Evangelii Gaudium : le Vatican se démarque du libéralisme et de l’austérité

samedi 30 novembre 2013.
 

Le refus du libéralisme par le catholicisme romain n’est pas un fait nouveau. Par contre, l’argumentation avancée par la dernière exhortation papale Evangelii gaudium innove positivement.

B) Le pape François, un socialiste ? (La Vie, ex la Vie catholique)

Le volet économique de l’exhortation apostolique Evangelii Gaudium du pape François publiée mardi 25 novembre 2013 a soulevé la controverse.

« Cette fois, c’est sûr : le pape François est socialiste », titre triomphalement Rue 89 dans un article consacré à l’exhortation apostolique Evangelii Gaudium, le tout premier texte écrit par François.

A en croire le site internet, « depuis l’exhortation apostolique publiée mardi par le Vatican, on peut affirmer sans crainte que le pape François est farouchement antilibéral et même... socialiste. » Tout en précisant tout de même : « Le pape François n’est pas encore marxiste, même s’il a déclaré il y a peu que les hommes étaient des esclaves devant "se libérer des structures économiques et sociales qui nous réduisent en esclavage". »

Entre autres passages de l’exhortation apostolique mis en avant par Rue 89 on trouve celui-ci : « De même que le commandement de “ne pas tuer” pose une limite claire pour assurer la valeur de la vie humaine, aujourd’hui, nous devons dire “non à une économie de l’exclusion et de la disparité sociale”. Une telle économie tue. » Non à l’argent qui gouverne au lieu de servir

Le magazine américain The Atlantic pousse plus loin l’analyse, proposant une analogie (en anglais) entre la pensée du pape François et celle de l’économiste hongrois Karl Polanyi, critique de l’économie de marché auto-régulée. « Karl Polanyi est connu pour son livre La Grande Transformation, et en particulier pour une idée expliquée dans ce livre, rappelle ainsi Heather Horn : la distinction entre une "économie encastrée dans les relations sociales" et "des relations sociales encastrées dans le système économique" ». Ce que la journaliste résume en une phrase : « L’économie doit servir la société et non l’inverse. »

Pour elle, c’est bien dans cette ligne que s’inscrit le pape François. « Il faut noter que le pape François, dans son exhortation, n’appelle pas à un renversement complet de l’économie, nuance-t-elle. Il ne parle pas de révolution et il n’est évidemment pas question d’un discours marxiste sur le sens de l’histoire. En revanche, François dénonce spécifiquement le règne absolu du marché sur les être humains. Il ne dénonce pas l’existence du marché mais sa domination. »

Dénonçant le primat du marché, de la consommation et de l’argent sur l’humain, le pape ne mâche effectivement pas ses mots : « Aujourd’hui, tout entre dans le jeu de la compétitivité et de la loi du plus fort, où le puissant mange le plus faible. (...) On considère l’être humain en lui-même comme un bien de consommation, qu’on peut utiliser et ensuite jeter. (…) Une des causes de cette situation se trouve dans la relation que nous avons établie avec l’argent, puisque nous acceptons paisiblement sa prédominance sur nous et sur nos sociétés. La crise financière que nous traversons nous fait oublier qu’elle a à son origine une crise anthropologique profonde : la négation du primat de l’être humain ! Nous avons créé de nouvelles idoles. L’adoration de l’antique veau d’or (cf. Ex 32, 1-35) a trouvé une nouvelle et impitoyable version dans le fétichisme de l’argent et dans la dictature de l’économie sans visage et sans un but véritablement humain. La crise mondiale qui investit la finance et l’économie manifeste ses propres déséquilibres et, par-dessus tout,l’absence grave d’une orientation anthropologique qui réduit l’être humain à un seul de ses besoins : la consommation. (…) Non à l’argent qui gouverne au lien de servir. » Autrement dit : la crise financière vient non seulement d’un manque de régulation - le dire n’est pas vraiment une nouveauté - mais aussi et surtout d’un échec à placer l’homme au cœur de l’activité économique.

Concernant les solutions pour remédier à cette crise, The Atlantic poursuit le parallèle entre François et Karl Polanyi : « Polanyi plaidait pour un socialisme démocratique dans lequel les gouvernements du monde entier travailleraient ensemble, explique Heather Horn. Et vous savez quoi ? C’est très proche de ce que le pape propose aussi. Il ne pense pas que le problème puisse être résolu par la seule charité individuelle. »

A l’appui de ses propos, elle cite la suite de l’exhortation apostolique : « Nous devons nous convaincre que la charité « est le principe non seulement des micro-relations : rapports amicaux, familiaux, en petits groupes, mais également des macro-relations : rapports sociaux, économiques, politiques [François cite ici l’encyclique Caritas in Veritate de Benoît XVI, ndlr] (...) Si nous voulons vraiment atteindre une saine économie mondiale, il y a besoin, en cette phase historique, d’une façon d’intervenir plus efficace qui, restant sauve la souveraineté des nations, assure le bien-être économique de tous les pays et non seulement de quelques-uns. »

Laurence Desjoyaux

A) Evangelii Gaudium. Cette fois, c’est sûr : le pape François est socialiste

par Clément Guillou, Rue89

Le pape François n’est pas encore marxiste, même s’il a déclaré il y a peu que les hommes étaient des esclaves devant « se libérer des structures économiques et sociales qui nous réduisent en esclavage ».

