Notre but : L’humanité (Éditorial de Jean Jaurès pour le premier numéro de L’Huma le 18 avril 1904)

mercredi 19 avril 2023.
 

Le 1er avril 1904, Jean Jaurès dépose les statuts du journal en préfecture de Paris. Le 6, il réunit les premiers souscripteurs.

Le 18, paraît le premier numéro de L’Humanité présentant le magnifique texte ci-dessous, signé Jean Jaurès.

- A) Notre but : Jean Jaurès (éditorial du premier numéro)

- B) 18 avril 1904 : Naissance de l’Humanité

A) "Notre but" : Jean Jaurès (éditorial du premier numéro)

"Le nom même de ce journal, en son ampleur, marque exactement ce que notre parti se propose. C’est, en effet, à la réalisation de l’humanité que travaillent tous les socialistes. L’humanité n’existe point encore ou elle existe à peine. À l’intérieur de chaque nation, elle est compromise et comme brisée, par l’antagonisme des classes, par l’inévitable lutte de l’oligarchie capitaliste et du prolétariat. Seul le socialisme, en absorbant toutes les classes dans la propriété commune des moyens de travail, résoudra cet antagonisme et fera de chaque nation enfin réconciliée avec elles-mêmes une parcelle d’humanité.

De nations à nations, c’est un régime barbare de défiance, de ruse, de haine, de violence qui prévaut encore.

Même quand elles semblent à l’état de paix, elles portent la trace des guerres d’hier, l’inquiétude des guerres de demain : et comment donner le beau nom d’humanité à ce chaos de nations hostiles et blessées, à cet amas de lambeaux sanglants ? Le sublime effort du prolétariat international, c’est de réconcilier tous les peuples par l’universelle justice sociale. Alors vraiment, mais seulement alors, il y aura une humanité réfléchissant à son unité supérieure dans la diversité vivante des nations amies et libres. Vers ce grand but d’humanité, c’est par des moyens d’humanité aussi que va le socialisme. À mesure que se développent chez les peuples et les individus la démocratie et la raison, l’histoire est dissipée de recourir à la violence. Que le suffrage universel s’affirme et s’éclaire ; qu’une vigoureuse éducation laïque ouvre les esprits aux idées nouvelles, et développe l’habitude de la réflexion ; que le prolétariat s’organise et se groupe selon la loi toujours plus équitable et plus large ; et la grande transformation sociale qui doit libérer les hommes de la propriété oligarchique, s’accomplira sans les violences qui, il y a cent dix ans, ensanglantèrent la Révolution démocratique et bourgeoise, et dont s’affligeait, en une admirable lettre, notre grand communiste Babeuf.

Cette nécessaire évolution sociale sera d’autant plus aisée que tous les socialistes, tous les prolétaires, seront plus étroitement unis. C’est cette union, que tous ici, dans ce journal, nous voulons travailler. Je sais bien quel est aujourd’hui, dans tous les pays, l’âpreté des controverses et des polémiques contre les socialistes. Je sais quel est le conflit des méthodes et des tactiques ; et il y aurait enfantillage à prétendre couvrir ces oppositions d’une unité extérieure et factice. L’union ne peut naître de la confusion. Nous défendrons toujours ici, en toute netteté et loyauté, les méthodes d’action qui nous semblent les plus efficaces et les plus sûres. Mais nous ne voulons pas aggraver, par l’insistance des controverses et le venin des polémiques, des dissentiments qui furent sans doute inévitables, et que le temps et la force des choses résoudront certainement. Socialistes révolutionnaires et socialistes réformistes sont avant tout, pour nous, des socialistes. S’il est des groupes qui, ça et là, se laissent entraîner par passion sectaire à faire le jeu de la contre-révolution, nous les combattrons avec fermeté. Mais nous savons que dans les deux fractions socialistes, les dévouements abondent à la République, à la pensée libre, au prolétariat, à la Révolution sociale. Sous des formules diverses, dont quelques-unes nous paraissent surannées et par conséquent dangereuses, tous les socialistes servent la même cause. Et l’on verra à l’épreuve que, sans rien abandonner de nos conceptions propres, nous tâcherons ici de seconder l’effort de tous.

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Mais tout cela ne serait rien et toute notre tentative serait vaine ou même dangereuse si l’entière indépendance du journal n’était point assurée et s’il pouvait être livré, par des difficultés financières, à des influences occultes. L’indépendance du journal est entière. Les capitaux, dès maintenant souscrits, sont suffisants pour nous permettre d’attendre le développement espéré du journal. Et ils ont été souscrits sans condition aucune. Aucun groupe d’intérêts ne peut directement ou indirectement peser sur la politique de l’Humanité. De plus, nous avons inscrit dans les statuts que l’apport de travail fait par les collaborateurs du journal serait représenté par des actions appelées " actions d’apport " qui permettent à la rédaction et à la direction politique de faire équilibre dans la gestion de l’entreprise aux actions en numéraire. C’est, dans la constitution de notre journal, une garantie certaine d’indépendance. C’est à mon nom, comme directeur politique représentant la direction, que se sont inscrites ces actions d’apport. Ai-je besoin de dire que ce n’est là une spéculation ni de ma part, ni de la part de mes collaborateurs ? D’abord, les actions d’apport ne recevront une part quelconque de bénéfice que lorsque les actions représentant le capital en numéraire, celles qui ont été déjà souscrites et celles qui le seront plus tard, auront reçu un dividende de six pour cent. Mais surtout, par une lettre annexée à mon contrat de direction, je remets d’avance au conseil d’administration, composé d’hommes choisis parmi nos amis, les bénéfices éventuels qui pourraient ressortir aux actions d’apport, il devra en disposer pour développer le journal, pour améliorer la condition de tous les collaborateurs et pour contribuer à des ouvres de propagande socialiste et d’organisation ouvrière. Dans ces conditions, quand l’heure sera venue pour nous d’accroître le capital du journal, c’est en toute confiance que nous ferons un appel public à la démocratie et au prolétariat. Faire vivre un grand journal sans qu’il soit à la merci d’autre groupe d’affaires, est un problème difficile mais non pas insoluble. Tous ici, nous nous donnerons un plein effort de conscience et de travail pour mériter ce succès : que la démocratie et le prolétariat nous y aident."

