Dans les couvents irlandais, les enfants cobayes des labos pharmaceutiques

jeudi 1er juillet 2021.
 

Des restes humains ont été retrouvés dans une fosse septique proche d’une maison d’accueil pour mères célibataires gérée par l’église, où 800 enfants ont péri entre 1925 et 1961.

Dans la très catholique Irlande où les rapports sexuels ne se concevaient que dans le cadre du mariage et où l’avortement est toujours prohibé, il ne faisait pas bon naître d’une mère célibataire au siècle dernier. Par centaines, des bébés ont été « accueillis » dans des couvents, des orphelinats ou des « maisons pour mères et enfants ». Traitements indignes, malnutrition… depuis 2014, une commission est chargée d’enquêter sur le sort réservé entre 1992 et 1998 aux enfants dans dix-huit institutions religieuses. Ceux-ci tombaient comme des mouches, de maladie. Les sœurs faisaient bien le nécessaire pour enregistrer leur mort à l’état civil, mais la plupart des défunts restaient sans sépulture.

Vendredi, les enquêteurs ont fait connaître la macabre découverte qu’ils viennent de faire dans la ville de Tuam, près de l’ancienne maison pour mères et enfants des Sœurs du Bon Secours. Depuis novembre 2016, des excavations ont commencé. La commission d’enquête vient de retrouver des ossements d’enfants dans dix-sept des vingt compartiments d’une fosse septique désaffectée, dont on ignore si elle a un moment été utilisée. Les corps exhumés étaient « âgés entre trente-cinq semaines d’âge fœtal et deux ou trois ans », informe un communiqué. Les dépouilles en question seraient celles d’enfants décédés dans les années 1950. Le nombre d’ossements retrouvés n’est pas encore comptabilisé, mais l’objet de la recherche des enquêteurs était de trouver « la fosse aux 800 bébés ». La députée du Sinn Féin exige un débat immédiat au Parlement

Cette quête a commencé en 2014. Une historienne, Catherine Corless, vivant dans cette zone de l’ouest de l’Irlande, examine les registres d’état civil et découvre qu’entre 1925 et 1961, période où cet orphelinat était en activité, près de 800 enfants ont perdu la vie. 796 exactement. Or, seuls deux d’entre eux ont eu droit à une tombe. Un reportage du Irish Mail On Sunday entraîne la création de cette commission d’enquête, pour retrouver les corps.

Cette enquête libère la parole. « Cela a dû se passer dans d’autres maisons », reconnaissait en 2014 Diarmuid Martin, archevêque d’Irlande. Dans son édition du 24 juin 2014, l’Humanité avait recueilli le témoignage de Mari Steed, née à l’orphelinat du Sacré-Cœur et qui avait découvert, en consultant son dossier médical, qu’elle avait été soumise à trois tests de vaccins cliniques. Une pratique généralisée, si l’on en croit plusieurs enquêtes réalisées dans les années 1990 et 2000, et qui aurait bénéficié à de grands groupes pharmaceutiques, notamment le britannique GlaxoSmithKline (GSK). Avec la découverte wde vendredi, les vieux souvenirs refont surface. « Ils devaient porter un uniforme, alors que nous, non. On les plaçait dans des rangées différentes. Ils avaient une zone à part dans la cour de l’école, et on n’a jamais réellement su leurs noms », a témoigné Kevi O’Dwyer, ancien élève de Tuam dans les colonnes de l’Irish Times, samedi. « À l’âge de six ou sept ans, ils étaient pris et envoyés dans des familles adoptives ou des écoles industrielles. Il n’y avait pas d’“ enfants de l’orphelinat ” dans les photos de confirmations ou de communions. Ils étaient vus comme les enfants du péché. »

Alors que se tient, ces jours-ci, un débat sur le droit des femmes à disposer de leur corps, l’attitude de l’Église, en campagne contre l’interruption volontaire de grossesse, est critiquée. Elle « contrôle encore 90 % des écoles primaires et jouit d’une influence énorme dans les hôpitaux », dénonce la députée du Parti socialiste (SP, trotskiste) Ruth Coppinger. Avec l’affaire de Tuam, on voit « que l’Église n’a ni le droit, ni la faculté morale pour dicter aux femmes ce qu’elles doivent faire en cas de grossesse, ou comment vivre leur vie », affirme la parlementaire qui réclame une séparation de l’Église et de l’État.

La manière dont étaient disposés les bébés « est la malheureuse confirmation de l’attitude insensible, de la négligence et des abus subis dans ces institutions par les femmes et les enfants », a réagi Mary-Lou McDonald, députée du Sinn Féin, qui demande que les dépouilles reçoivent « des funérailles appropriées et respectueuses  ». Elle exige « un débat immédiat au Parlement », pour répondre à toutes les questions posées par la manière dont ont été traités mères et enfants dans ces maisons censées les accueillir.

