Le Front populaire, proche et lointain

mercredi 1er avril 2009.
 

L’air du temps pousse à s’interroger sur la similitude de la période actuelle avec celle des années 1930. L’anniversaire du Front populaire va évidemment réactiver ce topos. Il n’est pas en soi illégitime. Malgré une fin politique pitoyable, le Front populaire marque le début de la construction d’un État social en France et les salarié.es obtiennent des avancées qui marquent une rupture par rapport à leur situation antérieure. Non seulement les salaires sont augmentés (de 7 à 15 %), mais surtout l’instauration des conventions collectives, du recours à l’autorisation de l’inspecteur du travail en cas de licenciement et la généralisation des délégués du personnel limitent l’arbitraire patronal. Les salarié.es deviennent des sujets de droit. Enfin ils obtiennent du temps pour vivre - la durée légale hebdomadaire du travail passe à 40 heures au lieu de 48 heures -, de même que 15 jours de congés payés. Le capital paye les salariés à ne rien faire, ou, plus exactement, pendant qu’ils ne font rien pour lui.

Ces avancées majeures ne se sont pas faites à froid, mais sous la pression de la grève générale et des occupations d’usine, et elles dépassaient largement le programme officiel du Front populaire. Cela semble d’ailleurs une constance en France. Les avancées sociales majeures se sont faites sous pression du mouvement social et non pas dans le cadre d’une négociation raisonnable entre « partenaires sociaux ». Il a fallu la Libération et un patronat discrédité par la Collaboration pour mettre en place la Sécurité sociale et un programme ambitieux de nationalisations. Il a fallu Mai 68, et les mobilisations qui on suivi, pour que l’État social prenne réellement consistance. Rappelons, par exemple, qu’auparavant, les syndicats ne pouvaient pas être présents dans l’entreprise et que dans les années 1960, plus de la moitié des retraité.es ne touchaient que le minimum vieillesse. Il y a de fait une continuité très forte entre le Medef d’aujourd’hui et les organisations qui l’ont précédé, la CGPF (Confédération générale de la production française) avant guerre puis le CNPF. Quelle que soit l’appellation, on a affaire à un patronat de combat qui ne cède que contraint et forcé.

Avant 1936, la situation politique et sociale n’apparaissait pas très favorable aux salariés. La crise mondiale a frappé durement la France et le pays subit avec les gouvernements de droite une sévère politique déflationniste. En 1936, le taux de chômage est supérieur à 10 %. À la crise sociale se combine une profonde crise démocratique avec la succession des « affaires » et l’extrême droite menace. Tous ces éléments auraient dû pousser à la résignation ou au mieux à des luttes défensives. Et pourtant, une grève générale éclate, massive et déterminée. Certes l’arrivée d’un gouvernement de gauche a pu servir de détonateur et d’encouragement. Mais par la suite, l’arrivée au gouvernement de coalitions de gauche n’a jamais provoqué le moindre mouvement social comparable. Au contraire, souvent les victoires de la gauche sont apparues comme des effets différés de mouvements sociaux qui n’avaient pas réussi à l’emporter. Rien de tel donc en 1936. Au-delà d’une analyse concrète de la situation de la classe ouvrière, de sa structuration et des rapports de forces à cette époque, un élément semble devoir être pris en compte. Une grève générale n’est pas l’addition de grèves locales. Elle s’appuie certes sur un arriéré revendicatif que l’on retrouve d’ailleurs aussi bien en 1936 qu’en 1968. On y trouve aussi dans les deux cas une volonté de revanche sur un pouvoir arrogant. Mais une grève générale, combinée de plus avec des occupations d’usine, ne peut s’installer que si elle s’adosse à la conscience qu’une autre société est souhaitable et possible, à l’espoir d’un avenir qui ne soit pas la reproduction sans fin du présent. En 1936, et d’ailleurs encore en 1968 dans des conditions différentes, la foi dans un avenir meilleur et l’imaginaire communiste ont joué le rôle de ferment. Ce dernier a aujourd’hui disparu.

Les remises en cause de l’État social se multiplient depuis des décennies, la dernière en date étant le projet de loi travail. Mais force est de constater que l’édifice tient toujours. Certes des reculs sociaux importants se sont produits, mais attaquées de toutes part, les institutions de l’État social se sont révélées plus difficiles à démanteler qu’idéologues libéraux, MEDEF et gouvernements ne l’espéraient. Ainsi par exemple la retraite par capitalisation n’a pas (encore) emporté le régime par répartition et ce, malgré une succession de mesures régressives qui amoindrissent sérieusement les droits des retraités ; l’assurance maladie et l’hôpital public sont encore debout malgré la volonté des différents gouvernements d’en restreindre les moyens, de les rentabiliser et d’en privatiser des morceaux ; et le « vieux » CDI tient toujours bon (près de 90 % des salariés du privés sont en CDI). Nous ne sommes pas revenus à la situation d’avant 1936. L’exemple de la Grèce, du Portugal ou de l’Espagne montre cependant que rien n’est jamais définitivement acquis.

Enfin, l’expérience du Front populaire pose une question directement politique. L’unité, certes conflictuelle, de la gauche est-elle reproductible aujourd’hui ? Cette unité possible renvoyait au projet social-démocrate qui visait historiquement à limiter l’emprise du capital sur le monde du travail et sur la société. Il supposait donc un certain degré d’affrontement avec la logique capitaliste, avec comme objectif de borner l’activité du capital. D’où, par exemple la promotion des services publics ou de la protection sociale, et plus globalement la mise en place de l’État social. La social-démocratie a été donc historiquement antilibérale même si, in fine, elle accepte le capitalisme. C’est ce rapport conflictuel au capital qui a permis que le Front populaire voie le jour. Les courants radicaux, qui remettent en cause l’existence même du capitalisme, pouvaient ainsi faire un bout de chemin avec les partis sociaux-démocrates et envisager des alliances avec eux.

La conversion dans les années 1980 de la social-démocratie au social-libéralisme change du tout au tout la situation. Ce dernier ne vise pas à bâtir un compromis entre le travail et le capital. Il s’agit au contraire pour lui d’accompagner, voire d’anticiper, les transformations du capitalisme globalisé. Les sociaux-libéraux partagent avec les néolibéraux un certain nombre postulats comme la croyance en l’efficience des marchés financiers, la nécessaire baisse du coût du travail ou encore le poids toujours trop élevé des prélèvements obligatoires… En période « normale », ils essayent de pratiquer un aménagement social du néolibéralisme et cherchent à en atténuer un peu les conséquences sans le remettre en cause. En période de crise, ils appliquent sans hésiter des politiques d’austérité drastique et se convertissent au néolibéralisme. De ce point de vue aussi, 1936, c’est loin.

Cet article a été publié dans Politis, hors-série n°64, Que reste-t-il du Front populaire ?, juin-juillet 2016


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