Quelles révolutions dans le travail  ?

dimanche 14 juillet 2013.
 

Fragmentation et individualisation définissent un travail plus complexe réalisé dans une certaine autonomie et responsabilisation au sein d’équipes délocalisées de production de biens et de services. Ce «  nouveau  » modèle met la pression sur les salariés.

La précarisation, l’insécurité sociale, les délocalisations ont explosé sur fond de chômage de masse. La souffrance au travail et le stress sont devenus des fléaux. Ces phénomènes sont-ils des dérives ou la conséquence d’un mode de gestion et des techniques de management  ? Plus globalement, ces évolutions sont-elles dues à une libéralisation des services et une mise en concurrence des salariés  ? Est-ce le résultat d’une entrée massive des nouvelles technologies ou le choix de gestion des entreprises au service du rendement financier cher à une mondialisation de la finance  ? Quelles alternatives et comment intervenir en tant que salarié pour faire prévaloir d’autres choix. La question du collectif et de l’expression effective d’une conscience 
de classe est posée.

Pierre Chaillan

A) Le modèle managérial crée l’insécurité généralisée

Par Danièle Linhart, Sociologue, directrice de recherche émérite au CNRS, membre du GTM-Cresppa

Dans le monde du travail actuel, la logique de l’organisation taylorienne du travail n’est plus pertinente, car les situations de travail deviennent de plus en plus incertaines, imprévisibles, fluctuantes, et nécessitent une mobilisation plus forte du salarié, qui doit s’impliquer cognitivement et émotionnellement pour trouver sans cesse des solutions adaptées. Or le taylorisme est l’inscription, dans la définition même des tâches, de l’emprise et de la domination patronales. Par quoi le remplacer pour obliger les salariés à se conformer aux critères d’efficacité, de rentabilité, voulus par les directions d’entreprise dans un capitalisme de plus en plus financier  ?

Le modèle managérial qui se met en place depuis les années 1980 se ­déploie sur le terrain d’une individualisation systématique de la gestion des salariés, présentée comme une concession faite aux salariés pour répondre à leurs aspirations.

D’un côté, il y a une offensive de séduction. De nombreuses chartes éthiques, codes déontologiques ont propulsé une «  nouvelle morale  » encensant la loyauté envers l’entreprise, l’engagement total, la disponibilité, l’excellence, le goût du risque et de l’aventure. Un effort particulier de séduction se fait à l’égard des jeunes  ; on manage dans un «  style jeune  » pour développer une dépendance à l’entreprise, son ambiance, ses modes de reconnaissance. Plus profondément, le management cherche à trouver les termes d’un deal susceptible d’emporter l’adhésion tant convoitée du salarié en stimulant chez lui une dimension narcissique. L’entreprise se présente ainsi comme un champ de réalisation de soi que le salarié ne trouvera pas ailleurs. Mais tout cela exige du temps, et parallèlement, le management cherche à casser toute forme de résistance possible.

D’un autre côté, c’est le choix d’une précarisation objective et subjective. La précarité des emplois qui se développe de façon impressionnante en termes de flux représente une modalité de disciplinarisation pour nombre de jeunes qui accèdent par ce biais au marché du travail. On conçoit la fonction importante de cette forme de dépendance qui vise à faire adhérer les salariés coûte que coûte aux critères de performance voulus par le management moderne. Mais on observe une politique de précarisation, subjective cette fois, qui concerne les salariés stables, les plus nombreux en réalité, qu’ils soient en CDI ou fonctionnaires. Elle vise à mettre les individus au travail comme à découvert, sans filet, sans boussole, sans arrière ni appui, sur le fil du rasoir, et dans la nécessité de se raccrocher in extremis aux logiques émanant de son entreprise. On constate une politique systématique de changements  : ­restructurations multiples, recomposition des métiers, redéfinitions de services et départements, délocalisations géographiques, mobilités systématiques. En réalité, cela doit s’analyser comme une attaque en règle de l’expérience et des métiers, deux ressources fondamentales des salariés pour maîtriser leur travail, et qui leur confèrent une légitimité à imposer, opposer un point de vue professionnel. Du côté managérial, cette expérience individuelle et collective est disqualifiée et présentée comme autant de routines, habitudes, assimilées à des rigidités, archaïsmes, et parfois même à des signes de paresse intellectuelle et de refus de prises de risques.

