La politique industrielle des Etats-Unis : la main visible de l’Etat

mercredi 8 avril 2020.
 

Une légende bien établie en Europe attribue aux seules forces du marché l’exceptionnel dynamisme de l’économie américaine au cours des 20 dernières années. En réalité, cette dernière semble davantage résulter de la « main visible de l’Etat » que celle, réputée invisible - et pour cause... - du marché.

Note de travail

1. Les instruments de la politique industrielle des Etats-Unis

A. La tradition du « Buy American » dans les commandes publiques

La politique industrielle américaine s’appuie traditionnellement sur le levier des commandes publiques. Dès 1933, le « Buy American Act » prévoit, pour tous les marchés publics, que la moitié des biens achetés soient fabriqués ou assemblés sur le sol américain. En raison de la signature par les Etats-Unis de l’ « accord plurilatéral sur les marchés publics » (1994), la portée de cette loi a été restreinte et celle-ci ne s’applique plus que pour les marchés inférieurs à 7 millions d’euros. Elle reste néanmoins très présente dans les mentalités et les élus américains restent très attentifs au lieu de production des biens faisant l’objet de commandes publiques. Un conseiller économique de l’Union européenne à Washington, cité par la presse, explique ainsi(Le Parisien, 26 octobre 2006) : « Les entrepreneurs européens se plaignent souvent du protectionnisme aux Etats-Unis (...) Même quand les produits étrangers sont moins chers et plus performants, le gouvernement américain préfère souvent les sociétés locales ».

B. Un fort soutien aux PME dans l’accès aux marchés publics

Lors de la signature de l’accord de l’OMC sur les marchés publics, les Etats-Unis sont parvenus à sauvegarder une partie de leur arsenal de promotion de l’ « achat public américain », à travers une loi de 1953, le « Small Business Act », devenue « Small Business Developpement Innovation Act » en 1982. Ce texte vise à assurer aux PME (moins de 500 personnes) une part minimale dans les marchés publics, soit directement, soit indirectement. Les objectifs minimaux sont d’accorder aux PME 23% des contrats directs et 40% de la sous-traitance. Pour cela, les marchés inférieurs à un montant de 100.000 dollars ou ceux auxquels 2 PME au moins peuvent répondresont réservés aux PME ; par ailleurs, les entreprises qui se voient attribuer des marchés publics d’un montant supérieur à 1 million de dollars doivent s’engager à en sous-traiter une partie aux PME.

Il est à souligner qu’une administration spécifique (sous la forme d’une agence : Small Business Administration, 150 agents) est chargée de faire appliquer cette loi.

Les résultats de cette politique sont spectaculaires : les sources disponibles montrent que les PME américaines décrocheraient environ 40% des marchés publics (soit environ 100 milliards de dollars par an), contre 11% en moyenne en France et 5% en Europe. L’Europe, qui n’avait pas fait valoir de réglementation de cette nature lors de la signature de l’accord sur les marchés publics n’a aujourd’hui pas l’autorisation de mettre en œuvre un tel régime, alors même que le total des commandes publiques au sein de l’Union atteint aujourd’hui 1500 milliards d’euros. Malgré les demandes répétées de la part de plusieurs Etats-membres et de nombreuses PME innovantes, la Commission n’a pas repris à son compte l’objet d’égaliser les droits des PME européennes avec ceux des américaines.

Pour mettre en évidence l’intérêt de cette démarche, il convient de rappeler que les PME américaines ont contribué, pendant les années 1990, à 75% de la croissance de l’emploi ; dans cet ensemble, les entreprises de moins de vingt personnes ont contribué à 50% des emplois créés. Un grand nombre de ces PME réussissent à se transformer en grandes entreprises : parmi les 1000 plus grandes entreprises mondiales, on compte 9% d’américaines créées après 1980, contre seulement 5% d’européennes.

C. Une politique de la concurrence moins dogmatique qu’en Europe

La politique de la concurrence ne revêt pas le même visage selon qu’elle est conduite d’un côté ou de l’autre de l’Atlantique. Deux différences essentielles doivent être pointées :

1. Il n’existe pas aux Etats-Unis de politique visant à limiter l’attribution ou le niveau des aides d’Etat ; la seule limitation juridique aux aides d’Etat est celle qui résulte de l’application du droit de l’OMC, moins contraignant que celui que se donne l’Union européenne. A l’inverse, le contrôle strict des aides d’Etat par la Commission européenne peut constituer un handicap compétitif pour les entreprises européennes. Ainsi, l’aide versée en 2003 à Alstom a nécessité d’importantes contreparties de la part de l’entreprise (cessions de filiales) alors que ses concurrents extra-européens peuvent bénéficier d’aides comparables sans avoir à envisager une quelconque contrepartie ;

2. Les autorités américaines de la concurrence sont moins hostiles que leurs homologues européennes à la constitution de « champions nationaux ». Plusieurs exemples récents montrent qu’elles ont pu laisser se constituer (Microsoft) - ou se reconstituer (ATT) - des géants dont la taille leur permet d’imposer leurs normes au reste du monde. A l’inverse, la commissaire européenne à la concurrence, Mme Kroes, récuse régulièrement le concept de « champions européens ». En agissant de la sorte, l’Europe se prive d’un instrument de puissance : les grandes entreprises exportent non seulement des produits, mais également des normes de comportement et un modèle de société.

