La référence à la gauche permet-elle toujours de construire une alternative  ?

samedi 28 février 2009.
 

Avec Marion Fontaine, Maître de conférences en histoire contemporaine, université d’Avignon, Jean-Michel Galano, philosophe, Christophe Aguiton, chercheur en sciences sociales et auteur, Rémi Lefebvre, professeur de science politique, université de Lille et Émeric Bréhier, directeur de l’Observatoire de la vie politique de la Fondation Jean-Jaurès.

Rappel des faits. Après les élections de 2017, un doute s’est installé sur ce positionnement. Cinq acteurs et observateurs de la vie politique s’expriment ici.

Le sens des mots par Marion Fontaine, maître de conférences en histoire contemporaine, université d’Avignon

Faut-il continuer à se référer à la gauche ou jeter le terme dans la poubelle des mots usés et démonétisés par l’histoire  ? On pourrait se montrer lyrique ici et rappeler, pour défendre ce vieux mot tant bousculé ces dernières années, toutes les séquences historiques qu’il a ouvertes depuis le XIXe siècle, tout ce qu’il a permis de construire  : l’établissement des droits sociaux, l’élargissement des droits civiques à qui en était exclu, la démocratisation des sociétés en somme. Mais on aurait raison ici de dire que l’histoire ne se répète pas et qu’elle n’a pas à servir d’argument d’autorité. Loin de tout romantisme, il faut plutôt être lucide.

Le concept de gauche demeure utile, politiquement parlant, parce qu’il présuppose des alliances, des relations entre organisations, entre mondes sociaux différents, l’inscription dans la politique institutionnelle et la politisation des citoyennes et des citoyens parce qu’il implique une construction, fragile, tendue, difficile, mais une construction quand même. Celle-ci est un remède à de vieilles et nouvelles tentations, celles qui consistent à penser qu’un seul mot (le peuple aujourd’hui) épuise le réel, à prendre ce mot pour un mythe, pour une essence, pour une statue (le peuple héros ou victime), susceptible à elle seule de tout expliquer du monde social et de légitimer sans discussion qui s’en proclame le porte-parole. Pour dire les choses encore autrement, le mot de gauche charrie avec lui la complexité, mais d’une certaine manière aussi il est clair  ; un terme comme celui de peuple, derrière son évidence aveuglante, est tellement large et en même temps ambigu qu’il est beaucoup plus exposé aux malentendus.

La gauche alors ou les gauches – puisque, en général, elles sont diverses – comme un pari, ce qui ne signifie pas pour autant continuer comme avant. Lorsqu’on se penche sur ce début de XXIe siècle, ce sont les mots du jeune Aragon, celui du Traité du style (1928), qui viennent à l’esprit  : «  Ne pas savoir le sens des mots, voilà ce qu’on pourrait qualifier de nouveau mal du siècle, en pêchant soi-même par l’emploi de cette formule approximative.  » C’est un truisme de dire que les sociétés ont profondément changé et que, dans ces conditions, les gauches qui s’étaient construites entre la fin du XIXe siècle et le début du XXe siècle ne peuvent plus demeurer les mêmes. Mais alors, quels sont les mots, comme supports d’autant de dialogues, de controverses, de projets, qui unissent les gauches – l’émancipation, l’égalité, la justice, l’internationalisme – et quel sens leur donner  ? Quels sont ceux aussi qui différencient ou divisent ces gauches  ? La vieille opposition entre réformistes et révolutionnaires  ; cependant, qu’est-ce à dire aujourd’hui  ? N’y a-t-il pas d’autres mots qui scindent, au moins aussi profondément, si ce n’est davantage, au sein même des différents partis et mouvements d’aujourd’hui  : le rapport au progrès, à la production, à la croissance  ; la relation à établir entre les identités particulières et l’universalisme  ; ce que sont l’État et la conduite de l’État  ? Rien de certain ici, mais des questions passionnantes, troublantes, décisives, qui attestent que la tâche de la/des gauches n’est pas finie  ; au contraire, elle (re)commence.

Les gauches par Jean-Michel Galano, philosophe

«  Quand quelqu’un nie l’existence de la gauche et de la droite, vous pouvez être sûr que c’est quelqu’un de droite  », disait jadis le philosophe Alain. Les choses ont-elles beaucoup changé depuis  ? Rien n’est moins sûr.

Que vaut l’argument employé par ceux qui nous enjoignent de jeter aux orties la référence à la gauche  ? On nous dit, et c’est peu contestable, que les milieux populaires ont massivement cessé de se reconnaître dans les pratiques politiques d’austérité et d’autoritarisme menées par des gouvernements qui s’en réclamaient. De Mitterrand à Valls en passant par Rocard, le mot de gauche a été associé à des trahisons, voire à des turpitudes. C’est vrai.