De fait, les salariés ne se sentent pas chez eux, entre eux dans leur travail mais dans un environnement hostile  ; ils ont en permanence à ­réapprendre, à s’adapter, à réinventer les modalités nécessaires pour maîtriser leur activité. La précarisation subjective, ce n’est pas seulement la peur d’être conduit un jour à la faute professionnelle qui peut faire perdre son emploi, mais c’est aussi une mise en danger de soi par le risque de se trouver en situation d’incompétence qui porte atteinte au sentiment de sa valeur, de sa dignité, de sa légitimité.

Au sein du travail lui-même, la modernisation a planté désormais les germes d’une insécurité généralisée. Le sentiment d’abandon, de ­solitude qu’éprouvent nombre de ­salariés, ­ressort des enquêtes de ­terrain. ­Livrés à eux-mêmes, mis de plus en ­concurrence avec leurs collègues, ils vivent une épreuve permanente. Il en ressort une angoisse, un sentiment d’incompréhension voire d’une 
perte de sens.

Danièle Linhart

B) Une entreprise refondée pour une nouvelle efficacité économique, sociale et écologique

Par Daniel Bachet, professeur à l’université d’ivry, membre du conseil scientifique d’attac

Les évolutions nouvelles dans le travail ne peuvent pas être abordées de manière abstraite. Elles sont enserrées dans des structures productives et marchandes et dans des rapports sociaux dominés par le capitalisme sous sa forme néolibérale.

La déréglementation du ­commerce des biens et des services (libre-échange), la libéralisation ­financière et le nouveau gouvernement d’entreprise ou corporate governance (donnant tous les pouvoirs aux actionnaires de contrôle) ont conduit à instrumentaliser le travail et à l’appréhender comme un coût à réduire. Plutôt que de partir de l’activité professionnelle, pour comprendre le travail, il est préférable de restituer les structures réelles qui déterminent les rapports dans lesquels entrent les agents et les groupes sociaux. Aussi nous montrerons que les évolutions du travail sont dépendantes du rapport salarial, c’est-à-dire des règles du jeu qui prévalent dans l’entreprise et de la finalité qui lui est assignée.

L’organisation de la production et du travail s’inscrit dans un nouveau modèle productif. Celui-ci se caractérise par le flux tendu, l’intégration des données informatiques et le modèle de la «  compétence  » (savoir-être, loyauté) qui favorisent l’intensification du travail et sa flexibilisation. Mais ce nouveau modèle n’est que le produit de l’accumulation du capital sous sa forme financière et déréglementée. Il s’est édifié sur la base d’un rapport de forces défavorable au monde du travail et sur la construction de multiples discours d’accompagnement qui ont eu pour mission de rationaliser et de légitimer la nouvelle doxa néolibérale.

La recherche de la performance financière a été valorisée par les discours managériaux au bénéfice des détenteurs de capitaux et au détriment de la recherche d’une efficacité économique, sociale et écologique.

D’autres solutions plus favorables au travail et à l’emploi étaient concevables mais il aurait fallu assigner aux entreprises d’autres finalités institutionnelles que la recherche de la seule rentabilité financière et construire des indicateurs économiques et sociaux compatibles avec ces finalités.

Refonder l’entreprise qui oriente et structure les modes d’organisation du travail implique comme préalable de lui assigner une finalité qui n’est plus le profit, ce dernier n’étant qu’un solde ou un résultat, puis d’en tirer toutes les leçons en termes de ­nouvelle efficacité et d’organisation des pouvoirs.

Il faut «  faire exister  » l’entreprise en tant que structure productive alors que la façon traditionnelle de compter (par les marges, les prix de revient et le résultat) ne reflète que la préoccupation des détenteurs de capitaux. Cela concerne aussi bien les PME que les grands groupes cotés en Bourse.

Si l’on considère l’entreprise comme une structure productive dont l’objectif premier est de produire des biens et des services, le travail sera appréhendé comme une source de valeur et de développement au lieu de n’être évalué que comme un coût à réduire sans cesse. Les agents pourront alors accéder à la production de connaissances sur l’organisation du travail, mais aussi sur la gestion et la stratégie des entreprises.

Cette entreprise refondée ne visera plus à maximiser le profit et à partager le bénéfice qui en résulte mais à maximiser la valeur ajoutée en vue de la répartir de manière juste entre les différentes parties prenantes (personnel, banques, État, actionnaires, société).

Cela suppose de mettre en place un nouveau système de gouvernance impliquant les salariés et l’État dans les conseils d’administration. La présence significative de représentants de salariés permettrait de mieux définir l’intérêt général en évaluant la justesse des décisions prises par les directions.

