Martinique : Tant que le pouvoir colonial restera en place tel qu’il est, une classe capitaliste telle qu’elle est, rien ne changera

samedi 12 août 2017.
 

Né en 1925, auteur d’une Histoire de la Martinique en trois tomes et de plusieurs autres ouvrages sur les Antilles, l’historien martiniquais Armand Nicolas donne son analyse sur la grève générale en Martinique.

Un mois après le mouvement de février contre la pwofitasyon en Guadeloupe et à la Martinique, l’ancien professeur d’histoire et ancien secrétaire général du Parti communiste martiniquais (PCM) Armand Nicolas nous a reçus chez lui.

L’historien, qui a beaucoup oeuvré pour la connaissance et la diffusion de l’histoire et la promotion de la culture martiniquaises (articles, conférences, cours, recherches archéologiques, publications historiques), nous donne son sentiment sur la grève générale qui a paralysé le pays, ainsi que sur l’esclavage ou encore les propos du béké Hughes Despointes. Entretien.

Comment analysez-vous la grève générale en Martinique et en Guadeloupe ?

Armand Nicolas. Je pense qu’en Martinique nous avons vécu le mouvement social le plus important qui soit. La classe ouvrière martiniquaise a derrière elle une forte tradition de luttes. Des grèves, la plupart du temps sanglantes, ont marqué son histoire. Celle de février 1900, ou la grande grève des fonctionnaires de 1951… On a une tradition. Mais un mouvement de cette ampleur, aussi diversifié, et de cette force, est exceptionnel. C’est quelque chose dont on ne peut dire, de manière formelle aujourd’hui, quelles seront les conséquences. Il a marqué les idées de manière forte. Au-delà des syndicats qui avaient pris l’initiative de la lutte, d’autres couches sociales se sont associées. Elles se sont jointes au mouvement, reconnaissant en celui-ci leur porte-drapeau. Cela a donné le Collectif du 5 février qui rassemblait presque toutes les couches de la société, hormis la classe possédante. De par ses revendications c’est un mouvement anticapitaliste d’une grande ampleur. Ce mouvement est aussi très profond, en ce sens qu’il ne se limite pas à une ou deux revendications majeures, mais soulève toutes les questions qui se posent aujourd’hui aux travailleurs dans leur diversité. Il possède aussi une plate-forme revendicative, qui recense l’essentiel des problèmes martiniquais posés au cours de cette période. Qu’ils soient économiques, sociaux ou culturels. Ça, c’est un phénomène nouveau. On était habitué à la manière classique. Avec des revendications relativement limitées, bien précises. Mais là, c’est comme s’il y avait un rassemblement de tous ceux qui avaient pensé leurs problèmes, puis se sont retrouvés pour mener une action commune. Malgré la diversité, ce qui frappait, c’était la cohésion.

À quel autre mouvement social à la Martinique vous fait penser celui-ci ?

Armand Nicolas. Ce mouvement du 5 février 2009 me fait penser à celui de février 1935 avec la poussée des masses travailleuses, dans le double sens de l’organisation de son combat par la création des syndicats. C’est l’époque où est créé l’essentiel des grands syndicats. La période du Front populaire en France, qui pendant plusieurs mois, en Martinique, a été marquée par de multiples mouvements sociaux qui ont entraîné de larges couches de travailleurs du secteur privé et public. Des grèves et manifestations, qui ont vu la mise en place de l’organisation de la classe ouvrière martiniquaise avec la mise en place des syndicats. Différentes couches ont lutté pour les mêmes objectifs : augmentation des salaires, la semaine de 40 heures… Mais pas de rassemblement en collectif. Chacun poussait de son côté en même temps. Cela a quand même abouti à une série de conquêtes de la classe ouvrière avec les congés payés, les allocations familiales… Février 1935, février 2009. Le mois est propice a des lames de fond qui aboutissent à des bouleversements assez importants. La première caractéristique de cette grève a été sa force. Son organisation. La discipline et la cohésion conservées jusqu’au bout. La tactique a été bonne malgré des difficultés qui ont pu apparaître vers la fin. On sentait que le mouvement commençait à traîner. Les adversaires, que se soit l’État ou le patronat, ont essayé des méthodes de pourrissement. Faire traîner en longueur les négociations pour fatiguer les gens. Ce n’est pas un hasard si, à la fin, les békés sont entrés en jeu avec leurs tracteurs. Une provocation de plus qui aurait pu mettre le feu.

