Picasso, la peinture comme liberté et signification

mercredi 27 août 2014.
 

On garde souvent de Picasso ces images de boxeur en short, en tout cas de petit taureau prêt à tous les combats de la création, qu’ont popularisées les photographes qui furent ses amis, Brassaï, André Villers, Lucien Clergue… On connaît moins le jeune homme au regard noir qui s’installe à Paris au tout début du siècle dernier et dont l’autoportrait de 1901 ouvre l’une des premières salles du nouveau musée, peu après la Fillette aux pieds nus et l’Homme à la casquette, deux toiles de 1895 en début de parcours et qui témoignent à jamais de son génie précoce. On connaît moins, souvent, ses autoportraits des dernières années, sous divers déguisements, quand il dit qu’il a mis toute sa vie pour apprendre à peindre comme un enfant, ce qu’il n’avait jamais fait. De ses premières années à la fin, le musée offre un panorama exceptionnel. Mais on se tromperait à y naviguer comme sur un fleuve tranquille car l’œuvre de Picasso n’est jamais étrangère à ce que fut son siècle. «  Siècle martyr, siècle blessé, c’est de sang que sa bouche est peinte  », a pu écrire Aragon, qui lui était proche.

L’artiste dans la société

Anne Baldassari, qui a dirigé le musée jusqu’à ces derniers mois, évoquait pour nous, voici quelque temps, «  la dimension proprement engagée de l’artiste face à son temps », et, disait-elle, «  dans certains cas, acteur, témoin et même “propagandiste” comme dans Guernica, dénonçant le bombardement de la ville basque par l’aviation nazie et franquiste en 1937. En même temps, sa manière de faire vivre sa pensée, sa manière propre de penser, c’est peindre (…). Picasso dit ainsi à Brassaï qu’il appelle de ses vœux l’avènement d’une science sociale, une science humaine qui permettra de comprendre l’artiste créateur à travers l’analyse de l’ensemble de son activité et l’œuvre créée comme la résultante de sa démarche. Il s’agit de l’artiste dans la société, à un moment donné, et non en dehors d’elle  » (1).

On sait que cela s’exprimera en 1945, dans son adhésion au Parti communiste qui retentira jusqu’aux États-Unis, mais, et c’est encore Anne Baldassari qui y insiste, son rapport à la politique au sens le plus fort, dans son œuvre même, est bien antérieur, et jamais on ne pourra dire de lui, comme Cézanne le fit de Monet, «  ce n’est qu’un œil, mais quel œil  ». Picasso, dès sa jeunesse dans les milieux de jeunes intellectuels et artistes anarchistes de Barcelone, est curieux de toutes les idées, lecteur de Nietzsche et lecteur de nombreux journaux, commentant l’actualité par les dessins qu’il y trace. La formidable rupture que vont introduire dans l’histoire de l’art les Demoiselles d’Avignon en 1907 est aussi le fruit d’une profonde démarche intellectuelle et ce n’est pas pour rien que Picasso, lié a Apollinaire, parlera alors de son tableau comme d’un bordel philosophique. On pourrait aussi relever d’étonnantes similitudes entre la naissance du cubisme et de la phénoménologie de Husserl évoquant l’approche du réel par «  facettes  », à la même époque. Aussi bien, dans les années vingt à trente, quand la psychanalyse prend son essor, les très étranges «  machines désirantes  » de peintures telles que Figures au bord de la mer.

En 1912, 1914, lorsque Picasso intègre dans ses œuvres des coupures de journaux, il les choisit en rapport avec la situation dans les Balkans et à la tension qui prélude à la Première Guerre mondiale. «  Au croisement complexe de ces champs hétérogènes, note encore Anne Baldassari, l’œuvre se construit en effectuant la fusion fugace, fragile et improbable du personnel, du culturel, du social et du politique.  » Ainsi, alors que l’on met souvent l’accent et à juste titre sur l’incroyable capacité de Picasso à inventer, renouveler, croiser des formes, intégrer à son œuvre l’héritage des maîtres, de l’antique qu’il découvre au Louvre, des arts africains et océaniens, de la sculpture primitive, à la construire avec les objets qu’il ramasse et transforme comme l’extraordinaire selle de vélo devenue Taureau, on ne saurait non plus omettre que, pour lui, la peinture, l’art ne peuvent être d’agrément.

«  La peinture, dira-t-il, n’est pas faite pour décorer les appartements, c’est une arme de guerre offensive et défensive contre l’ennemi.  » Il y a Guernica, bien sûr, mais la guerre se lit tout autant dans ses natures mortes du temps de l’Occupation, son engagement politique d’après-guerre dans une toile de 1951 comme Massacre en Corée, exposée au musée, reprenant Manet et le Tres de Mayo, de Goya, dont Malraux disait qu’il signait la naissance de l’art moderne.

Il faut donc espérer que le musée Picasso sera plus qu’un parcours touristique et esthétique mais aussi éthique au sens le plus large. On citera ici encore Anne Baldassari, «  par sa force de subversion, de révolution, par la liberté qu’elle revendique, l’œuvre de Picasso nous permet de mieux comprendre le tragique de notre état comme d’accéder à un degré supérieur de signifiance du monde  ».

Maurice Ullrich, L’Humanité
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