Le laboratoire GSK soupçonné de tests sur des enfants

Il y a trois semaines, 796 cadavres de nourrissons nés hors mariage entre 1925 et 1961 ont été exhumés d’une fosse commune à côté du couvent 
de Tuam. Un taux de mortalité supérieur à la moyenne qui fait craindre que ces « baby homes » aient été le lieu d’essais vaccinaux sur des bébés.

Des coupures de journaux jaunis s’amoncellent sur la table ronde du salon où Susan Lohan travaille presque jour et nuit. Dans sa petite maison cossue de la banlieue de Dublin, la cofondatrice de l’association Adoption Rights Alliance n’a pas une seconde à elle, depuis que l’a aire des 796 cadavres d’enfants du couvent de Tuam a éclaté. Les « directs » par téléphone avec les médias locaux se succèdent : « Cela fait des années que nous essayons de faire en sorte qu’une commission d’enquête sérieuse soit mise en place par l’État pour comprendre pourquoi le taux de mortalité des enfants qui naissaient dans ces maisons mères-enfants était si élevé », explique cette mère de famille à un correspondant local. L’horreur semble de plus en plus se tapir derrière la mort de ces enfants. Ils furent non seulement les victimes d’un système moral moyenâgeux — dans une Irlande très atholique, les femmes tombant enceintes hors mariage et rejetées par leur famille venaient se cacher dans ces couvents laissant les nouveau-nés aux mains de nonnes souvent dépassées — mais aussi celles de tests de vaccination expérimentaux qui pourraient mettre en cause des laboratoires pharmaceutiques de renom, comme le puissant groupe Britannique GSK (GlaxoSmithKline), aujourd’hui coté en Bourse. Le tout avec la bénédiction de l’Église et de l’État d’Irlande.

Le taux de mortalité anormal constaté par l’historienne Catherine Corless à Tuam, où pendant trente-cinq ans mouraient en moyenne deux enfants par mois, a donc fait ressurgir les fantômes que les autorités irlandaises tentent de faire taire depuis une quinzaine d’années. « Tout a commencé au début des années 2000, lorsqu’une enfant adoptée dans un autre “home” à Bessborough à côté de Cork a tenté de faire parler d’elle », explique Susan. Mari Steed, l’enfant en question, née en 1960 dans cet orphelinat tenu par les sœurs du Sacré-Cœur (Sacred Heart), vit aujourd’hui à Philadelphie. Jointe par l’Humanité, elle témoigne : « J’ai été adoptée à l’âge de dix-huit mois (par un couple d’Américains), mais si je n’avais pas voulu savoir qui était ma mère naturelle, jamais je n’aurais découvert que j’avais été utilisée comme cobaye, explique-t-elle. C’est en complétant le dossier de mon historique médical nécessaire à mes recherches que je suis tombée un jour sur un document qui m’a frappée. » Ce document avec en-tête Sacred Heart Hospital montre les dates de trois tests de vaccins subis par Mari Steed datant du 9 décembre 1960, du 6 janvier 1961 et du 10 février 1961. Mais il n’est pas indiqué quel organisme en est le responsable. Dans un document officiel du ministère de la Santé, commandé en 1997 et publié en 2000 sous le nom de « Rapport sur trois essais cliniques impliquant des bébés et des enfants d’institutions 1960-1961, 1970 et 1973 » , tout semble indiquer que Wellcome Foundation devenu GlaxoSmithKline a été l’auteur de ces tests sur au moins 123 enfants issus de ces « baby homes » dont 58 en 1960-1961 notamment du côté de Bessborough-Cork où est née Mari. Le rapport indique que les essais consistaient à savoir quelles seraient les conséquences si quatre vaccins (diphtérie, pertussis, tétanos et polio) étaient combinés en un seul au lieu des trois habituels comme l’atteste le document médical de Mari Steed, qui indique une première injection de quatre en un daté du 9 décembre 1960, et d’une seconde le 6 février 1961. Une annotation évoque que le lendemain, le 7 janvier 1961, l’enfant était tombé malade et qu’il avait eu des vomissements. Si Mari est encore ­vivante aujourd’hui, le doute plane sur d’autres enfants qui ont subi des injections similaires. « Quoi que l’on dise, l’État, l’Église et les laboratoires sont coupables dans cette histoire, reprend Mari. Comment peut-on faire des essais sur des enfants sans aucune autorisation ? À aucun moment ma mère naturelle, Josephine ­Fitzpatrick, admise le 21 février 1960, au Sacred Heart, n’a donné son consentement pour que je sois l’objet d’un test », s’indigne l’ancienne pensionnaire du Sacred Heart Hospital. Des rapports qui se succèdent 
et restent lettre morte

