Ce texte magnifique, écrit en 1954, doit être associé à deux autres poèmes du même auteur et de la même année : Le déserteur et Je voudrais pas crever.
Comme Le déserteur, il s’agit d’un poème antimilitariste, à replacer dans la période des années 1950 après les horreurs de la Seconde guerre mondiale et durant celles des guerres coloniales.
L’auteur joue sur l’opposition entre la vie (l’évadé) et la mort (le camp, la guerre). Autant les vers accompagnant la fuite de l’évadé suscitent des émotions, des sentiments humains, autant le camp est décrit comme un monstre froid, armé, sans émotion ni sentiment (Là-haut entre les quatre murs/ La sirène chantait sans joie... Les canons d’acier bleu crachaient/ De courtes flammes de feu sec). Le rythme des vers diffère selon qu’ils vivent avec l’évadé où tuent par les canons et fusils du camp. Même les mots puisent dans des champs sémantiques contraires ; pour le camp militaire : "sirène sans joie", "soldats assassins", les canons "crachent" ; pour l’évadé "odeur des arbres", "lumière", "soleil", "sève", "joie"...
Qui est le personnage principal, ce fugitif qui veut vivre ? Très probablement un évadé de guerre vu l’armement du camp. L’auteur prend évidemment parti en sa faveur.
Comme "Je voudrais pas crever", ce poème constitue un hymne à la vie, malgré les canons et les sirènes sans joie, un hymne à la vie tant qu’il est temps. Après les morts, les angoisses, les privations dues aux guerres, le mouvement jeune des années 1954 à 1960 adopte le slogan du poète latin Horace, Carpe Diem : Carpe Diem sur les ceinturons des militants, des rockers et des "blousons noirs", Carpe Diem sur les pendentifs et bagues des hippies...
Je voudrais pas crever (Boris Vian)
Ce poème intitulé Le temps de vivre, peut être lu :
comme résumant le destin de tout humain, c’est à dire avec la mort en conclusion.
comme posant le choix de tout humain : rester enfermé dans le camp sans joie des obligations sociales et des idées dominantes ou tenter de fuir, de profiter de la vie, de poursuivre ses rêves, de réaliser ses envies, de cueillir chaque jour chaque petit bonheur : les pierres qui roulent, l’odeur des arbres, la lumière, sauter à travers les herbes, cueillir des feuilles gorgées de sève et de soleil, plonger son visage dans l’eau courante, rire de joie, courir vers la femme...
Malgré la mort, le poème se termine sur une affirmation heureuse : "Il avait eu le temps de vivre."
Nous pouvons analyser ce poème au travers d’une troisième grille de lecture : le rapport d’une personne souffrante à la maladie mortelle dont il est atteint.
Depuis l’âge de 12 ans, suite à une angine infectieuse, Boris souffre de rhumatismes articulaires aigus provoquant une insuffisance aortique. Il sait risquer à tout moment un accident cardiaque. Aussi, ses parents et en particulier sa mère le couvent en permanence, organisant même des bals chez eux pour mieux le surveiller.
Aussi, Boris Vian comme le fugitif demande surtout qu’on lui laisse le temps de vivre, de dévaler la colline, de danser, de sauter, de cueillir, de rire, de courir vers la femme...
LE TEMPS DE VIVRE
Il a dévalé la colline
Ses pas faisaient rouler les pierres
Là-haut entre les quatre murs
La sirène chantait sans joie
*
Il respirait l’odeur des arbres
Avec son corps comme une forge
La lumière l’accompagnait
Et lui faisait danser son ombre
*
Pourvu qu’ils me laissent le temps
Il sautait à travers les herbes
Il a cueilli deux feuilles jaunes
Gorgées de sève et de soleil
*
Les canons d’acier bleu crachaient
De courtes flammes de feu sec
Pourvu qu’ils me laissent le temps
Il est arrivé près de l’eau
*
Il y a plongé son visage
Il riait de joie il a bu
Pourvu qu’ils me laissent le temps
Il s’est relevé pour sauter
*
Pourvu qu’ils me laissent le temps
Une abeille de cuivre chaud
L’a foudroyé sur l’autre rive
Le sang et l’eau se sont mêlés
*
Il avait eu le temps de voir
Le temps de boire à ce ruisseau
Le temps de porter à sa bouche
Deux feuilles gorgées de soleil
*
Le temps d’atteindre l’autre rive
Le temps de rire aux assassins
Le temps de courir vers la femme
*
Il avait eu le temps de vivre.
Boris Vian, Chansons et Poèmes
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