Est-ce une raison pour jeter le bébé avec l’eau du bain  ? Que des gouvernements et des partis politiques aient failli, cela rend-il ce marqueur identitaire historiquement constitué nul et non avenu  ? Le mot est galvaudé, soit. Mais les mots nomment des concepts  : quand on abandonne l’un, on abandonne l’autre. Et quel sens cela a-t-il, abandonner un concept  ?

Et, au fait, que nous propose-t-on à la place  ? «  Le peuple  »  : belle trouvaille  ! Du nazisme au néofascisme italien de l’Uomo Qualunque, en passant par le péronisme argentin, le Vlaams Blok flamand et les antinationalistes d’Europe centrale, tous les populismes ont le même contenu  : démagogie, haine des intellectuels, réduction du débat politique à un combat dans l’arène médiatique, célébration de leaders «  charismatiques  ». Sans parler, là où il y a des élections, de l’emploi de tous les moyens possibles en vue de la seule fin qui compte  : le pouvoir. Et on peut dire sans risque de beaucoup se tromper que le populisme, qui a été de plus en plus présent dans la politique mitterrandienne après le «  tournant de la rigueur  » en 1982 (tribunes ouvertes à l’extrême droite lepéniste, arrivée de Berlusconi dans le PAF avec la 5, pipolisation accentuée de la vie politique), est pour beaucoup dans le brouillage de l’image de la gauche. En d’autres termes, ceux qui ont ridiculisé la gauche et à travers elle l’appropriation de la politique par les classes laborieuses sont particulièrement mal placés pour dire qu’elle a déçu.

Le fond de la question, selon moi, réside dans les perspectives que se donne (ou pas) le mouvement social. La lutte des classes n’a pas disparu. Elle est une réalité de tous les jours. Les discriminations, les inégalités, tout cela crève les yeux. Rares sont ceux chez qui cela suscite, comme j’ai pu le lire ici ou là, une «  envie de gauche  ». Mais nombreux sont celles et ceux chez qui cela suscite l’envie de se battre et de ne rien lâcher. Là est le premier moment, le socle de tout, le moment où on se retrouve au coude-à-coude dans le combat revendicatif en faisant abstraction des choix politiques, de la religion, de la couleur de peau, que sais-je encore… Certains font, dans un deuxième temps, le choix d’agir aussi au plan politique, parce qu’ils considèrent qu’un changement de société est nécessaire. D’autres préfèrent s’en tenir à l’échelon revendicatif. Mais ceux qui font le choix du politique le font à peu près toujours à gauche, contre l’immobilisme, les inégalités et la répression.

C’est seulement à ce deuxième niveau que surgit la question de quelle gauche on choisit  : d’aménagement ou de rupture. Ce processus allant du revendicatif au politique est au cœur du mouvement social dont il est un acquis. Ceux qui prétendent le dépasser feraient bien d’y regarder à deux fois.

Trop et trop peu… par Christophe Aguiton, chercheur en sciences sociales et auteur

Sur le plan conjoncturel, le terme de gauche embrasse trop large car il inclut, pour la majorité de nos concitoyens, les derniers gouvernements, ceux de François Hollande et de Manuel Valls. Et ce qui est vrai pour nous l’est aussi pour nos voisins espagnols et italiens qui portent également un regard plus que critique sur leurs derniers gouvernements «  de gauche  », Jose Luiz Zapatero en Espagne ou Matteo Renzi en Italie. On peut alors comprendre le désir de mouvements, comme Podemos en Espagne ou la FI en France, de se démarquer de ce terme, même si l’histoire des dirigeants de ces mouvements, les thèmes qu’ils portent ou tout simplement leurs positions dans l’Hémicycle parlementaire les situent indéniablement à gauche…

Sur le plan historique, le terme de gauche, né dans les premiers jours de la Révolution française par la place dans l’Hémicycle prise par ceux qui refusaient le droit de veto royal, s’est identifié au XXe siècle à celui de mouvement ouvrier. La gauche ou plutôt les gauches étaient ceux qui s’identifiaient au combat de la classe ouvrière pour son émancipation. Un combat toujours nécessaire mais auquel se sont ajoutées, dès les années 1960, toute une série de revendications et d’aspirations tout aussi importantes – le féminisme, l’écologie, les droits des minorités, les droits civiques et l’antiracisme… Le terme de gauche pouvait alors devenir trop étroit, et on voit bien comment les forces qui s’en réclamaient – socialistes, communistes, extrême gauche – ont peiné, voire peinent toujours à intégrer toutes ses nouvelles dimensions.