En effet, si ce rapport de la fin des années 1990, mené par le docteur Kiely, affirme que la décision de conduire de tels essais cliniques était « acceptable », il insiste aussi sur le manque de documentation qui prouverait le consentement des parents, ou des personnes en charge de ces enfants, et l’absence d’arrangement avec les responsables des orphelinats. Quant au géant pharmaceutique, GlaxoSmithKline alias Wellcome Foundation, interrogé lors de l’enquête, il noie le poisson, expliquant « que, malgré des recherches intensives, personne n’a été capable de localiser quelque document susceptible de pourvoir des indications sur ces essais ».

Dans le même temps, une autre commission d’enquête (Laffoy Commission) mise en place par l’État irlandais en 1999, suite aux affaires de pédophilie qui venaient d’éclabousser l’Église catholique d’Irlande, décide d’ouvrir à son tour un module « spécial vaccins ». « Cette commission a permis de recevoir de la part de GlaxoSmithKline des documents prouvant qu’ils étaient impliqués dans les essais. Mais, dès 2003, tout va tomber à l’eau », constate Susan Lohan entre deux coups de fil. La Cour suprême annulera en effet les investigations de la commission, arguant de la présence en son sein d’un docteur qui aurait été impliqué dans la campagne d’injection de vaccins. « Depuis lors et jusqu’aujourd’hui, les enquêtes se sont accumulées. Il y a eu le rapport Ryan, le rapport Murphy, le rapport McAllis, mais toujours pour rien, il y a des centaines de pages de témoignages qui ne sont pas prises en compte dans ce pays », s’indigne cette fervente défenseure des droits de la femme et de l’enfant. « J’espère que la nouvelle commission d’enquête qui vient d’être commandée par l’État sera cette fois décisive, s’inquiète-t-elle. Ce que je crains le plus, c’est que tout cela ne retombe une fois de plus dans l’oubli. » De jeunes corps ont été 
l’objet de dissections

Comme est tombée dans l’oubli cette autre histoire, liée à d’autres pratiques médicales étranges qui ont eu cour en Irlande jusqu’en 1965 aux dépens de ces bébés nés hors mariage. En 2011, l’association de Susan Lohan appelle une fois encore à la mise en place d’une commission d’enquête après avoir découvert cette fois-ci que plus de 400 enfants nés et morts dans ces couvents avaient été l’objet de dissection par des étudiants en médecine des différentes universités du pays. Ces dissections étaient-elles faites dans la foulée d’essais médicaux sur ces enfants ? C’est ce qu’aurait aimé savoir Alliance for Rights Adoption, qui affirme, par ailleurs, qu’une fois encore, les enfants morts étaient envoyés dans les universités sans l’autorisation des mères.

L’Église catholique irlandaise semble vouloir jouer le jeu de l’opinion publique choquée par cette affaire de Tuam. Deux importants archevêques, Diarmuid Martin et Michael Neary, encouragent à ce qu’une commission d’enquête neutre et menée par des experts internationaux soit bel et bien mise en place dans les prochains jours. Le ministre de l’Enfance, Charlie Flanagan, a d’ailleurs appelé l’Église à pourvoir tous les documents et dossiers susceptibles d’aider à l’enquête, espérant ainsi briser l’omerta qui semble peser sur l’Irlande autour des enfants morts des « baby homes ». D’autres voix tentent bien de se faire entendre. Michael Dwyer, par exemple, un historien de la Cork University School of History, qui, après avoir dépouillé des milliers d’archives de journaux médicaux, a découvert que plus de 2 000 enfants essaimés dans plusieurs maisons mères-enfants du pays auraient été l’objet de tests de vaccins de la part de Wellcome Burroughs (premier nom du géant pharmaceutique britannique) entre 1930 et 1936. L’historien affirme que ces vaccins auraient été injectés avant même d’être commercialisés au Royaume-Uni. « Ce que j’ai trouvé n’est que la partie émergée d’un immense iceberg  », a-t-il ajouté. Au pays où le Titanic a été construit il y a un siècle, cette petite phrase pourrait être le présage d’un naufrage désastreux pour la sainte Trinité irlandaise « Église, État, multinationale ». C’est tout l’enjeu de la nouvelle commission d’enquête ordonnée par le premier ministre irlandais, Enda Kenny. Aura-t-elle la chance d’aller au bout du voyage ? Là est la question.

Stéphane Aubouard

L’Humanité


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