Ces propositions constituent les premières étapes permettant de mettre en place un projet politique et social dont l’objectif est de dépasser les rapports de subordination et de soumission dans le travail et de faire en sorte que les producteurs associés deviennent collectivement responsables de leur destin commun. La refondation de l’entreprise et du rapport salarial est le levier essentiel qui permet d’avancer une alternative réellement opératoire au capitalisme. Elle est la première étape dans la reréglementation des systèmes productifs, économiques et financiers.

Daniel Bachet,

C) Prendre le « parti du travail » est la condition 
d’une perspective réellement émancipatrice

Par Maryse Dumas, syndicaliste, représentante CGt au conseil économique, social et environnemental (CESE)

Où sont les nouveaux ressorts de l’identification de classes  ? Comment faire surgir le sentiment d’un sort partagé et donner corps à des communautés d’intérêts, de vision, de solidarités pour favoriser l’intervention du plus grand nombre et renouer avec la perspective d’une transformation fondamentale  ? Ces questions ne trouveront réponse que par un investissement fort sur les problématiques, les confrontations, voire les conflits posés par les questions du travail.

Le travail ne se résume pas à l’emploi, même si le langage courant les confond souvent. L’emploi donne son statut au travail  : niveau de rémunération, durée du travail, protection sociale, retraite… Mais le travail est beaucoup plus que cela, il participe d’une dimension anthropologique, de ce qui fait société, voire même civilisation.

Le travail caractérise un rapport social entre capital et travail, entre soi et les autres. Par le ­travail, on se sent utile socialement, on s’exprime, on acquiert liberté et autonomie. Selon la façon dont il est organisé, les finalités qui lui sont assignées, les rapports des individus à leur travail, la société n’a pas les mêmes contours. D’où l’importance pour les forces démocratiques de construire, à partir du travail, les alternatives et les luttes favorables à l’émancipation sociale, à la démocratie et à une société de développement humain durable.

Force est de constater que, depuis presque ­quarante ans que notre pays est confronté au chômage de masse et à la précarisation de l’emploi, la ­préoccupation de préserver ou de gagner des emplois a pris le pas sur celle de changer le travail. Sans délaisser la première, il est urgent de se réapproprier en termes politiques et stratégiques les problématiques posées par la deuxième.

La crise du travail prend en effet sa source dans la mise en coupe réglée des valeurs collectives qui le constituent. La concurrence «  libre et non faussée  » imprègne les pratiques managériales, conduisant les salariés à vivre dans un climat de concurrence avec les collègues, d’individualisme exacerbé, de fragilisation perpétuelle de l’estime de soi.

Ces pratiques conduisent à une pression maximum sur les salaires, à une forte accentuation de la productivité et de l’intensité du travail, en même temps qu’à rejeter hors du travail une part énorme de la population, notamment les jeunes et les plus âgés  : ainsi, c’est l’organisation du travail qui explique et nourrit l’exclusion du travail de millions d’entre nous.

Le libéralisme financiarisé et mondialisé, la désindustrialisation, couplée au développement des services, provoquent des bouleversements dans le travail qui rendent plus difficiles l’identification à une communauté sociale et la clarification des enjeux et perspectives alternatives. Ainsi, une enquête récente de l’Humanité démontre que, plus qu’il y a vingt ans, les Français estiment que la lutte des classes est une réalité, mais, moins qu’il y a vingt ans, ils savent où se situer dans celle-ci.

S’ensuit un affaiblissement considérable de la présence politique et de la participation des salariés à la vie politique et à la vie démocratique, un sentiment d’impuissance grandissant, une incompréhension entre «  sphère politique  », (souvent qualifiée de «  classe politique  ») et «  monde du travail  »  : une enquête récente du Cevipof nous révèle que 83 % des Français estiment que les ­représentants politiques ne se préoccupent pas de leurs problèmes.

Se soucier politiquement du travail, c’est mettre en lumière la nature des rapports d’exploitation qui le traversent et construire des communautés de perception et d’intervention, retrouver du pouvoir d’agir, et d’intervenir sur tous les lieux de décision qu’ils soient économiques ou politiques, même s’ils ne sont pas électoraux. Que produisons-nous  ? Pour quels besoins  ? Comment  ? Avec qui  ? Décidés par qui  ? Voilà les questions qui surgissent à partir du travail, susceptibles de dessiner les contours d’une stratégie de transformation fondamentale de la société.

Prendre le «  parti du travail  » a longtemps été le marqueur de la gauche. Elle s’en est laissée déposséder, au risque d’y perdre son identité, sa légitimité et de voir le terrain occupé par d’autres, notamment le Front national. Il est plus que temps de réinvestir le sujet, c’est la condition d’une ­perspective réellement émancipatrice.

Maryse Dumas


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message