Cette discussion est d’autant plus importante que les scènes politiques du monde occidental – Europe ou Amérique du Nord – connaissent une transformation extrêmement rapide, avec un affaiblissement, et parfois un effondrement, des partis de gouvernement, et en particulier de ceux qui se réclament de la gauche (démocrates, socialistes, sociaux-démocrates), et une forte croissance des courants d’extrême droite, xénophobes et nationalistes, mais aussi de nouvelles forces ou courants radicaux, de Sanders à Corbyn, en passant par Podemos ou la FI.

Les succès électoraux de ces nouveaux courants leur donnent une importante responsabilité et obligent tous ceux qui s’opposent à la mondialisation libérale et soutiennent tous les combats pour l’émancipation, qu’on pourrait définir comme étant «  la gauche  » du XXIe siècle, à se poser des questions politiques et stratégiques centrales. Des questions qui ont été au cœur des débats sur les expériences des gouvernements progressistes en Amérique du Sud. Comment rompre avec des systèmes politiques et économiques qui étouffent les aspirations populaires  ? Un obstacle que le PT de Lula n’a pas voulu, ou pu, franchir, ce qu’il paie aujourd’hui au prix fort. Comment sortir des politiques productivistes et extractivistes  ? Une nécessité dont la crise vénézuélienne nous montre l’importance. Comment, enfin, aller vers une «  démocratie radicale  » qui donne réellement le pouvoir à la population, en évitant toute concentration du pouvoir vers des dirigeants se voulant charismatiques  ? Une exigence qui reste le plus souvent à mettre en œuvre  ! Dernier ouvrage paru  : la Gauche du XXIe siècle, enquête sur une refondation (la Découverte).

Un leadership, mais quel nouveau creuset  ? par Rémi Lefebvre, professeur de science politique, université de Lille

Le drapeau de la gauche est à terre. La crise est historique. Les forces qui s’y rattachent ont recueilli à peine un quart des voix au premier tour de la dernière élection présidentielle. On dénombre sur ses bancs à peine une soixantaine de députés, toutes sensibilités confondues. Le populisme conquérant semble être le nouveau sens de l’histoire. Mais il y a pire  : la gauche est atomisée, morcelée en appareils et familles qui, de haines recuites en inimitiés consommées, ne dialoguent même plus. Les élections européennes à venir risquent encore de la fracasser. La professionnalisation politique (ou ce qu’il en reste…) fait toujours prévaloir les intérêts de boutique. L’union de la gauche n’est même plus une lutte  !

Certains commentateurs invoquent une «  droitisation  » de la société, mais les valeurs d’égalité et de justice sociale sont toujours centrales dans la société française. Le «  peuple de gauche  » n’est sans doute pas à éconduire, même si ses contours sont à l’évidence à redéfinir. L’alliance sociologique des classes moyennes et des catégories populaires est plus improbable que par le passé. L’enjeu se pose sans doute plus en termes d’offre politique et de proposition organisationnelle. Mais la réconciliation des gauches n’est pas vraiment à l’agenda. Chaque force en présence joue sa partition en dépit de réelles convergences programmatiques, autour de l’écologie notamment.

Le PS est toujours aux abonnés absents. Tout se passe comme s’il attendait que ses électeurs, passés chez Emmanuel Macron, reviennent au bercail… Rien n’est moins sûr. Les socialistes semblent avoir perdu durablement leur centralité. Ils ont choisi l’évitement du bilan de l’exercice du pouvoir pour ménager ce qu’il reste d’un parti rabougri. Le dernier congrès, déjà oublié, semble n’avoir produit aucun effet. Benoît Hamon cherche à s’arroger le monopole de la gauche, tandis que Jean-Luc Mélenchon ne semble même plus s’en revendiquer. Le leader de la France insoumise (FI) congédie le mot gauche «  tellement faussé par la période Hollande  » (voir l’entretien à Libération le 27 mai). «  Tant que le mot gauche signifiera “la bande à Hollande”, il repoussera plus qu’il n’agrégera.  » Repoussoir la gauche  ? «  Il faut laisser de côté la fausse monnaie  », poursuit le député de Marseille.

Passer par pertes et profits un mot parce qu’il a été sali, c’est sans doute faire trop d’honneur à ceux qui l’ont dévoyé… Le mot gauche est-il si démonétisé, si répulsif  ? Il fait sens et vaut allégeance pour beaucoup de Français, dont les deux tiers s’autopositionnent toujours sur l’axe gauche-droite (tout en le jugeant non pertinent…). Le populisme de gauche veut substituer au clivage gauche-droite l’opposition élites-peuple et réordonner symboliquement la conflictualité sociale. Le pari est de promouvoir un nouvel imaginaire, plus inclusif, et de nouveaux outils, à distance des bureaucraties partisanes de gauche dont le modèle est épuisé. Rejetant le style traditionnel de la gauche, Pablo Iglesias déclarait en février 2014  : «  C’est comme ça que l’ennemi nous veut  : petits, parlant une langue que personne ne comprend, minoritaires, cachés derrière nos symboles habituels. Ainsi nous ne représentons aucun danger.  » L’argument est un peu rhétorique.

