendances qui tentent de combiner universalisme et reconnaissance de nouveaux droits collectifs pour les opprimées, se retrouvent aussi bien dans des revues comme Nouvelles questions féministes ou les Cahiers du féminisme ou dans le Collectif national pour les droit des femmes, etc. De même, avant de prétendre « réorienter » la recherche et l’action sur le terrain des institutions comme l’Ecole et l’Etat, P. Bourdieu devrait reconnaître qu’elles existent déjà, même si elles doivent se développer, comme en témoigne la riche bibliographie d’Alain Bihr et de Roland Pfeiferkorn [9]. Enfin, s’il est vrai qu’il est indispensable d’avoir une « pensée relationnelle » pour analyser l’interaction entre les différentes institutions et espaces sociaux, pour comprendre en profondeur la structure de la domination masculine, P. Bourdieu devrait concéder que ce type de démarche inspire déjà un certain nombre de chercheur(e)s et de militantes féministes. La plate-forme issue des Assises pour les droits des femmes, de mars 1997, le javascript:barre_raccourci(’’,’’,document.formulaire.texte)démontre également. Nous ne sommes pas choquées, bien au contraire, quand P. Bourdieu invite le mouvement féministe à « convertir ses dispositions subversives en inspiration critique et d’abord de lui-même » mais à la condition qu’il veuille bien, de son côté, relever le défi.

Notes

[1] Actes de la Recherche en Sciences sociales, n° 84 septembre 1990.

[2] Vision du monde qui prend comme modèle de référence le groupe des hommes.

[3] Par ce terme, les chercheur(e)s féministes désignent le sexe psycho-social, le mot sexe étant plutôt réservé au sexe biologique.

[4] Toutes les citations sont extraites de La domination masculine, 142 pages, le Seuil, septembre 1998

[5] La sociologie de Bourdieu, éditions Le Mascaret, 1986.

[6] M. Godelier, La production des grands hommes, Fayard 1982 ; N. CL. Mathieu, « Quand céder n’est pas consentir », L’Anatomie politique, éditions Côté-femmes 1991.

[7] Raisons pratiques, p. 213, éditions du Seuil, 1994.

[8] Pour une réflexion critique sur la sociologie de P. Bourdieu, cf. Actuel Marx, n° 20, 1996, « Autour de Pierre Bourdieu » et le Magazine Littéraire, n°369, octobre 1998, « Pierre Bourdieu, l’intellectuel dominant » ; Le mouvement social en France, par Sophie Béroud, René Mouriaux, Michel Vakaloulis, p. 44-54, éditions la Dispute.

[9] Hommes/femmes, l’introuvable égalité, éditions de l’Atelier 1996.

TRAT Josette

* Paru dans les « Cahiers du féminisme » n°81 - automne 1998. Reproduit sur le site des Editions La Brèche Numérique.


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