Numérique, automatisation et nouvelle ère du travail

samedi 27 juin 2015.
 

- Diverses études prédisent 50 % d’emplois en moins d’ici vingt ans.

- A) Les modèles irrationnels de la data economy californienne

- B) Refuser tout déterminisme technologique

- C) Pour une appropriation sociale et sociétale du numérique

A) Les modèles irrationnels de la data economy californienne

par Bernard Stiegler, directeur 
de l’Institut 
de recherche et d’innovation(1)

Le 13 mars 2014, Bill Gates donnait une conférence à Washington où il affirmait que la software substitution – par laquelle les logiciels se substituent aux activités humaines – allait conduire à une énorme réduction du nombre d’emplois. Le 19 juillet suivant, le Soir de Bruxelles, se référant à des travaux d’Oxford et de l’institut Bruegel, titrait que la Belgique pourrait perdre 50 % de ses emplois dans dix à vingt ans. Le 26 octobre, le Journal du dimanche annonçait, d’après une étude du cabinet Roland Berger, que la France pourrait perdre trois millions d’emplois d’ici dix ans.

Sans surprise, Bill Gates préconise la réduction de charges sociales, des impôts sur les sociétés et des salaires pour que les employés restent compétitifs par rapport aux robots et aux logiciels. Ces propositions sont tout à fait irrationnelles parce qu’elles font l’impasse sur la question centrale – à savoir la solvabilité macroéconomique d’une économie où s’effondre le pouvoir d’achat.

L’automatisation doit conduire à la rémunération du temps humain rendu disponible par l’automatisation pour autant qu’il est consacré par les individus à l’augmentation de ce qu’Amartya Sen appelle leurs capacités. Cela suppose de généraliser progressivement le régime des intermittents du spectacle – en commençant par la jeunesse arrivant sur le marché du travail au moment où trois millions d’emplois pourraient disparaître dans les dix ans qui viennent.

Se référer au régime des intermittents, cela veut dire proposer un revenu contributif conditionné par la valorisation régulière des capacités acquises par le temps rémunéré pour cela – à travers des projets contributifs entrepreneuriaux aussi bien que publics et associatifs.

Une telle perspective doit constituer une alternative dans ce qu’on appelle désormais l’Anthropocène dont la question du climat est un aspect. L’Anthropocène désigne l’ère géologique contemporaine telle que la puissance technologique développée par l’homme y est devenue un facteur majeur d’évolution de la biosphère. Or cette ère est une impasse  : l’homme y produit une déperdition accélérée et irréversible d’énergie, appelée entropie, qui conduit à la ruine des milieux de vie humains, animaux et végétaux.

En 1944, Erwin Schrödinger a montré que la vie constitue un facteur néguentropique d’inversion de l’entropie. Puis Ilya Prigogine a ensuite montré que de l’ordre peut surgir du désordre à travers des structures dites dissipatives. Pour Nicholas Georgescu-Roegen et René Passet, ces analyses exigent une complète reconsidération des conditions de la solvabilité économique et de la survie sur terre.

Pour Marx, l’emploi salarié – qui a dominé l’Anthropocène – conduit à la destruction des savoirs par la prolétarisation des employés. Un emploi soumis aux canons du consumer capitalism est entropique parce qu’il est automatique  : l’employé peut être remplacé par l’automate parce que son emploi a été réduit à des automatismes procéduraux. Le véritable travail est au contraire producteur de nouveauté, c’est-à-dire de néguentropie et de désautomatisation permettant le développement des milieux de vie. Le passage de l’emploi salarié au revenu contributif est le passage d’une économie entropique à une économie néguentropique où l’augmentation des potentialités de la vie devient le principe de constitution et de redistribution de la valeur.

Si le monde du travail ne devient pas une force de proposition à l’avant-garde de l’immense transformation en cours, la data economy californienne imposera ses modèles irrationnels qui conduiront à une catastrophe. Mais quand nous nous en apercevrons, il sera trop tard.

