Pourquoi Darwin est-il toujours d’actualité ?

samedi 17 octobre 2009.
 

Le contexte. La nouvelle exposition de la Cité des sciences et de l’industrie à Paris est dédiée à Charles Darwin, qui bouleversait les sciences, la religion, la philosophie et la politique, il y a près de 160 ans, en 1859 exactement, avec la publication de l’Origine des espèces.

Guillaume Lecointre Commissaire scientifique de l’exposition (*) Professeur au Muséum national d’histoire naturelle Laurent Loison Chercheur en histoire et philosophie des sciences de la vie, Centre Cavaillès, ENS de Paris Francesca Merlin Chargée de recherche à l’Institut d’histoire et de philosophie des sciences et des techniques (CNRS/Paris-I/ENS)

Le contexte. La nouvelle exposition de la Cité des sciences et de l’industrie à Paris est dédiée à Charles Darwin, qui bouleversait les sciences, la religion, la philosophie et la politique, il y a près de 160 ans, en 1859 exactement, avec la publication de l’Origine des espèces.

L’enjeu. Dénigrée, caricaturée, instrumentalisée à l’époque et encore aujourd’hui, sa théorie de l’évolution demeure d’actualité et mérite d’être connue pour en finir avec les contresens philosophiques, économiques et sociétaux.

Près de 160 ans après la publication de l’Origine des espèces , la Cité des sciences et de l’industrie à Paris consacre une grande exposition à Darwin (*). En quoi est-ce important de présenter et d’expliquer ses travaux aujourd’hui  ?

Guillaume Lecointre C’est très important parce qu’il est peu d’auteurs qui soient aussi mal lus, voire même dont on parle sans même l’avoir lu. Il est peu de scientifiques dont le travail théorique a eu une portée aussi considérable pour les disciplines de l’histoire naturelle (notamment la biologie, la paléontologie et l’anthropologie). Il est peu de scientifiques qui aient été autant combattus du dehors des sciences, les franges les plus conservatrices des religions monothéistes n’étant toujours pas prêtes à laisser aux sciences leur autonomie en matière de discours sur les origines des espèces, de l’homme et de ses comportements. Il est peu de scientifiques qui aient été autant récupérés en dehors de son champ scientifique pour justifier – prétendument – des mesures économiques ou sociales ou des postures philosophiques. Enfin, le texte de Charles Darwin est d’une fausse simplicité. On peut avoir l’impression de comprendre de quoi il retourne et passer à côté du principal.

Laurent Loison En effet, il reste fondamental de présenter l’œuvre de Darwin aujourd’hui encore. Sa théorie de la « descendance avec modification » par « sélection naturelle » a constitué la première réponse satisfaisante au problème du finalisme en biologie  : comment rendre compte scientifiquement de l’existence de structures qui, à l’évidence, remplissent une fonction (l’œil est fait pour voir, le cœur pour propulser le sang, etc.)  ? Jusqu’à Darwin, les propositions qui avaient été faites étaient soit incapables de répondre à ce défi, soit incluaient elles-mêmes une part de finalisme, c’est-à-dire qu’elles renvoyaient plus ou moins directement à Dieu. La théorie de l’évolution de Darwin a permis à la biologie naissante de devenir une science autonome, irréversiblement détachée de la théologie. À partir de Darwin, on a pu expliquer à l’aide de forces « aveugles » (non finalistes) pourquoi les êtres vivants sont adaptés à leur milieu et pourquoi les organes qui les constituent sont adaptés à la fonction qu’ils remplissent. Ces forces sont celles à l’œuvre tous les jours dans la nature  : production fortuite (« au hasard ») d’individus différents au sein des populations, hérédité de ces variations, limitation des ressources écologiques. Ceci aboutit à une compétition pour les ressources, donc à la sélection progressive des caractéristiques les plus favorables dans un milieu donné. Au fil des générations, les populations se transforment et les structures s’adaptent aux caractéristiques des milieux de vie.

