« Les courants blairistes sont partout au pouvoir dans la social-démocratie » (par Philippe Marlière)

vendredi 26 octobre 2012.
 

Entretien publié dans Sensus Novus, revue de la gauche russe.

Sensus Novus : Vous avez été pendant longtemps adhérent du Parti socialiste français. Pour les militants anticapitalistes qui continuent de militer dans les partis sociaux-démocrates en Europe occidentale pensez-vous que ce soit une situation confortable ?

Philippe Marlière : Non, c’est même une situation de plus en plus inconfortable pour les militants socialistes sincères (c’est-à-dire ceux qui mettent leur combat réformiste radical au service d’objectifs révolutionnaires) d’évoluer dans des formations sociales-démocrates. Celles-ci ne sont même plus en faveur d’un réformisme visant à rééquilibrer les « excès du capitalisme » ou ne cherchent plus à redistribuer les richesses. Elles ont cessé d’utiliser le levier du parlementarisme pour arracher au Capital des victoires politiques et économiques en faveur de la classe ouvrière.

Aujourd’hui, la social-démocratie est l’alliée objective de la droite néolibérale et réactionnaire. Je ne dis pas que la social-démocratie se confond avec la droite. Je pense que les différences entre la droite et cette gauche d’accompagnement du capitalisme sont de plus en plus ténues, de moins en moins visibles pour le public. La social-démocratie mène des politiques « austéritaires » au service du capitalisme financier, comme François Hollande en France. Lorsqu’elle est dans l’opposition, elle approuve ces politiques. Ed Miliband, le leader du parti travailliste britannique, vient d’annoncer la semaine dernière son programme : « Sauver le capitalisme ! » Il n’est donc pas étonnant que plus d’un siècle après Marx, Trotsky ou Rosa Luxembourg, un nombre croissant de militants socialistes fasse le choix de quitter les partis sociaux-démocrates. Oskar Lafontaine en Allemagne et Jean-Luc Mélenchon sont partis.

SN : De nombreux observateurs de gauche et de droite constatent que la social-démocratie traverse une crise profonde Quelles sont les caractéristiques principales de cette crise ?

PM : On pouvait parler d’une crise dans les années 80 et 90. A cette époque, la social-démocratie était tiraillée, d’une part, entre un discours, des valeurs et des objectifs visant à réduire la domination capitaliste et, d’autre part, une pratique de plus en plus en phase avec le néolibéralisme. Le néolibéralisme n’est pas tant une idéologie qu’une praxis qui vise à éliminer les unes après les autres toute forme de résistance collective à la marchandisation des biens naturels et des activités humaines. Il ambitionne aussi de façonner les esprits et les corps (l’habitus, dirait Bourdieu) ; à désarmer les citoyens critiques pour les transformer en consommateurs dociles. Les sociaux-démocrates ont abattu cette sale besogne. On connait les reculades successives des socialistes français au pouvoir : en 1982 (rigueur), en 1986 et 1992 (Acte Unique européen et traité de Maastricht), puis entre 1997 et 2005 (privatisations multiples).

A chaque fois, toute reculade était vécue par une majorité de socialistes comme une trahison de leurs idéaux. Puis Blair est apparu. Il a dit à ses amis sociaux-démocrates qu’être plus capitaliste que les capitalistes ne constituait pas un acte de trahison, mais la manière adéquate de « moderniser » la social-démocratie. Aujourd’hui, il n’y a même plus de mauvaise conscience. Les socialistes français au pouvoir viennent de voter au parlement le traité fiscal européen qui pose un carcan austéritaire sur l’économie française et cout-circuite l’indépendance du parlement. La gauche socialiste se tait par impuissance, mais aussi parce que certains de ses cadres ont fait le choix du carriérisme.

SN : Le courant social-libéral est en recul au Parlement européen ; les idées sociales-démocrates n’ont aucun poids au sein de la Commission européenne et les partis qui se réclament de la social-démocratie ont perdu le pouvoir dans la plupart des pays européens. Le PASOK est aujourd’hui moribond ; le PSOE et le PS portugais sont en net déclin. Pourtant, les directions sociales-libérales sont toujours dominantes au sein de la social-démocratie européenne, en occident et en orient. Comment expliquez-vous cela ?