B) 18 avril 1904 : Naissance de l’Humanité

Un jour dans l’Humanité. Dans son premier numéro, les lecteurs découvrent l’organigramme et les objectifs que se fixe ce nouveau venu dans le paysage de la presse quotidienne nationale.(1/34)

Le premier numéro de l’Humanité paraît le 18 avril 1904. D’après le bulletin météorologique publié en troisième page, un « temps assez doux et à ondées est probable » ce lundi. Le ciel jusqu’alors couvert semble se dégager.

Une lecture attentive de ce premier numéro disponible en kiosque nous apprend beaucoup de choses sur ce nouveau « journal socialiste quotidien », comme le précise le sous-titre de l’Humanité. « Ce journal est composé par une équipe d’ouvriers syndiqués », est-il indiqué en dernière page. La marque syndicale « Fédération du Livre – Paris – 21e section » en témoigne. Le journal est alors imprimé 8, rue du Sentier. Là-même où Mozart séjourna avec sa mère en 1778. La rédaction et l’administration de l’Humanité sont installées à 800 mètres de là, rue Richelieu. La plupart des journaux et des imprimeries cohabitent dans ce quartier du Croissant, non loin du bureau central de la grande poste de la rue du Louvre.

C’est Anatole France qui signe le feuilleton de la deuxième page

Dans la course contre la montre que mène la presse, cette proximité permet de recevoir plus rapidement encore les informations envoyées par télégramme. La rédaction du quotidien mise en avant dans la première page du journal se compose uniquement d’hommes, pour la plupart plus jeunes que Jean Jaurès. Certains sont des journalistes de métier, comme Michaël Py ou Paul Pottier. D’autres sont des intellectuels reconnus, comme l’écrivain Anatole France qui signe le feuilleton de la deuxième page. La plupart sont des militants, membres de l’un des partis socialistes existant alors – l’unité du mouvement socialiste se réalisera au printemps suivant –, à l’image de Léon Blum, en charge de la rubrique littéraire.

Une répartition idéale des tâches au sein de la rédaction est imaginée. Le premier nom avancé est celui du fondateur du quotidien socialiste. Jean Jaurès s’affirme « directeur politique », comme le rappelle chaque jour un bandeau situé sous le titre et le sous-titre du journal. Gustave Rouanet est officiellement chargé des éditoriaux. Gabriel Bertrand occupe le poste de « secrétaire de rédaction ». Cette tâche correspond aujourd’hui à celle du rédacteur en chef ou du directeur de rédaction. Comme le souligne Paul Lafargue, « le secrétaire de rédaction (est) le seul véritable responsable de la fabrication quotidienne du journal  ; il doit être le premier au journal  ; avant d’y arriver, il doit avoir parcouru tous les journaux pour savoir comment le journal doit être confectionné, et il faut qu’il ait une autorité sur toute l’équipe pour dire  : vous, vous irez chercher des renseignements  ; vous, vous interviewerez tel personnage. […] S’il arrive le premier, il doit partir le dernier et rester jusqu’à ce que le journal soit fait  ; il faut qu’il ait lu toute la copie, toutes les dépêches, toutes les épreuves pour décider à la dernière minute ce qui doit être mis ou ce qui doit être écarté du journal ».

Le détail de la composition de chacune des rubriques est également donné. Citons par ordre d’importance en nombre de rédacteurs  : la rubrique économique et sociale, qui en compte sept  ; la rubrique politique, six  ; la rubrique de politique étrangère, cinq (auxquels s’ajoutent des correspondants à l’étranger)  ; la rubrique des informations générales, quatre.

Le journal annonce un nombre particulièrement important de « collaborateurs littéraires ». Au total, la participation de quinze personnes est annoncée, signe de l’importance des questions culturelles dans la presse française à l’époque, y compris dans un journal du mouvement ouvrier.

Nous ne pouvons ajouter à la première rédaction que le nom de son premier gérant, Léon Guyon, glané en quatrième page.

Dans son premier éditorial, Jean Jaurès signe un véritable manifeste du journalisme, qui mérite par ailleurs d’être lu dans son intégralité, y compris aujourd’hui. Jean Jaurès affirme sa volonté de créer un journal qui soit « en communication constante avec tout le mouvement ouvrier, syndical et coopératif » et non pas l’organe officiel du Parti socialiste français (PSF) dont il est membre. Il indique par avance qu’il sera « heureux d’accueillir ici toutes les communications où se manifestera la vie ouvrière ». Ce nouveau journal quotidien aspire à seconder « de son mieux tous les efforts de groupement syndical et coopératif du prolétariat ». Jean Jaurès prône clairement l’ouverture du journal en direction des autres forces organisées du mouvement social, comme les syndicats ou les coopératives et au-delà. « Ainsi la largeur même et le mouvement de la vie nous mettront en garde contre toute tentation sectaire et esprit de coterie. »

Alexandre Courban Historien, L’Humanité


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