(1) Ouvrages récemment parus  : la Société automatique 1. l’Avenir du travail. Éditions Fayard, 2015, 300 pages, 25 euros. L’emploi est mort, vive le travail. Éditions Mille et Une Nuits, 2015, 120 pages, 3,50 euros.

B) Refuser tout déterminisme technologique

par Sophie Bernard, maître 
de conférences en sociologie, université Paris Dauphine-Irisso (1)

D’après plusieurs études récentes, nous serions entrés dans un processus d’automatisation généralisée devant aboutir à une réduction massive des emplois. Les travailleurs seraient voués à être remplacés par des robots. Ainsi l’université d’Oxford ou bien encore le Massachusetts Institute of Technology estiment que la moitié des emplois aux États-Unis seraient menacés à l’horizon 2025-2035. D’après le sociologue Collins, les emplois pénibles et répétitifs ne seraient pas les seuls concernés par ce mouvement d’ampleur  ; les métiers qualifiés ne seraient dorénavant plus épargnés. De même, l’automatisation de l’industrie se diffuse depuis une dizaine d’années dans les services. Que ce soit dans les banques, la restauration rapide, les cinémas, les transports en commun, ou bien encore la grande distribution, nous assistons à un déploiement sans précédent du libre-service, se traduisant notamment par une multiplication des dispositifs automatiques  ; les consommateurs accompliraient dorénavant gratuitement le travail des employés. Au nom de la défense de l’emploi, l’automatisation s’est ainsi imposée comme un objet de débat public mais nous invite à déplacer le regard sur ses conséquences sur le travail.

Dès les années 1950-1960, les sociologues du travail français se sont interrogés sur les conséquences du «  progrès technique  », à commencer par l’un des fondateurs de la discipline  : Naville. Ces travaux ont notamment mis en évidence que l’automatisation intégrale était impossible, et ce, même dans les industries de flux où la production apparaît de prime abord comme sans travail. Le travail est bien présent, mais de moins en moins visible, puisqu’il n’intervient dès lors qu’en cas d’interruption du flux, de panne ou d’incident  ; il reste donc indispensable aux limites de la prévision. L’ouvrier laisse alors place à «  l’opérateur  », dont l’autonomie constitue l’un des principes du fonctionnement des systèmes automatisés, puisqu’il n’intervient qu’en cas d’aléas pour garantir la «  fluidité industrielle  », titre d’un ouvrage de Vatin consacré à la question. L’automatisation reconfigure entièrement espace, temps et activité. On observe ainsi une désynchronisation du temps des hommes et de celui des machines, le développement du travail en réseau, un éloignement du process allant de pair avec une abstractisation du travail et une réduction de la dépense musculaire. Dans les services, qui emploient deux tiers des salariés en France, on peut faire le même constat, à la nuance près qu’intervient ici un acteur externe à l’organisation  : le client. Or, même si celui-ci est de plus en plus sollicité pour participer à la production du service, tant et si bien que l’on peut évoquer comme Tiffon et Dujarier sa «  mise au travail  », on ne peut pour autant en conclure à un remplacement généralisé des employés par les clients. L’automatisation dans les services se traduit plutôt par une nouvelle répartition des tâches entre les deux acteurs, participant d’une invisibilisation du travail. Toutes les tâches ne sont pas automatisables, en particulier dans ce secteur où le travail comprend généralement une dimension relationnelle. Si l’automatisation dans l’industrie et dans les services présente des similitudes, il n’empêche que le travail de l’opérateur de l’industrie consistant à surveiller des machines n’est pas comparable à celui de la caissière chargée d’encadrer et de contrôler des clients en caisses automatiques.

La comparaison industrie/services rend compte de la diversité de formes que peut prendre l’automatisation et permet par là même de s’inscrire en faux contre tout déterminisme technologique associant mécaniquement des effets à une technique. Ce n’est pas parce qu’une activité est automatisable qu’elle sera automatisée. Ce n’est pas une direction inéluctable, mais un choix de société. Si l’automatisation présente le risque de réduire le nombre d’emplois, elle peut avoir des effets contradictoires, tant émancipateurs qu’aliénants.

