Front populaire à Grenoble et dans l’Isère (1934-1936) Genèse et structuration

lundi 12 février 2018.
 

Ouvrage de de Pierre Saccoman analysé ici par Jean-Jacques Marie

Du 6 au 12 février 1934, la France ouvrière et républicaine stoppe le fascisme (Jacques Serieys)

1936 Front Populaire, grève générale et conquêtes sociales (Jacques Serieys)

Pierre Saccoman justifie d’emblée son travail en posant la question : Pourquoi s’intéresser à Grenoble et à l’Isère ? Il répond en soulignant que « tout ce qui avait été publié jusqu’alors [jusqu’aux années 1968 - nda] était passé au crible de la situation parisienne (...). Et pourtant déjà en 1966-1967 se faisait jour le besoin de voir les événements par l’autre côté de la lorgnette la base, les militants obscurs, les masses anonymes. Et rien de mieux que d’étudier ce qui se passe en "province" pour donner cet éclairage » (p. 10).

Pierre Saccoman donne d’abord un tableau de l’industrie de la région, qui va du charbon au textile, en passant par la chimie et la métallurgie. Il étudie ensuite les conditions économiques de la région, la crise rampante qui frappe la métallurgie dès 1931, donne un tableau des luttes sociales de 1934 à 1935, en particulier la grève des mineurs de La Mure déclenchée contre une baisse de salaire de 8 %, que la grève décrétée dans l’unité par les deux centrales CGT (réformiste) et CGT-U (dirigée par le PCF) ne pourra que ramener à 4 à 5 %. Pierre Saccoman commente : « Cette grève annonce déjà les grands mouvements sociaux de 1936 : volonté d’unité, souci du mot d’ordre politique, mais elle dénote aussi la volonté des responsables syndicaux d’éviter un affrontement politique immédiat, de tout reporter sur les élections » (pp. 25-26), donc sur la victoire du Front populaire dont l’une des composantes est constituée par les radicaux, dont Pierre Saccoman donne un tableau très éclairant sur la place qu’occupent ces derniers dans le dispositif politique du Front populaire. Et il décrit avec beaucoup de précision la faune radicale du département. Les ministres radicaux avaient siégé dans le gouvernement Laval qui, par décret-loi du 16 juillet 1935 (l’ancêtre des ordonnances de la V République), avait abaissé de 10 % les salaires des fonctionnaires et d’autant les dépenses publiques...

Pierre Saccoman étudie en détail la marche à l’unité syndicale dans le département. À cette occasion, Saccoman étudie le rôle joué par le groupe des bolcheviks-léninistes (auxquels il consacre le chapitre 8 de son livre) confortés un moment par la présence de Trotsky dans la région avant son départ en Norvège.

Le chapitre le plus riche du livre est sans doute le chapitre 14 où Pierre Saccoman étudie le « grand mouvement de grève qui soulève le département et qui voit les effectifs de la CGT unifiée passer en quelques semaines de 400 à 80 000 syndiqués ! ». « Des syndicats nouveaux, écrit-il, surgissent tous les coins » (p. 98). Les grèves éclatent partout mais, note Saccoman, elles durent « quelques jours pour les grandes entreprises. Le patronat cède très vite et les augmentations de salaire sont très importantes » (p. 103). Il cède ce qu’il pense pouvoir reprendre au cours des mois suivants - et cela ne va pas traîner ! - pour conserver l’essentiel : la propriété et le pouvoir !

Malgré le poids des appareils, souligne Pierre Saccoman, « à un moment, les masses d’ouvriers et d’employés ont su échapper à ces appareils, à leurs habitudes et à leurs routines, pour se lancer à corps perdu dans une bataille spontanée qui n’aura pas pour champs les urnes ou les réunions électorales, mais le lieu même de leur travail. » (p.106) Mais dans cette bataille, même les minces troupes anarcho-syndicalistes et les trotskystes disparaissent, alors les travailleurs « avaient une confiance aveugle dans les responsables du PC et de la SFIO » (p. 104) qui tentent de canaliser leur lutte dans le respect de l’ordre et de l’État bourgeois, dont les radicaux sont l’incarnation...