Comment les propos du béké Hughes Despointes ont été perçus après le passage sur Canal Plus du documentaire les Derniers Maîtres de la Martinique ?

Armand Nicolas. Le mouvement social s’est trouvé en quelque sorte galvanisé par la position de certains milieux békés parmi les plus rétrogrades et réactionnaires. Les Despointes, les Hayot, qui sont encore en réalité les grands féodaux du pays. Ceux-là ont essayé de créer une situation de violence. Ils avaient tout à y gagner. Faire éclater les choses. Entraîner les gens à mettre le feu. Ils seraient toujours retombés sur leurs pieds en attribuant la faute au peuple. C’est d’ailleurs assez nouveau de voir les békés descendre sur les routes, mettre la main à la pâte pour faire des barrages. Ça montre leur isolement. Car s’ils y vont, c’est parce qu’ils n’ont trouvé personne pour le faire à leur place. Le mouvement du Collectif était bien organisé. Bien structuré. Le risque, avec le temps, d’abandonner la lutte en se disant que le principal avait été fait est resté vain. Pourtant une grève aussi longue n’est pas une mince affaire. Non seulement il y a des pertes d’argent, la vie elle-même devient difficile. Une grosse partie de ce qui était l’essentiel a pourtant été arrachée par le Collectif. Montrant ainsi, que lorsqu’on se bat, on peut gagner.

Avec des actions qui continuent aujourd’hui, le mouvement va-t-il doucement s’éteindre ou s’enflammer à nouveau ?

Armand Nicolas. C’est assez difficile à dire. Si on tient compte de l’expérience, de ce qui s’est fait jusqu’à présent, il arrive, pour les mouvements longs, un moment où ça devient lassant. Et on ne va pas recommencer une grève générale dans les quinze jours ! Sauf si ce qui arrive est très grave. Par exemple si les patrons refusent de payer l’augmentation. Certaines conditions peuvent permettre la reprise. Mais, globalement, je ne pense pas que cela puisse repartir très vite. Le risque, c’est que les suites d’actions toujours en cours dans des entreprises pourraient s’intensifier. Certaines personnes, qui estiment n’avoir pas obtenu ce qu’elles demandaient, peuvent poursuivre leurs luttes. Mais on ne va pas se retrouver avec une grève générale.

Les adversaires ont parlé d’un mouvement d’indépendance avec des aspects racistes. Qu’en pensez-vous ?

Armand Nicolas. En ce qui concerne le racisme, ce n’est pas difficile. Ce sont les békés qui l’introduisent. Et là encore cela peut être une manoeuvre pour faire croire à l’opinion publique, surtout extérieure, que ce n’est un mouvement social qu’en apparence, mais qu’en réalité on veut couper le cou des Blancs. Une façon de susciter un mouvement de solidarité contre des sauvages noirs prêts à couper le cou de leurs pères blancs. Dans sa déclaration, Hughes Despointes met de l’huile sur le feu. Là encore c’est la politique du pire. Pousser l’autre à des attitudes, à des gestes qui desservent la cause du peuple. Quand les békés ont commencé à vouloir faire barrage avec leurs tracteurs et que les manifestants les empêchaient de passer, ils ont tout de suite affirmé qu’on les empêchait de circuler. C’était l’atteinte aux libertés. L’aspect racial introduit dans le mouvement, du fait même des békés, notamment avec les déclarations de Despointes, n’a pas été suivi. Et la présence de Blancs, dans les manifestations, montre bien que les Martiniquais ne sont pas tombés dans le panneau. Dire que des indépendantistes ont poussé à la grève n’est pas vrai. Le mot d’ordre chanté, « Matinik cé ta nou cé pa ta yo ! », n’est pas nécessairement indépendantiste. Le Martiniquais veut se réapproprier son passé, sa culture, son monde, sa conscience, sa personnalité. Il l’a affirmé. Dans sa lutte pour le progrès, le peuple a conscience d’avoir toujours en face de lui une aristocratie blanche et très souvent békée. Et cette aristocratie est exploiteuse, profiteuse. D’où « la pwofitasyon ».

