ANNA JACLARD (1844- 1887) L’aristocrate russe pétroleuse

dimanche 14 octobre 2012.
 

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Issue de l’aristocratie russe, proche de Dostoïevski et de Marx, Anna Jaclard est une fi gure incontournable de la Commune. Aux côtés de Louise Michel, elle est l’une des chevilles ouvrières de l’Union des femmes pour la défense de Paris

« Le sexe faible fit parler de lui… Le récit de leurs sottises devrait tenter le talent d’un moraliste ou d’un aliéniste. Celles qui se donnèrent à la Commune, et elles furent nombreuses, n’eurent qu’une seule ambition : s’élever au-dessus de l’homme en exagérant ses vices. De leur voix glapissante elles demandèrent leur place au soleil, leurs droits de cité, l’égalité qu’on leur refuse » : une diatribe signée Maxime du Camp au lendemain de la Commune. Finalement les Versaillais ne s’y étaient pas trompés... Alors on pense à Louise Michel. Et les autres ? Toutes n’ont pas connu la postérité de cette femme d’exception, comme en témoigne la pauvreté historiographique de la Commune à ce sujet. Parmi elles : Anna Jaclard, née Korvine Kroukovskaïa à Saint-Pétersbourg en 1844. Comme nombre d’aristocrates, son père est en même temps général des armées impériales et grand propriétaire terrien. Avec sa soeur Sophie, première femme docteur en mathématiques, Anna est travaillée par les idées socialistes, comme toute une génération issue de l’aristocratie qui découvre le Que faire ? (qui inspirera Lénine) de Tchernychevski. En 1864, elle envoie à Dostoïevski une nouvelle, le Rêve, qu’il fait publier dans sa revue l’Époque, sous un pseudonyme masculin. Dostoïevski tombe sous le charme de la jeune auteure. Dans une lettre à sa soeur, Anna s’explique sur son refus d’épouser l’écrivain : « Je suis étonnée de ne pouvoir l’aimer. Il est tellement bon, intelligent, génial. Mais il lui faut une femme qui ne se consacrerait qu’à lui. Je ne le peux pas. » Elle a d’autres projets que de devenir la femme du plus grand écrivain russe. En 1868, elle part pour Paris dans l’idée d’étudier « la condition ouvrière » et trouve un emploi dans une imprimerie. C’est là qu’elle fréquente d’abord les groupes blanquistes. Le matérialisme historique et la lutte des classes, l’aliénation et le travail, l’impuissance de l’État et l’avènement du communisme… Anna adhère à l’Organisation internationale des travailleurs (OIT). Ce serait elle, sur la demande de Karl Marx, qui aurait réalisé la traduction russe de l’Adresse inaugurale de la Ire Internationale. Parmi les blanquistes parisiens qu’elle fréquente, Victor Jaclard. Professeur de mathématiques, il a participé à l’évasion de Blanqui en 1865. La même année, il est exclu pour deux ans de toutes les universités de France, par le Conseil académique de Paris, pour avoir « encouragé les idées socialistes et athées », lors du congrès international des étudiants de Liège. En 1870, harcelé par la police de Napoléon III, le couple se réfugie en Suisse jusqu’à la défaite de Sedan.

Fidèle à la tradition internationaliste de 1848, la Commune encourage officiellement la participation des étrangers, érige en principe leur citoyenneté française, en considérant « que le drapeau de la Commune est celui de la République universelle ». Si bien qu’au petit matin du 18 mars 1871 à Montmartre, Anna Jaclard est là. Aux côtés de Louise Michel, elle est membre du comité de vigilance du 18e arrondissement. Selon l’Histoire de la Commune publiée par Lissagaray en 1876, lorsque le général Lecomte est fait prisonnier, c’est Anna Jaclard qui intime l’ordre, au commandant de la garde nationale, chargé de le surveiller, d’assurer sa protection en vue de le juger publiquement. L’ordre arrive trop tard et le général Lecomte est fusillé par ses propres soldats. Mais Anna Jaclard se consacre surtout à coordonner l’enseignement dans les écoles de filles. « Ferry l’affameur », comme le nomment les fédérés, vient de fuir Paris après avoir lancé ses réformes sur l’enseignement. Qu’à cela ne tienne, les femmes de la Commune prennent le relais, Anna en tête, réclament une nouvelle pédagogie pour les enfants des classes populaires et proposent un enseignement laïque permettant de déloger les congréganistes pour promouvoir une véritable école de la République.

Avec André Léo, elle fonde en mars le journal la Sociale et signe ce qui devient leur leitmotiv : « Au temps où nous sommes, c’est l’idée plus que la force du bras qui gagne les batailles ! » Ce qui ne l’empêche pas de corédiger dans la foulée l’Appel des citoyennes de Montmartre : « Les citoyennes de Montmartre, réunies en assemblée, ont décidé de se mettre à la disposition de la Commune pour former des ambulances qui suivent les corps engagés avec l’ennemi et relever, sur le champ de bataille, nos héroïques défenseurs. Les femmes de Montmartre, animées de l’esprit révolutionnaire, veulent témoigner de leur dévouement à la révolution. » Elle est aussi l’une des militantes les plus actives de l’Union des femmes pour la défense de Paris : « Nos ennemis, ce sont les privilégiés de l’ordre social actuel, tous ceux qui ont toujours vécu de nos sueurs, qui toujours se sont engraissés de notre misère. Nous voulons le travail mais pour en garder le produit, le gouvernement du peuple par lui-même, la Commune. » L’organisation obtient le droit d’organiser les ateliers abandonnés par les patrons ainsi que l’égalité de salaire. Le 21 mai 1871, quand les Versaillais entrent dans Paris, Anna Jaclard, comme des milliers d’autres femmes, fusil au poing, reste défendre les barricades, malgré la mitraille et les massacres. À l’issue de cette semaine sanglante, elle échappe aux Versaillais alors qu’elle est condamnée par contumace aux travaux forcés à perpétuité. Il existe plusieurs hypothèses sur les conditions d’exil du couple, notamment à Londres, où ils auraient été accueillis chez Marx. Anna y aurait débuté la traduction en russe du Capital avant de retourner en Russie puis à Paris, après l’amnistie, où elle meurt en 1887. Dans ses mémoires, Louise Michel saluera la mémoire d’Anna Jaclard : « Je ne l’avais pas vue depuis 1871, c’est morte que je la revois couchée, pâle, sur son lit, environnée de plantes vertes aux larges feuilles qui jettent une ombre sur elle. Avec mes souvenirs devant ce lit, quelque chose de mon coeur d’il y a vingt ans me revenait et restait avec elle. Elle fut intelligente et brave, mais à quoi bon songer à nous, est-ce que la vague n’emporte pas les gouttes d’eau ? »

Maud Vergnol


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