Podemos comme la FI veulent produire de nouvelles identifications mais s’inscrivent bien dans la tradition historique de la gauche, celle de l’égalité, de la transformation sociale et de l’émancipation individuelle dont les racines sont profondes. Jean-Luc Mélenchon ne conçoit sa reconstruction que par sa réinitialisation et le refus des accords d’appareil. Mais en a-t-il reçu le mandat  ? Il revendique le leadership, mais les 19 % qu’il a coagulés en avril 2017 viennent de fait de toutes les sensibilités de la gauche. Saura-t-il en proposer un nouveau creuset  ? La gauche a toujours été faite de diversité et c’est en la respectant que son drapeau pourra être redéployé.

les enjeux du monde d’aujourd’hui, Émeric Bréhier, directeur de l’Observatoire de la vie politique de la Fondation Jean-Jaurès

La gauche représente-t-elle le passage obligé pour initier une alternative à la présidence actuelle  ? Ou la définition de ce que beaucoup de nos concitoyens donnent de ce terme constitue-t-elle encore un élément d’intégration politique de l’ensemble de ces forces politiques – chapelles serait le terme plus exact, tant son éparpillement est manifeste – qui s’en réclament. À ce stade, les forces centripètes apparaissent bien supérieures à quelque volonté de rassemblement.

Bien entendu, officiellement tout le monde se dit prêt au rassemblement. Pour les uns, dès lors qu’est d’abord admise, comme élément de départ, la faillite politique et morale du dernier quinquennat, ce qui ne pousse pas l’ensemble des socialistes à entendre ces appels. Pour les autres, il n’est pas envisageable de se rapprocher de celles et ceux qui ont non seulement pilonné ce même quinquennat, mais n’ont jamais caché leur volonté de remplacer la force propulsive du Parti socialiste d’Épinay par un nouveau mouvement politique.

Et il est vrai que les déclarations du leader de la FI, que ce soit avant l’élection présidentielle ou au lendemain des législatives partielles du Val-d’Oise ou du Territoire de Belfort, ne peuvent que lasser. Sa volonté maintes fois affirmée, et en partie réussie, de se substituer au PS comme force propulsive le met aujourd’hui en première ligne. Or, le poing serré est plus fréquemment avancé que ne l’est la main ouverte à destination d’autres forces politiques de la gauche. Est-ce aussi étonnant finalement lorsqu’une partie du discours de la FI est moins fondée sur l’existence d’aspirations ou de valeurs communes avec d’autres forces politiques que sur le «  dégagisme  ».

Ce nouveau paradigme perturbe d’ailleurs non pas seulement les responsables de forces politiques, mais aussi une grande partie de l’électorat, qui jusqu’à quelques années, se retrouvait dans la synthèse socialiste. Celui-ci – et c’est flagrant à l’occasion de la dernière vague de l’enquête du Cevipof avec la Fondation Jean-Jaurès –, s’il estime le glissement à droite du président de la République incontestable, n’en demeure pas moins, lorsqu’on l’interroge sur les différentes politiques publiques actuelles, bien en retrait des autres composantes idéologiques de la gauche française. Comme s’il était tétanisé, anesthésié. L’entre-deux tours de l’élection présidentielle, la virulence de l’expression du leader de FI, le souvenir du dernier quinquennat, mais également les divergences de fond expliquent sans doute cette distanciation toujours présente.

En réalité, le dilemme est plus profond. Et Jean-Luc Mélenchon comme Emmanuel Macron l’ont quant à eux non seulement compris mais mis en musique avec une détermination sans faille. Ils estiment que le clivage premier n’est plus celui de la droite et de la gauche, mais entre l’ouverture et la fermeture ou entre le peuple et les élites.

C’est bien à cette redoutable mâchoire que doivent faire face celles et ceux estimant que l’ancien clivage demeure pertinent. Et s’ils veulent dès lors le démontrer, alors il leur faut apporter des réponses adossées aux valeurs perçues comme constitutives de la gauche aux enjeux du monde d’aujourd’hui  : les rapports internationaux, la construction européenne, la crise démocratique, l’invention d’un nouveau pacte social. Bref, donner à voir une nouvelle lecture du monde. Faute de quoi, ils risquent de n’être plus que les témoins d’un monde enfoui.

Pierre Chaillan


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