Il y a l’aristocratie blanche et békée, capitaliste, mais il y a aussi le capitalisme noir…

Armand Nicolas. Ce qui apparaît en Martinique comme une crise du capitalisme rend responsables les capitalistes. Les camps se distinguent. L’adversaire à bousculer est le capitalisme. Pour l’essentiel plutôt blanc en Martinique, même s’il ne faut pas oublier les autres. Ce que le Collectif a su montrer, c’est qu’il combattait l’adversaire quelle que soit sa couleur. Il ne faut pas bercer le Martiniquais d’illusions et lui faire croire que le capitalisme noir sera meilleur que le blanc. À l’heure actuelle, il y a une couche békée qui essaie de se rapprocher des hommes de couleur à travers l’association Tous créoles (1). Ce mouvement, qui associe les éléments de la petite bourgeoisie martiniquaise à un petit groupe de békés, n’est pas nouveau. Tous créoles, c’est Bissette en 1848 (Cyrille Bissette, antiesclavagiste martiniquais élu aux législatives du 9 août 1848 en compagnie de Pory Papy et Victor Schoelcher - NDLR). Face au bouleversement de l’abolition de l’esclavage, comme à tous les grands tournants de l’histoire, la classe dominante ne met pas tous ses oeufs dans le même panier. Une façon de faire la part du feu. En apparence. Hypocritement. Aujourd’hui on est dans un contexte différent avec Tous créoles. C’est un mouvement qui n’étonne pas car c’est toujours ainsi que la classe dominante, pour conserver au maximum son pouvoir, manoeuvre lorsque le changement se produit. C’est aussi pour cela que des békés ont pris position contre Hughes Despointes.

Peut-on tirer un lien entre les mouvements de grève et l’esclavage ?

Armand Nicolas. Oui et non. Quand le Martiniquais dit : « péyi a sé ta nou cé pa ta yo », « yo » c’est les békés d’aujourd’hui. Mais on a dans la tête aussi que c’est toujours eux depuis le début. À mon avis c’est le seul lien entre le passé et le présent. C’est le combat des mêmes contre les mêmes. C’est vrai, globalement, mais pas exactement. Nous ne sommes pas aujourd’hui dans la société de 48. Les structures sociales sont différentes, beaucoup d’autres choses sont différentes. Mais quand on a une formule qui dit : « le combat des mêmes contre les mêmes », globalement, ça veut dire que c’est le combat des classes exploitées contre les classes dominantes, qui sont toujours les mêmes depuis longtemps. À part que ce ne sont plus des maîtres d’esclaves mais des capitalistes. À mon avis, c’est le lien qui a été fait. Incontestablement, ce mouvement a fait réfléchir les Martiniquais de manière profonde. Sortir de leurs revendications pour penser à d’autres problèmes de fond : la personnalité martiniquaise, l’identité, la culture… Cela m’a frappé bien avant le mouvement. Ces dix dernières années ont tendu vers cette évolution.

Les Martiniquais comme les Guadeloupéens disent avoir retrouvé la solidarité, les produits du pays… Qu’en pensez-vous ?