PM : Les courants blairistes sont partout au pouvoir dans la social-démocratie, tout simplement parce que les idées qu’elle porte sont largement majoritaires dans ces partis. Il faut savoir que la sociologie des adhérents et des élites est de plus en plus homogène. Le cadre typique du PS n’est plus un enseignant ou un employé de la fonction publique, mais un cadre supérieur, doté d’un important capital culturel économique. L’idéologie – s’il yen a une – est un humanisme abstrait bien pensant, qui ne perçoit pas qu’il existe encore un prolétariat ou que les petites classes moyennes sont en voie de paupérisation. D’où l’importance démesurée donnée aux thématiques sociétales et le désintérêt à l’égard des questions de domination économique et de répartition des richesses.

SN : Dans les années 1990 les politologues opposaient une ligne Blair-Schröder à une ligne Jospin. Aujourd’hui, le gouvernement Ayrault est composé d’une large majorité de ministres sociaux-libéraux. Quels partis en Europe, de nos jours, continuent d’inscrire leur action dans une ligne social-démocrate traditionnelle ?

PM : En 1997, Lionel Jospin avait habilement marqué sa différence avec Blair. « Je suis un socialiste moderne », disait-il. Mais il ne s’agissait que d’une distinction oratoire. Dans la pratique gouvernementale, Jospin et Blair ont dans l’ensemble mené la même politique. Aujourd’hui, au PS, on ne prend même plus ce type de précaution de langage. Dans les faits, mais aussi dans le langage, le gouvernement Ayrault est le plus droitier dans l’histoire des gouvernements socialistes : Moscovici, Valls, Cahuzac, Sapin, Le Drian sont d’authentiques blairistes, et ils occupent des postes-clé au gouvernement.

SN : Dans les années 70, 80 et 90, des courants sociaux-démocrates radicaux étaient actifs au sein des partis socialistes et sociaux-démocrates en Europe (Allemagne, France, Grande-Bretagne etc.). Selon vous, quelle place occupent actuellement les socialistes de gauche au sein du mouvement social-démocrate européen ? Est-ce que cela a encore un intérêt politique, idéologique pour ces socialistes de gauche de continuer à militer dans ces partis ?

PM : Les ailes gauches de la social-démocratie occupent aujourd’hui une place insignifiante dans la social-démocratie. Elles ne pèsent aucunement dans la direction ou au gouvernement des formations sociales-démocrates. Soit leurs cadres et leurs militants ont rejoint le camp social-libéral (Espagne, Grèce, Italie). Soit elles se sont appauvris et affaiblis à l’issue de départs successifs (France et Allemagne). Elles sont idéologiquement asséchées et sont même à la dérive. Des membres des ailes gauche qui avaient fait campagne pour le non au traité constitutionnel européen en 2005 ont voté en faveur du traité fiscal européen. Comprenne qui pourra !

SN : Dans les années 1980, sous Willy Brandt, la social-démocratie luttait pour un « nouvel ordre économique mondial ». De nos jours, les gouvernements sociaux-démocrates semblent adhérer au paradigme néo-libéral. Existe-t-il encore une doctrine sociale-démocrate dans les relations internationales ?

PM : Il n’existe plus de « vision sociale-démocrate » du monde. Pour être précis, je dirais qu’il n’y en a plus depuis l’assassinat de Jean Jaurès en juillet 1914. Les sociaux-démocrates soutiennent, apparemment de manière sincère – mais en réalité de manière hypocrite et calculatrice - l’Union européenne ; qui est devenue la plus grande institution mondiale de recyclage de politiques néolibérales discréditées. Pour le reste, il n’y a pas de politique sociale-démocrate au Moyen-Orient, en Palestine ou en Amérique latine. Les sociaux-démocrates tiennent le cap fixé par les Etats-Unis d’Amérique. En 2003. Jacques Chirac, pourtant piètre gaulliste, s’est opposé à GW Bush, le président néoconservateur et à sa guerre criminelle et illégale. Aux côtés de Bush se trouvait Tony Blair, le symbole et l’inspirateur de cette nouvelle social-démocratie.

Philippe Marlière est professeur de science politique à University College London (Royaume-Uni). p.marliere aui ucl.ac.uk

Entretien réalisé par Rouslan Kostiouk (Saint-Pétersbourg).


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