(1) Auteure de Travail et automatisation des services. La fin des caissières  ? Éditions Octares, 2012, 204 pages, 23 euros.

C) Pour une appropriation sociale et sociétale du numérique

par Jean-François Bolzinger, syndicaliste, Ugict-Cgt

304391 Image 1La question est de savoir comment transformer le travail et l’entreprise pour mettre l’automatisation au service des salariés et de l’humain, et non de la finance. Croire que le numérique en soi va amener un avenir radieux est un leurre. Croire qu’il est obligatoirement le support d’un capitalisme encore plus coercitif est tout autant mystificateur. Le discours affirmant que le numérique est l’industrie de l’avenir et qu’il convient de mettre une croix sur l’existant revient en fait à justifier les choix d’abandon qui se poursuivent comme celui d’Alcatel vendu à Nokia, faisant un peu plus disparaître la maîtrise française en équipements télécoms.

La révolution numérique s’applique dans toutes les filières industrielles. Le numérique ne remplace pas le travail, il le remodèle. Le travail à distance et en ligne se développe, provoquant de nouvelles revendications comme le droit à la déconnexion. Les questions du lien social et de la conjugaison vie professionnelle-vie privée montent avec force. Les mots qui accompagnent cette révolution numérique sont liberté, autonomie, collaboration, décentralisation, hiérarchie plate, créativité. Le capitalisme cherche à gérer cette mutation au profit d’une auto-organisation du marché, en ne valorisant que la liberté individuelle au détriment de toutes les libertés collectives et de l’égalité.

Sans dé-financiarisation du travail et mise en cause du management financier qui lui sert de support, sans avancées sur une conception de l’entreprise comme communauté de travail créative avec des pouvoirs réels aux salariés, le numérique se retournera contre les salariés et les populations. La reconnaissance des qualifications est un point nodal des transformations. L’autre volet est le plein exercice de ces qualifications incluant le rôle contributif pour une maîtrise des choix et des décisions.

Le mode de production et d’échange structuré par la révolution numérique peut évoluer vers de nouvelles formes de domination et de captation des fruits du travail par le capital ou vers une société d’égalité, de partage et de solidarité. L’enjeu est que les travailleurs se donnent les formes d’organisations adéquates pour maîtriser leur destin et que la collectivité joue notamment via l’État son rôle de garant du bien public, de contrôle des entreprises pour les forcer à une recherche ouverte et à l’innovation publique.

Le directeur du MIT aux États-Unis prédit que «  si les innovations technologiques généreront des gains de productivité massifs par l’automatisation de plus en plus d’emplois, elles créeront aussi un chômage technologique de masse  ». Il s’agit bien là de savoir si ces gains de productivité doivent permettre une explosion des profits et du chômage, ou au contraire la baisse massive du temps de travail aliéné et l’appropriation sociale.

S’inspirant du projet allemand «  Industrie 4.0  », le projet français «  Industrie du futur  » vise une réorganisation complète du système productif via le numérique à travers une convergence entre les systèmes de production et les TIC. L’opacité et la non-association des salariés sont la règle. La gouvernance du dispositif est essentiellement entre les mains du patronat. Le chiffre de 3 millions d’emplois voués à disparaître est avancé pour mieux cultiver le fatalisme, omettant la création de 900 000 emplois qualifiés et évitant le débat sur la RTT et une sécurité pour l’emploi, la formation et le développement des qualifications tout au long de la vie.

Comme le dit Detlef Wetzel (IG Metal) en Allemagne  : «  Les hommes doivent piloter le système, non l’inverse… Nous voulons un travail plus riche en contenu, plutôt qu’un travail à bas coût. La base pour cela est une organisation du travail favorisant la formation et l’acquisition de compétences. Chacun doit avoir la chance et l’accès à la formation continue, les ingénieurs comme les moins diplômés.  »

La question du numérique, de sa conception, de sa forme d’introduction dans les entreprises, de son utilisation doit faire l’objet de débats et d’interventions. Cela appelle des pouvoirs nouveaux pour anticiper les changements, négocier les organisations du travail, les formations, intervenir sur les contenus du travail.


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message