Francesca Merlin Les travaux de Darwin sont au fondement même de la théorie actuelle de l’évolution, connue sous le nom de théorie synthétique ou néodarwinienne, qui fournit de nos jours l’explication la plus satisfaisante de l’évolution de la vie sur Terre. C’est pourquoi l’une des missions de cette exposition est de présenter de manière accessible les aspects fondamentaux des travaux de Darwin et de montrer son cheminement intellectuel vers la formulation de sa propre théorie. À cette fin, un poids important est attribué au corpus expérimental sur lequel Darwin a fondé sa théorie, à savoir les résultats d’expériences de sélection artificielle réalisées par les éleveurs et les agriculteurs de son époque et les observations de Darwin lors de sa mission autour du monde sur le navire HMS Beagle. Ces deux sources de données expérimentales ont en effet joué un rôle clé sur la façon dont Darwin a construit sa théorie. Il est aussi important de montrer que la théorie de l’évolution de Darwin est l’aboutissement d’un parcours intellectuel continuellement influencé par les valeurs de l’Angleterre victorienne, qui était en plein bouleversement économique et sociétal à cause de la révolution industrielle en cours.

Son cadre schématique de pensée, scientifique et philosophique, est-il toujours « valable »  ? Des « aménagements » ont -ils été nécessaires  ? Y a-t-il des notions discutables, à revoir  ?

Laurent Loison Le cadre général du schéma darwinien demeure valable actuellement, et tout lecteur de l’Origine des espèces (1859) est frappé par la modernité des idées de Darwin. Celles-ci, révolutionnaires à l’époque, sont devenues les nôtres. Bien évidemment, Darwin n’avait pas tout compris et énormément de données lui étaient inconnues, comme celles concernant les mécanismes de l’hérédité. La génétique – qui s’est développée seulement à partir de 1900 – et la sélection naturelle seront ensuite intégrées dans une nouvelle version du darwinisme, la « théorie synthétique de l’évolution ». Cette théorie est fidèle à l’esprit des thèses de Darwin, mais elle est bien entendu plus développée et bien plus précise sur de nombreux points. Par exemple, à côté de la sélection naturelle, elle indique qu’une population peut se transformer génétiquement sous le seul effet du hasard, c’est ce que l’on appelle la dérive génétique. Ce mécanisme n’avait pas été envisagé par Darwin. Actuellement il reste de nombreux aspects ouverts à discussion. Par exemple, la question du niveau auquel opère la sélection naturelle est en ce moment très débattue (est-ce entre les gènes, les cellules, les organismes, les populations  ?). Le développement récent de l’épigénétique fait également débat. La possibilité qu’une forme d’hérédité des caractères acquis puisse exister questionne en effet la généralité des modèles darwiniens utilisés depuis le milieu du XXe siècle. Tous ces débats sont évidemment le signe d’une réelle vitalité scientifique, dans la mesure où le « darwinisme » est bien une science et non une religion  !

Guillaume Lecointre Oui, le travail de Charles Darwin est toujours fécond. L’architecture principale de son travail théorique n’a pas changé  : il y a toujours filiation du vivant même si, s’agissant des micro-organismes (que Darwin ne connaissait pas), sa forme n’est pas celle d’un arbre aux rameaux divergents mais d’un réseau réticulé. Il y a toujours sélection naturelle, même si beaucoup de changements organiques sont sélectivement neutres. Les grands débats de la biologie d’aujourd’hui tournent autour de l’héritabilité  ; mais ces débats ne sont pas une révision de Darwin (qui ne connaissait pas les règles de l’hérédité), ils sont une révision d’une biologie de la seconde moitié du XXe siècle où le gène tout-puissant était le seul notaire de ce qui pouvait être transmis à la génération suivante. Aujourd’hui nous admettons une héritabilité étendue à tous les niveaux d’intégration des organismes, avec la permanence de l’idée que ce qui varie et se transmet est sujet à sélection. Darwin révisé  ? Sélection naturelle et sélection sexuelle ne sont plus distinguées aujourd’hui comme Darwin le faisait, mais la seconde peut être rangée sous la première. L’évolution n’est pas graduelle. Darwin actuel  ? La vigueur retrouvée provient d’une compréhension plus fidèle que nous avons de son texte  : la sélection naturelle produit de la stabilité, de la régularité, avant de produire du changement si l’environnement change. Du coup, depuis le début de ce siècle nous admettons mieux qu’elle puisse, à partir des variations fortuites de nos cellules, être explicative des régularités du corps. Cela est en train de révolutionner les thérapies du cancer.