Je ne peux qu’encourager la lecture du livre de Pierre Saccoman : page d’histoire, sans doute mais O combien actuelle : Alexis Bardin, syndicaliste CGT de l’Isère, en accord avec Trotsky qui résidera quelques mois à Domène dans la banlieue de Grenoble, mène une double bataille : dans la SFIO, pour un gouvernement de l’Alliance Ouvrière rompant toute alliance avec le parti radical et contre l’influence planiste dans la CGT de Jouhaux : celle ci vise à lier la syndicat ouvrier à une structure nommée "organisation professionnelle" verticale de type coroporatiste.

A propos de la crise du Parti Radical tout d’abord et du fait que sa section de l’Isère condamne le Front Populaire : cette orientation va le conduire à son effondrement électoral ; les partis ouvriers, SFIO et PCF, réalisent 60% des suffrages exprimés. C’est un fait d’une grande importance qui signifie que si les directions avaient eu une orientation correcte de combattre la politique du Parti Radical, comme l’expression des intérêts de la bourgeoisie dans la petite bourgeoisie touchée par la crise économique, on se dirigeait alors vers un gouvernement de l’Alliance Ouvrière. On aura la même situation, la contradiction étant posée de manière encore plus violente, puisque le peuple espagnol était confronté à une situation de guerre civile : la fraction plébéienne du PSOE de Francisco Largo Caballero et les jeunesses socialistes ont agi à un moment donné pour un tel gouvernement. Même le vieux chef réformiste, porté par le mouvement pour l’unité en réponse aux émeutes du 6 février 1934, Léon Blum fonde son discours prononcé place de la nation sur l’appel à la république ouvrière. C’est l’orientation imposée par Staline – y compris par les assassinats politique de l’avant-garde en Espagne - qui dans les deux cas verra les deux PC mener une lutte acharnée pour l’alliance avec le Parti Radical en France et en Espagne avec les républicains libéraux, qui en l’occurrence sur le terrain de la révolution sociale, n’étaient que « l’ombre de la bourgeoisie », pour reprendre ici la formule de Léon Trotsky.

Le célèbre exilé se trouve dans la banlieue de Grenoble à Domène de mai 1934 à juin 1935 : le gouvernement français avait autorisé sa résidence dans cette région assortie de conditions drastiques, en particulier interdiction lui avait été signifiée de ne pas intervenir dans la politique intérieure. La période 1925-1935 voit l’offensive des planistes ou néo-socialistes dans l’internationale socialiste et dans la confédération CGT réformiste dirigée par Léon Jouhaux. Un jeune enseignant, Alexis Bardin, militant de la SFIO et de la CGT, va sous la direction très pédagogique de Trotsky, intervenir dans le congrès national de la confédération, pour démontrer que le syndicalisme doit s’écarter du projet d’association capital-travail. Un certain nombre de cadres du mouvement ouvrier sombreront quelques années plus tard dans la Charte du Travail, dont le corpus idéologique n’était que l’application des positions planistes. Un extrait de l’intervention d’Alexis Bardin :

« Pour que la nationalisation s’opère, non pas bureaucratiquement, mais révolutionnairement, il faut que les ouvriers y participent à chaque étape. Il faut qu’ils s’y préparent dès maintenant. Il faut qu’ils interviennent dès maintenant dans la gestion de l’industrie et de l’économie tout entière sous la forme du contrôle ouvrier en commençant par leur usine. Le Plan, qui envisage ce contrôle sous la forme de collaboration de classes, en mettant la représentation ouvrière en minorité devant la bourgeoisie (voir conseils d’industrie), prescrit par surcroît que le délégué de chaque catégorie de producteurs doit être nommé par l’ « organisation professionnelle ». Nous ne pouvons pas nous faire à cette proposition… »

Sous la pression du mouvement qui débouchera quelques mois plus tard sur la grève de juin 1936, la direction réformiste de Jouhaux abandonnera l’orientation planiste et s’orientera sur la réunification avec la CGTU. Confrontation hélas très actuelle car on retrouve dans le planisme des thématiques que les actuels partisans du populisme dit de « gauche » reprennent à leur compte.


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