Jean-Pierre Lefebvre : «  Le Capital vaut toujours la peine d’être lu, pensé, développé  »

samedi 31 janvier 2009.
 

Traducteur du Capital, de Karl Marx, publié en 1983 et réédité aux Éditions sociales dans une version réactualisée (collection «  les Essentielles  », 2016), Jean-Pierre Lefebvre éclaire les raisons motivant la proposition, pour les lecteurs francophones, d’un texte ouvert aux exigences d’une interprétation toujours plus poussée et aux relectures créatrices.

Marx a été un intellectuel engagé à son époque, militant aux côtés du prolétariat. Stylistiquement, pour qui écrivait-il  ?

Jean-Pierre Lefebvre Au départ, à l’époque de la Gazette rhénane, Marx écrit, dans l’esprit critique des Lumières, avec un humour polémique déjà très prégnant pour un public de bourgeois de province. Quelques années plus tard, à l’époque de Misère de la philosophie, ce n’est pas encore pour la classe ouvrière européenne. Et le Manifeste du Parti communiste, écrit avec Engels à la veille de la révolution de 1848, n’est pas tout à fait une lecture pour les ouvriers, comme le sont les écrits de Proudhon, qui s’adressait à des artisans et à des autodidactes. C’est encore un texte de jeunes intellectuels allemands. Dix ans plus tard, à l’époque des Grundrisse, et des manuscrits du Capital, Marx écrit à la fois pour lui-même et pour le public des économistes. Il fait travailler leurs catégories. Il parle de la même chose qu’eux (la richesse) mais autrement, et pour une part dans leur langage. C’est un peu le paradoxe  : le destinataire politique est sans doute la classe ouvrière, mais le destinataire polémique immédiat, ce sont les gens qui écrivent sur l’économie et dont il dénonce le discours en démontrant par des raisonnements qu’ils sont des serviteurs, des comparses, ou des «  apologistes  » du capital. C’est pour convaincre ces gens-là qu’il applique tant de rigueur dans son texte, qu’il introduit des modèles mathématiques, qu’il cite leurs écrits, les prend au mot… et qu’il crée de nouvelles notions.

Pourquoi avoir retravaillé la traduction du Capital   ?

Jean-Pierre Lefebvre Il y a deux raisons majeures. La première, c’est la conviction que le Capital vaut toujours, voire plus que jamais, la peine d’être lu, analysé, examiné, pensé, développé, qu’il y a toujours une utilité sociale et politique à une lecture améliorée du Capital. L’autre raison, connexe de celle-ci, c’est que, depuis le milieu des années 1970, quand nous avons commencé ces traductions, le temps a fait son travail et a permis que soient éprouvées, soumises à la discussion, à l’acceptation ou non, les innovations prudemment pratiquées, parfois contre certaines résistances exprimées ici même, dans un premier temps. Un élément adventice s’ajoutait à ces deux raisons avec la renaissance des Éditions sociales, qui permettait de retravailler le livre alors que, dans la période intermédiaire, notre version avait été prise en charge par les Presses universitaire de France, avec des préfaces originales, mais sans modification du texte de 1983. Il y avait enfin une raison majeure, celle du travail intérieur que produisent toujours les décisions réfléchies de traduction, travail qui avait abouti pour moi dans plusieurs conclusions que je pouvais appliquer. Je souhaite cette chance à bien des livres. Je veux dire, et l’ai écrit dans la préface, que je suis très heureux de cette chance d’avoir pu à 74 ans envisager de laisser derrière moi un livre sur et dans lequel je suis ainsi «  revenu  ». J’ai fait la même chose en 2010, vingt ans après ma première traduction, pour la Phénoménologie de l’esprit (1), de Hegel.

Pourquoi de nouveaux choix de traduction  ?