Francesca Merlin Le cadre théorique élaboré par Darwin est en effet toujours valable. Sa « théorie de la descendance avec modification par sélection naturelle » comporte deux faces  : la descendance avec modification et le principe de sélection naturelle. Elles restent intactes et constituent les deux piliers de toute reformulation de la théorie darwinienne de l’évolution. La descendance avec modification rassemble l’ensemble des conjectures de Darwin sur la manière dont les espèces descendent les unes des autres et se modifient  : pensez à l’arbre de la vie. La sélection intervient pour expliquer la transformation graduelle et arborescente des espèces ainsi que d’autres faits, comme leur diversité et leur adaptation. Quant aux changements subis par la théorie de Darwin depuis sa première formulation, je ne parlerai pas d’aménagements mais d’enrichissements  : l’avancement de la recherche en biologie a en effet permis d’ouvrir un certain nombre de boîtes noires à l’époque de Darwin (notamment, celles de l’origine de la variation et du support de l’hérédité). Mais il est aussi intéressant de remarquer qu’on ressent souvent la nécessité de revenir à Darwin pour repenser certains concepts qui ont été figés au cours du XXe siècle. La notion d’hérédité en est un exemple  : pendant plus de cent ans, elle a été confinée aux seuls gènes, alors que beaucoup d’autres formes de transmission contribuent à la ressemblance entre générations d’organismes.

Quels sont, selon vous, les grands contresens (politiques, philosophiques, scientifiques…) et récupérations préjudiciables qui altèrent encore aujourd’hui ses concepts  ?

Laurent Loison La pensée de Darwin a été et demeure très mal comprise. Ce que l’on a appelé le « darwinisme social » est un exemple caractéristique de dévoiement. Dès la fin du XIXe siècle, on a voulu transposer le schéma darwinien dans le champ social. Ce discours est toujours présent actuellement et on entend par exemple parfois que « comme nous l’enseigne le darwinisme, les entreprises doivent s’adapter pour rester concurrentielles ». Ce genre de formulation suggère que la transformation a lieu à l’échelle de l’individu (ici l’entreprise) et se fait dans le sens d’une meilleure « adaptation » (finalisme). Alors que la sélection darwinienne se déroule entre les individus au sein d’une population  : la transformation de la population est bien la conséquence de la sélection.

Francesca Merlin Concernant le créationnisme, prenons un exemple simple  : le hasard. Ce concept a plusieurs significations chez Darwin  : absence d’un projet divin, ignorance des causes, absence de finalité. Dans ce dernier sens, le concept de hasard joue un rôle central au sein de la théorie darwinienne de l’évolution  : il caractérise l’origine de la variation, qui n’est pas produite en vue de l’adaptation des organismes. Or, les créationnistes rétorquent souvent que l’incroyable degré d’adaptation des organismes à leur milieu ne peut pas être le fruit du pur hasard, d’où la nécessité d’un créateur pour expliquer une telle perfection. Leur argument pourrait marcher si les organismes étaient effectivement aussi bien adaptés à leur environnement et surtout si Darwin avait effectivement invoqué ce qu’ils appellent le « pur hasard », à savoir l’absence de toute cause ou raison. C’est donc contre un Darwin imaginaire qu’argumentent les créationnistes.

Guillaume Lecointre En dehors des sciences, il y a le Darwin combattu par les monothéismes, et ceci dès le début jusqu’à nos jours. Le créationnisme ne veut pas d’un monde naturel où la matière change par hasard, hasard source des variations que l’on constate dans les populations naturelles. Si le créationnisme se qualifie parfois lui-même de « scientifique », ce n’est pas pour convaincre les scientifiques mais pour livrer la bataille scolaire  : ils pensent parvenir ainsi à entrer dans les programmes des écoles publiques. Le contenu comme les objectifs des créationnismes politiquement organisés n’ont que faire des sciences. Enfin, il y a un Darwin récupéré, et ceci dès le début. Herbert Spencer, notamment, a emprunté des morceaux du travail de Darwin pour pseudo-justifier la compétition éliminatoire entre classes sociales. Un journaliste français a qualifié cette pensée de « darwinisme social » sans que Darwin n’ait jamais accrédité ces idées. Aujourd’hui encore, lorsque l’on parle de compétition entre les entreprises dans les journaux d’économie, on parle de « darwinisme », ce qui est absurde. On trouve aussi, chez Darwin, parmi les conséquences de la sélection naturelle, l’entraide et la compassion. On attend toujours un journal d’économie qui parlerait de « darwinisme » s’agissant de solidarité  !

L’enjeu politique de Darwin

Des discours politiques, économiques ou managériaux instrumentalisent la pensée de Darwin  : en cas de plan de licenciement dans une entreprise, par exemple, certains prétendent s’appuyer sur « la compétition », « la sélection des plus forts » ou « la lutte pour la vie », alors que le naturaliste n’a jamais avancé ces arguments. Au contraire, parmi les conséquences de la sélection naturelle, Darwin recense la coopération, l’entraide, la compassion et le hasard !


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