Pourquoi les Élites espagnoles veulent-elles laisser impunis les crimes du franquisme ? (par Jean Ortiz)

jeudi 11 août 2016.
 

La peau du juge Baltasar Garzon

Les « organisateurs de l’oubli », belle formule du poète argentin Juan Gelman, sont à l’œuvre. Ils veulent en finir avec le juge Baltasar Garzon. La menace imminente de « suspension » de l’emblématique et turbulent juge concerne tous les démocrates. Elle relève d’une opération de basse vengeance, de lynchage d’un juge reconnu dans le monde entier comme indépendant, rigoureux et courageux. Elle constitue une insulte pour toutes les victimes du franquisme. Il règne au sein de l’appareil judiciaire espagnol un climat de croisade contre les « hérétiques » et ces « rouges » qui relèvent la tête. L’ombre du franquisme, encore et toujours…

La commission permanente du conseil général du pouvoir judiciaire a décidé unanimement de donner suite aux requêtes contre Garzón déposées par trois groupuscules fascisants, dont l’ex-parti de Franco  : Phalange espagnole. Ces fascistes, en toute liberté, veulent la peau du juge. Chacun le sait, il n’y a pas eu en Espagne d’« épuration » anti-franquiste, ni de mise en place d’une « commission vérité-justice-réparation » pour décréter illégaux les tribunaux d’exception franquistes et leurs sentences, pour poursuivre les bourreaux, etc. La loi de Mémoire historique du 31 décembre 2007 a marqué une avancée, mais bien tardive et timorée. Alors qu’aucun coupable des crimes contre l’humanité n’a été inquiété, celui qui a voulu que justice passe se retrouve sur le banc des accusés, pour « prévarication ». Ahurissante inversion des valeurs  !

En octobre 2008, le juge Garzón, saisi par de nombreuses associations, ouvre une instruction contre le franquisme et ses horreurs (près de 140 000 disparus, des milliers d’enfants volés…), qualifiées de crimes contre l’humanité, donc imprescriptibles. Cette initiative ramène la loi d’amnistie de 1977 à un chiffon de papier destiné à auto-amnistier le franquisme, à protéger son impunité. Un délit impardonnable pour les grandes forces politiques du pacte consensuel de la « transition ».

Dès lors se met en marche une mécanique infernale pour liquider Garzon, dans un « extrême mépris des droits des victimes » selon Amnesty International. L’ordonnance anti-Garzon du juge Varela (3 février 2010) s’apparente davantage à une haineuse « sentence de condamnation » (El País du 8 février 2010), qu’à « une résolution en phase d’instruction ». Une étrange coalition contre nature s’acharne sur Garzon. Le juge instructeur, Varela, est proche de la vice-présidente socialiste, alors que le magistrat qui a engagé les poursuites pénales (Adolfo Prego) est un ultraconservateur qui préside la fondation néofranquiste Denaes (défense de la nation espagnole). Tous deux accusent Garzon d’avoir ignoré la loi d’amnistie  : une « ignorance inexcusable ».

L’agressive magistrate Margarita Robles, du tribunal suprême, fut secrétaire d’État socialiste à l’Intérieur. La plupart des magistrats du tribunal suprême ont, à l’époque, juré fidélité à Franco. Ce drôle de consensus anti-Garzon traduit la tétanisation des élites face à l’avancée du travail de mémoire, à la remise en cause de la si peu « modélique » transition et à la revendication de la République, installée désormais dans le paysage.

Cinquante-huit pour cent des Espagnols souhaitent que le débat monarchie-République soit rouvert. Mais aussi bien pour le Parti populaire que pour le PSOE, la République représente un lest qu’il faut bannir comme référent démocratique et comme perspective historique. L’exécution de Garzon vise à intimider tout le mouvement mémoriel et tous les partisans de la république. Défendre le juge dépasse les seuls enjeux judiciaires.


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