Jean-Pierre Lefebvre Parfois il s’agit seulement de revenir plus près des nuances spécifiques de la langue allemande, dans des contextes où il nous semblait moins prioritaire de changer les habitudes. Un exemple  : nous avions traduit «  sogenannte ursprüngliche Akkumulation  » par «  prétendue accumulation initiale  ». Après réflexion, ce sens polémique de «  sogenannt  » me semble moins requis ici, les guillemets suffisent. Marx explore une catégorie apparemment évidente du discours capitaliste standard. La nuance ici est discrète. L’important était d’abord de remplacer «  primitive  » par «  initiale  », plus abstrait. Dans tous les secteurs où s’exerce la légende dorée du capital, la déconstruction affecte à la fois le fait qu’il s’agit de comprendre et le discours qui le masque et exprime à la fois, ou en parasite l’analyse. À partir du moment où, dans la traduction, un concept est parasité en outre par le lexique de l’idiome d’accueil, cela s’impose. La «  plus-value  » est un concept de la grande comptabilité de la richesse, parasité, entre autres, par le discours fiscal, or ce que Marx veut faire dans son livre, c’est liquider les notions derrière lesquelles se cache l’imposture contractuelle de l’échange inégal avec les travailleurs. Il crée pour ce faire à la fin des années 1850 le concept de «  Mehrwert  », qui lui appartient en propre. Nous l’avions traduit en 1976 par «  survaleur  » pour permettre la série conceptuelle propre à Marx et respecter sa valeur éclairante, directement en phase avec la dénonciation de l’exploitation et morphologiquement efficace  : survaleur, surtravail, surtemps de travail, surproduit, etc.

Qu’en est-il des innovations sur le texte actuel  ?

Jean-Pierre Lefebvre La première intuition qui m’avait fait évacuer la notion de «  plus-value  » pour aligner les concepts du Capital dans un dispositif qui créerait par ailleurs des basses continues et des harmoniques entre les éléments du discours ne se limitait pas à la question de la survaleur, mais une modification majeure suffisait  ! Quarante ans plus tard, elle méritait d’être expérimentée aux autres secteurs sémantiques. Remplacer par exemple comme je l’ai fait dans cette révision, en tendant l’oreille à ce que certains lecteurs avaient déjà dit, le mot «  ouvrier  » par le mot «  travailleur  » pour traduire «  Arbeiter  », c’est prendre en compte le fait que «  Arbeiter  », chez Marx, est un concept aligné sur la notion de travail et sur le verbe travailler, autant qu’une référence sociale et historique déterminée, et réharmoniser les choses de telle manière que la prégnance des identités conceptuelles soit appliquée à l’ensemble du livre. Il suffit que le lecteur puisse présupposer que l’ouvrier est un travailleur… Bien sûr, il arrive plus d’une fois que Marx, utilisant des documents écrits en français, semble suggérer qu’on puisse mettre «  ouvrier  » à la place de «  travailleur  ». Mais à partir du moment où il a introduit la notion de «  travail abstrait  » et a développé, autour du travail, toute une élaboration intellectuelle qui en fait une catégorie de raisonnement, il valait mieux garder une notion parfaitement fonctionnelle sur le plan langagier. L’épreuve de la lecture systématique, lente, rapide, intuitive ne m’a pas dissuadé de le faire. C’est donc le cas d’un certain nombre d’autres termes avec lesquels j’ai tenté d’harmoniser conceptuellement le texte de Marx, de retrouver le ductus langagier qui est le sien et rend la lecture plus naturelle. Le fait d’avoir séjourné pendant des années dans la langue de ses manuscrits a créé une familiarité, utile au traducteur, avec son mode de pensée. Quand Marx écrit «  Arbeiter  », il a en tête les opérateurs et victimes d’un processus, autant que les êtres empiriques dont il écrit aussi l’histoire anglaise dans une section spécifique. Il n’y a pas telle ou telle catégorie ouvrière, etc., dès les premières formes, coopération, division du travail, etc., c’est le travailleur, c’est le dispositif général, c’est un mode de production qui se généralise et qui s’universalise et qui est fondé entre autres choses sur le caractère abstrait du travail, c’est-à-dire l’interchangeabilité, la valeur, la valorisation du travail.

Parmi vos choix de traduction, certains semblent s’émanciper des indications explicites de Marx lui-même à l’époque de la première traduction française.