Armand Nicolas. On pourrait dire que c’est par la force des choses puisqu’il n’y avait rien d’autre. Je crois qu’il ne faut pas trop optimiser. Ces questions ne changeront pas profondément et rapidement. C’est un phénomène qui va avancer et s’enrichir. L’économie, c’est-à-dire le réel, est organisée de telle manière qu’elle nous tient encore. On n’a pas de productions suffisantes. Pas assez de poisson, ni de viande. Pas assez de sucre. Peut-être trop de bananes ? L’économie du pays est encore une économie de type néocolonial. On est dedans. Et elle n’a pas disparu parce qu’il y a eu cette grève générale, aussi grande soit-elle. Lorsque les supermarchés ont ouvert leurs portes, il a fallu aller chercher l’huile. Et d’autres denrées nécessaires. Tout le monde sait que c’est plus commode d’aller au supermarché que dans vingt boutiques différentes. Pour toutes sortes de raisons, nous sommes encore pris dans le système même si nous avons repris contact avec nos productions. On comprend un peu mieux les raisons qui nous ont peut-être empêchés de mourir de faim. Le fait de passer à une autre philosophie de consommation sera plus difficile. Mais il ne faut pas évacuer le fait que, dans notre conscience, l’émergence de cette idée nous a aidés.

Que pensez-vous des états généraux de l’outre-mer de Nicolas Sarkozy  ?

Armand Nicolas. Les états généraux de Sarkozy ne sont pas les états généraux du peuple martiniquais. Même si cette consultation rejoint nos préoccupations puisque cela fait des années qu’au Parti communiste martiniquais nous réclamons des états généraux. Pour les responsabilités que nous demandons, mais pas pour avoir des états généraux comme ceux-là, qui sont un moyen pour stopper le mouvement. « Je vous donne des états généraux, vous en discutez librement et comme vous voulez. Mais en attendant reprenez le travail. » C’est une manoeuvre. Ces états généraux sont bien encadrés. Avec un superpréfet, noir évidemment. Des gens vont tomber dans les panneaux. Mais quelle sorte d’états généraux on nous propose ? Du point de vue de la structure et du déroulement des choses, les autorités et les fonctionnaires du pouvoir vont s’arranger pour aboutir à quelque chose d’acceptable pour eux. Ce sera les états généraux de Sarkozy. Avec quelques idées nouvelles qui n’iront pas loin. Les formations politiques sont d’ailleurs très réservées à ce sujet. Les états généraux de l’outre-mer ? Sé ta yo ! Sé pa ta nou ! (c’est à eux pas à nous).

Que pouvez-vous dire aux Martiniquais concernant le 22 mai et les commémorations. Et que dire sur le statut des DOM qui est dans l’air du temps ?

Armand Nicolas. Le 22 mai se greffe sur la période que nous venons de vivre. Ce rendez-vous risque de connaître plus d’ampleur que par le passé. Mais ce ne sera pas quelque chose d’extraordinaire. Après la levée du mot d’ordre, il a été dit que plus rien ne sera comme avant à la Martinique. Pourtant, on n’a pas fait la révolution. Tant que le pouvoir colonial restera en place tel qu’il est, une classe capitaliste telle qu’elle est, rien ne changera. Tant que le pouvoir restera dans les mains des néocolonialistes et de l’aristocratie locale, la Martinique restera comme avant. Le mouvement du Collectif du 5 février n’aura pas servi à grand-chose. Mais si, petit à petit, notre peuple prend conscience de lui-même, si les gens qui, au début, pleurnichaient parce que les choses ne vont pas assez vite, parce qu’on a manqué le train de l’histoire et perdu du temps, se reprennent, nous pourrons être optimistes. Les choses viennent lorsqu’elles doivent venir. Lorsque les conditions s’y prêtent. Il faut essayer de rassembler le maximum de Martiniquais sur le problème du changement de statut, tel que la Constitution le permet aujourd’hui. Il faut utiliser cette possibilité en sachant bien que ce n’est pas la solution finale, ni la panacée. Mais un moyen d’aller vers ce que nous souhaitons tant. Si on ne dit pas aux gens que la consultation sur le changement de statut est dans la filiation du mouvement de février, alors on ira droit dans le mur.

(1) Association pour le rapprochement entre Noirs et Blancs créée par le béké Roger de Jaham.

Entretien réalisé par Fernand Nouvet


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