Mais depuis l’exhortation apostolique publiée mardi par le Vatican, on peut affirmer sans crainte que le pape François est farouchement antilibéral et même... socialiste.

Il est des passages encore plus révolutionnaires dans ce premier texte majeur du pontificat de François, à en croire les journalistes accrédités au Vatican, mais celui-ci m’intéresse davantage.

Dès le chapitre 2, il se lance dans une longue diatribe contre le modèle économique « qui tue ». Extraits :

« De même que le commandement de “ne pas tuer” pose une limite claire pour assurer la valeur de la vie humaine, aujourd’hui, nous devons dire “non à une économie de l’exclusion et de la disparité sociale”. Une telle économie tue. »

Notre confiance en la bonté des puissants

Le pape François s’en prend ensuite à la théorie libérale du « trickle down [l’expression employée dans la version anglaise, d’ordinaire traduite par “ruissellement”, ici par “rechute favorable”, ndlr] ».

Cette théorie économique, qui stipule que les revenus des plus riches contribuent indirectement à enrichir les plus pauvres, a justifié l’action de Margaret Thatcher et Ronald Reagan et les libéraux la considèrent encore comme valable :

« Dans ce contexte, certains défendent encore les théories de la “rechute favorable”, qui supposent que chaque croissance économique, favorisée par le libre marché, réussit à produire en soi une plus grande équité et inclusion sociale dans le monde.

Cette opinion, qui n’a jamais été confirmée par les faits, exprime une confiance grossière et naïve dans la bonté de ceux qui détiennent le pouvoir économique et dans les mécanismes sacralisés du système économique dominant. En même temps, les exclus continuent à attendre. »

Puisqu’on ne peut pas faire confiance au marché ni à ceux qui détiennent le pouvoir économique pour enrichir les plus pauvres, il faut revenir à plus d’Etat. L’air de rien, le pape explique que ce sont la régulation économique et la redistribution des richesses qui peuvent diminuer l’exclusion, pas la charité :

« Ce déséquilibre procède d’idéologies qui défendent l’autonomie absolue des marchés et la spéculation financière. Par conséquent, ils nient le droit de contrôle des Etats chargés de veiller à la préservation du bien commun. Une nouvelle tyrannie invisible s’instaure, parfois virtuelle, qui impose ses lois et ses règles, de façon unilatérale et implacable. »

« L’argent doit servir, non pas gouverner ! »

Et puis tant qu’à faire, François recommande aussi d’abandonner l’austérité et le dogme des 3% de déficit :

« De plus, la dette et ses intérêts éloignent les pays des possibilités praticables par leur économie et les citoyens de leur pouvoir d’achat réel. S’ajoutent à tout cela une corruption ramifiée et une évasion fiscale égoïste qui ont atteint des dimensions mondiales. »

Conclusion :

« Une réforme financière qui n’ignore pas l’éthique demanderait un changement vigoureux d’attitude de la part des dirigeants politiques, que j’exhorte à affronter ce défi avec détermination et avec clairvoyance, sans ignorer, naturellement, la spécificité de chaque contexte. L’argent doit servir et non pas gouverner ! »

De l’anticommunisme à l’anticapitalisme

Bien sûr, le Vatican délivre de plus en plus souvent des messages économiques depuis la crise financière de 2008, allant même jusqu’à proposer ses solutions pour la régulation.

Mais François semble leur accorder une importance primordiale, qualifiant le chômage des jeunes et la solitude des personnes âgées de « plus grandes afflictions du monde actuellement ».

Farouchement anticommuniste, Jean-Paul II avait défendu le rôle du marché et la propriété privée, tout en mettant en garde contre les leurres de la société de consommation et en insistant sur l’importance d’apporter un cadre législatif et éthique strict respectueux de la liberté humaine.

Benoît XVI, lui, « semblait critiquer autant l’Etat que le marché ; François oriente considérablement son propos, pour dire que le marché a bien plus de pouvoir que l’Etat », observe un professeur de théologie interrogé par le Wall Street Journal.

La journaliste de The Atlantic Heather Horn, qui maîtrise mieux que moi son histoire de l’économie, y voit beaucoup de rapprochements avec les thèses de l’économiste hongrois Karl Polanyi, adepte d’un socialisme démocratique :

- au lieu que ce soit le marché qui aide les gens à vivre mieux, ce sont les gens qui s’adaptent au marché ;

- nos problèmes [la Première Guerre mondiale pour Polanyi, la crise actuelle pour François, ndlr] viennent du fait que le marché est au cœur de l’économie, et non l’homme ;

- la théorie du marché absolument libre, déconnecté de la société, « détruirait physiquement l’homme et transformerait son environnement en monde sauvage », écrivait Polanyi, tandis que le pape note que « dans ce système, qui tend à tout phagocyter dans le but d’accroître les bénéfices, tout ce qui est fragile, comme l’environnement, reste sans défense ».

Le passage de l’anticommunisme à l’anticapitalisme, raconté par The Atlantic, doit évidemment se lire à l’aune des ravages de l’une et l’autre doctrine. Il n’en reste pas moins que, pour le Vatican, c’est une sacrée évolution.


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message