Jean-Pierre Lefebvre Le traducteur fait travailler son imaginaire théorique mais aussi politique et social. Un jeune marxiste qui a fait sa thèse sur Marx m’a contacté parce qu’il ne comprenait pas pourquoi, en effet, on avait sanctifié des expressions du genre  : «  procès de travail  » parce que Marx avait dit à Joseph Roy, son premier traducteur en français qui lui posait la question, d’utiliser ce terme de «  procès.  ». Marx était absolument convaincu du fait que, à partir du moment où le Capital aurait une bonne traduction dans une langue universelle telle que l’anglais ou le français, on pourrait à partir d’elle traduire son livre dans toutes les langues du monde. Cela, en fait, aurait abouti à fabriquer une espèce de cadavre exquis et, en fin de compte, un texte un peu «  tordu  ». Freud a été victime de la même illusion. Les termes «  procès de production  », «  procès de travail  », etc. ont en fait sanctifié une espèce d’icône verbale. Cela avait l’air d’être du neuf. En fait pas du tout. En allemand, «  Prozess  », c’est d’ailleurs la même chose pour le Procès, de Kafka, c’est aussi bien le «  processus  » que le procès au sens exclusivement judiciaire. Ce que Marx décrit, c’est un processus. Processus est un concept qu’il tient de Hegel. Dans la perspective hégélienne, l’identité est une abstraction provisoire, il y a toujours des processus. Il y a des identifications mais jamais d’identité figée. Hegel explique très bien comment, dès qu’une chose est figée, elle est morte, remplacée par autre chose. Il y avait donc ce terme de «  procès  » à dégager pour retrouver celle du «  processus  », pas seulement pour rapprocher le texte du langage du XXe siècle ou du XXIe siècle, mais pour retrouver la cohérence avec ce que «  Prozess  » signifie déjà de manière triviale ou standard, dirait-on aujourd’hui, du vivant de Marx.

La méthode d’exposition de Marx dans le livre I, avec un bond, à un certain moment, vers le «  processus d’ensemble  », n’est-elle pas la source de difficultés d’interprétation  ?

Jean-Pierre Lefebvre C’est la difficulté de fond chez tout dialecticien que de rester dans le moment où il s’est installé sans solliciter tout de suite les choses qu’il a déjà pensées avant de commencer. En fait, le fait de commencer par le processus de production du capital est une apparence. Marx a commencé par la politique et il a en tête le processus global. Cependant, comme c’est un intellectuel consciencieux, il déblaye le terrain et dit quelque chose comme  : «  Je suis en train d’opérer sur les éléments de l’individu capital. Il faut que je me concentre sur cet élément et que je n’introduise pas dans mes raisonnements toute ma réflexion sur la périphérie fine et sur la totalité du phénomène, ce que je dois d’abord faire s’apparente à la chirurgie ou à l’anatomie comme démonstration.  » C’est bien la difficulté du discours théorique sur l’économie  : mettre de l’ordre dans le grand foutoir que Hegel nomme la chose même. On a en outre toujours en tête ce qui se passe à la fois en général et en ce moment, dans la conjecture historique présente de la lecture. Le fait que seul le livre I du Capital ait été traduit en français du vivant de Marx a concentré l’attention sur ce qu’on estimait être le noyau  : le couple survaleur-surtravail. Le fait qu’il opère sur un objet particulier qui est le processus de production et de la valeur et de la survaleur et se demande comment celui-ci se passe, en quoi consiste le delta d’augmentation de la valeur, en se contentant de dire qu’il est approprié par le capital, réinvesti, élargi ou consommé par les capitalistes pour reproduire le capital, sans développer davantage, et en mettant entre parenthèses les processus liés au marché mondial, aux prix, à la finance, à la rente, à la crise, à la société, à la culture, etc., a pu constituer un obstacle, épistémologique et politique…

Ces aspects apparaissent plus continûment dans les Grundrisse (2) et dans les manuscrits préparatoires. La rigueur de la mise au net ultime a concentré l’attention des lecteurs et des usagers politiques sur l’exploitation, la production, les moyens de production, la productivité et les «  forces productives  », l’usine, la tôle, la fabrique, et induit une représentation datée du renversement et de la réappropriation de tout ça, moins consciente du caractère global, constamment interdépendant, de tous les processus en jeu. Mais toujours bien utile malgré tout. (1) Georg Wilhelm Friedrich Hegel, Phénoménologie de l’esprit, traduction de Jean-Pierre Lefebvre, GF Flammarion, 2012. (2) Karl Marx, Manuscrits de 1857-1858, dits Grundrisse, Éditions sociales/la Dispute, 2011.

Entretien réalisé par Jérôme Skalski, L’Humanité


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