Conflit sur les retraites et conflit sur la qualité du travail (par Yves Clot, psychologue du travail)

vendredi 26 novembre 2010.
 

Pour le psychologue du travail Yves Clot, la question de la qualité du travail est au cœur de la crise portée par la loi sur les retraites.

Le mouvement social 
sur la réforme des retraites 
ne met-il pas au premier 
plan la question 
du travail  ?

Yves Clot. En profondeur, je crois que c’est vrai. Mais, malheureusement, le conflit sur les retraites a montré une nouvelle fois combien la question du travail, jamais vraiment abordée sérieusement, empoisonne la vie sociale et politique. C’est pourquoi j’ai cru pouvoir dire que le travail est le « refoulé » de la société française. La réforme adoptée va, bien sûr, aggraver le problème. Actuellement entre 4 % et 5 % du PIB sont engloutis par les coûts de la dégradation de la santé au travail, en maladies ou en accidents. Les économies qu’on prétend réaliser en allongeant la durée du travail sont factices car en prolongeant le travail sans le transformer on fera monter les dépenses de santé.

Quel est le problème  : la course 
au profit, le management  ?

Yves Clot. Il y a à peine un an, et pendant six mois, tous les médias et tous les responsables publics, devant les drames survenus à France Télécom, s’agitaient sur la question de la souffrance au travail. Un homme aussi occupé que Jean-François Copé avait même, dans l’urgence, réuni une commission à l’Assemblée nationale pour traiter ce « grave problème de santé publique ». Les rapports et les auditions d’experts se sont multipliés –j’en sais quelque chose– en même temps que les beaux discours. La souffrance au travail était devenue une figure imposée de toute la communication politique. Mais, visiblement, la vie politique semble devenue l’art de délier les choses, l’art de passer d’un problème à l’autre en coupant les ponts du réel. Au cours de la même année, une fois la réforme des retraites sur la table, cette pénibilité de masse, concernant tous les secteurs professionnels, aussi bien les atteintes physiques que la santé mentale, a disparu du « radar politique et médiatique ». Le refoulement a repris. On s’est mis à compter, dans un sens ou dans l’autre. Jusqu’en mars dernier, on se sentait tenu de proclamer –les députés UMP les premiers– que la souffrance au travail, au-delà du management et de l’intensification, interrogeait la conception de l’entreprise. Et le débat sur les retraites a débouché sur des propositions de gestion de la « pénibilité » qui laissent sans voix.

Que recouvre cette « gestion » de la pénibilité par le gouvernement  ?

Yves Clot. La « pénibilité » s’est transformée en problème personnel pour chaque travailleur vieillissant, qui devra « prouver », devant une commission –encore une–, qu’il est tellement abîmé qu’il mérite bien un départ anticipé à soixante ans. La maladie est devenue, au passage, le moyen d’arrêter de travailler. Nous risquons de payer très cher, à tous les sens du terme, le fait que la santé puisse se convertir en monnaie d’échange pour quitter le travail. On se plaint, avec une grande hypocrisie, de la montée des « arrêts maladie ». Mais on vient d’officialiser le fait que la maladie, le handicap ou la souffrance soient le dernier recours pour se sortir d’un travail usant et soi-disant intouchable. Il faudra prouver qu’on est une victime et jouer de ses infirmités pour s’échapper du travail. Est-ce là l’idée qu’on se fait du travailleur  ? Où est passée la fierté du travail que le président de la République célébrait comme une ressource nationale pour gagner les élections  ? La discussion sur la pénibilité qui vient d’avoir lieu est le symptôme du naufrage de notre vie politique.

N’est-ce pas l’une des formes du « paradoxe français » dont vous parlez, entre le fait que les Français sont à la fois très attachés au travail et en même temps souhaitent réduire la place du travail dans leur vie  ?

Yves Clot. Les cortèges de manifestants expriment ce paradoxe. C’est là qu’il faut chercher le ressort de l’engagement durable de millions de salariés dans l’action. Nous sommes, en France, attachés à une certaine idée du travail bien fait, aujourd’hui très malmenée. Une sorte de dignité professionnelle permet encore à beaucoup de gens de se tenir debout. Et pourtant, en même temps, le travail auquel ils sont contraints, ni fait ni à faire, n’est souvent plus défendable à leurs propres yeux. Ils ne se reconnaissent plus dans ce qu’ils font. Ils s’y perdent. La retraite peut devenir aussi un moyen de se sortir de cette contradiction. On a déjà beaucoup de mal, disent-ils, à endurer tous les jours la montée de ce dilemme. S’il vous plaît, ne nous imposez pas d’y vivre plus longtemps qu’avant. Sinon c’est la « double peine »  ! Ce travail-là, abîmé, amputé et qui diminue trop de gens, ne doit pas continuer après soixante ans. Mais il ne peut plus continuer comme ça avant soixante ans non plus, pense l’immense foule des salariés français  ! Ils sont en colère, mais ils sont aussi fatigués par l’énergie qu’ils gaspillent à travailler malgré tout, contre des organisations du travail qui usent leur persévérance. Le stress n’est rien d’autre que cette activité contrariée et ruminée qui empoisonne le temps de travail et le reste de la vie.

Comment sortir de cette situation  ?

Yves Clot. En s’attaquant concrètement au conflit sur la qualité du travail. Là peuvent renaître la vitalité de l’activité collective, le pouvoir d’agir et l’imagination politique. Au-delà des discours, on peut déplacer le centre de gravité du système de relations professionnelles sur ce nouvel objet de conflit et de négociations. Sur ce chemin, on rencontre bien sûr la petitesse des tyrannies financières tentées de sacrifier, en même temps que la qualité du travail, la qualité de la nature et celle de la culture. Mais ce conflit est inévitable. Instruisons-le. Ne nous voilons pas la face non plus  : la gauche elle-même est contaminée par l’idée que le temps libre commence après le travail. La retraite pour se libérer du travail  ? Serait-ce là ce qui reste des valeurs de la gauche  ? Mais si on ne s’attaque pas à la question de la qualité du travail, c’est bientôt la retraite à quarante ans qu’il faudra défendre  ! La conquête du temps libre commence dans le travail, dans l’activité délibérée sur le travail, contre et au-delà du travail tel qu’il est.

Titulaire de la chaire de psychologie du travail du Cnam. Dernier livre  : le Travail à cœur. Pour en finir avec les risques psychosociaux, Éditions La Découverte, 2010.

Entretien réalisé par Anna Musso, L’Humanité


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