D. Une large utilisation des subventions pour stimuler l’effort de R et D

Une partie importante de l’aide aux entreprises passe par des subventions destinées à soutenir l’effort de recherche dans des domaines liés - de façon parfois lointaine - avec la défense, la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme. C’est notamment grâce à des crédits publics destinés à la sécurité intérieure qu’ont été financés les réseaux Wi-Fi (accessibles à tous gratuitement : ménages, PME...) dans plusieurs villes américaines, comme Philadelphie. De même, les enjeux de santé publique font l’objet d’une forte mobilisation : face à la grippe aviaire, le Congrès a voté plus de 7 milliards de dollars de crédits pour subventionner l’industrie des vaccins aux Etats-Unis (industrie qui, par ailleurs, affichait un net retard par rapport à sa concurrente européenne...).

E. La régulation des OPA

La loi américaine permettant de bloquer des OPA contraires aux intérêts stratégiques du pays a été votée au début des années 1980. Dans la mesure où les « intérêts stratégiques » ainsi protégés font l’objet d’une définition floue, son utilisation est aisée : elle a notamment été mise à contribution pour refuser la prise de contrôle de la société Unocal (7ème compagnie pétrolière américaine) par un investisseur chinois, ou encore le rachat de six ports américains par une compagnie publique de Dubaï. Les société américaines peuvent utiliser des « pilules empoisonnées » destinées à décourager les OPA hostiles (il s’agit le plus souvent de bons de souscription en actions dont la distribution aux actionnaires permet de diluer la part de l’assaillant dans le capital de la société cible).

La France ne s’est dotée d’un dispositif de ce type qu’en 2006. Une différence notable subsiste : aux Etats-Unis, les instruments de défense face à une OPA sont créés sur décision du conseil d’administration. En France, ce pouvoir est dévolu aux actionnaires, ce qui en rend la mise en œuvre plus lourde et l’efficacité plus incertaine.

2. Les résultats de la politique industrielle américaine

La portée des dispositifs énumérés ne doit pas être surestimée : ils ne permettent pas de traiter toutes les difficultés et les Etats-Unis connaissent, comme l’Europe, le phénomène des délocalisations et la désindustrialisation. Toutefois, l’efficacité du soutien public à l’innovation apparaît sans ambiguïté ; dans ce domaine, le volontarisme de l’Etat - qui tranche avec l’idéologie du « laissez faire » qui prévaut aujourd’hui à l’échelon européen - se traduit par des résultats positifs, dont les plus notables sont rappelés ci-dessous :

- les dépenses de R et D sont de 2,7% du PIB aux Etats-Unis, contre 2,2% en France et 1,9% en moyenne en Europe. En valeur absolue, le total des dépenses de recherche aux Etats-Unis est supérieur de 260 milliards de dollars à celui de l’Europe, soit une somme représentant plus de trente fois le budget communautaire annuel consacré à la recherche !

- le nombre de chercheurs pour 10.000 actifs est de 81 aux Etats-Unis, de 60 en France et de 49 en Europe ; dans le seul secteur des entreprises, toujours pour 10.000 actifs, il est de 70 aux Etats-Unis, de 30 en France et de 25 en Europe ; les dépense de recherche des PME américaines sont huit fois supérieures à celles des PME européennes !

- les dépenses pour l’enseignement supérieur représentent 2,7% du PIB aux Etats-Unis contre 1,1% en France et en Europe. La population américaine des 25-64 ans compte 37% de diplômés du supérieur, contre 23% en France et 24% en Europe.

Conclusion

Si le différentiel de croissance entre l’Europe et les Etats-Unis devait persister sur la tendance des dix dernières années, la richesse européenne par habitant en 2030 ne représenterait plus que 50% de celle des Etats-Unis. Malgré une population supérieure à celle des Etats-Unis, l’Europe ne pourrait pas faire contrepoids à la puissance américaine.

Pour tous ceux qui croient que l’Europe doit jouer un rôle dans le monde, un sursaut est urgent. Pour cela, il est nécessaire de sortir de l’incantation (les objectifs de Lisbonne, sans moyens correspondants), de renouer avec un volontarisme économique et politique qui est à l’origine de la construction européenne (CECA ou Euratom) et surtout de renoncer à un « laissez faire » que les autres économies, à commencer par les Etats-Unis, se gardent bien d’appliquer à elles-mêmes.

A lire pour en savoir plus : Alain Villemeur, La croissance américaine ou la main de l’Etat, Paris, Seuil, 2007.


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