Lorsque la révolution de 1848 eut été écrasée partout, en France, en Allemagne, en Italie, en Autriche, en Hongrie, lorsque le prolétariat eut été vaincu par la bourgeoisie, et la bourgeoisie libérale par la réaction, le parti communiste et prolétarien, ayant perdu la liberté de la presse et la liberté de réunion, c’ est-à-dire tous les moyens légaux de conquête, fut réduit à rentrer sous terre et à s’ organiser en sociétés secrètes.
Ainsi s’ était constituée une société communiste allemande, dont le comité central, en 1850, était à Londres. Tout naturellement, dans ces petites sociétés obscures et exaltées, aigries par la défaite, impatientes de revanche et affolées par l’ absence même du contrepoids de la vie, les plans puérils de conspirations abondaient. Marx, qui faisait partie de ce comité central, avait gardé dans la défaite toute sa lucidité, son large sens de la vie, de ses complications et de ses évolutions. Il résistait aux projets enfantins, calmait les effervescences. Mais un jour vint où il dut rompre. Et le 15 septembre 1850 il se retira du comité central de Londres. Il tint à justifier cette scission par une déclaration écrite, insérée au procès-verbal du comité, et qui disait ceci :
" A la place de la conception critique, la minorité en met une dogmatique, à la place de l’ interprétation matérialiste, l’idéaliste. Au lieu que ce soient les rapports véritables, c’ est la " simple volonté " qui devient le moteur de la révolution. Tandis que nous disons aux ouvriers : il vous faut traverser quinze, vingt et cinquante ans de guerres civiles et de guerres entre peuples non seulement pour changer les rapports existants, mais pour vous changer vous-mêmes et vous rendre capables du pouvoir politique, vous dites au contraire : nous devons arriver de suite au pouvoir, ou alors aller nous coucher... etc."
Je le répète : c’ est Marx qui parle. Cinquante ans ! Le délai que Marx assignait aux ouvriers non pour instaurer le communisme, mais pour se rendre capables eux-mêmes du pouvoir politique, vient d’ expirer. à quelles guerres extérieures et civiles pensait Marx en 1850 ? Par quelles épreuves pensait-il que devaient passer le prolétariat et l’ Europe pour que la classe ouvrière arrivât à la maturité politique ? Il comptait sans doute parmi les guerres extérieures nécessaires la lutte de l’ Europe occidentale contre la Russie. C’ était la Russie qui venait d’ être en Europe le grand instrument de la réaction, et il paraissait à Marx que toute révolution serait impossible dans l’ Europe occidentale tant que le tsarisme ne serait pas brisé. Aussi, dès que la guerre de Crimée éclata, il la salua avec joie : dans ses lettres sur la question d’ Orient, il gourmande, il presse le ministère libéral anglais, trop lent, selon lui, à engager la bataille. La Russie ne fut pas écrasée, et la révolution sociale européenne ne jaillit pas de la guerre de Crimée, comme un moment l’ avait espéré Marx, gagné à son tour par la fièvre d’ impatience et d’ illusion qu’ en 1850 il reprochait à ses collègues du comité de Londres. Et pourtant, la guerre de Crimée ébranla en Russie le vieux système.
De ce côté, le formidable obstacle que Marx redoutait est sinon détruit, au moins diminué. Il me paraît douteux, s’ il éclatait dans toute l’ Europe occidentale une révolution socialiste, si le prolétariat était un moment maître du pouvoir à Paris, à Vienne, à Rome, à Berlin, à Bruxelles, comme la démocratie fut maîtresse en 1848, que la Russie pût intervenir pour écraser le mouvement aussi efficacement qu’ elle intervint en 1848 et 1849. Je ne sais si la force réunie des étudiants et des ouvriers socialistes russes suffira, d’ assez longtemps encore, à imposer au tsarisme une constitution libérale. Mais le tsarisme, contrarié par bien des résistances intérieures et préoccupé sans doute de s’ assurer au dedans, ne pourrait pas déployer en Europe l’ action extérieure qu’ il déploya il y a un demi-siècle.
En tout cas, tout ce que le tsarisme a voulu empêcher en 1848 s’ est accompli, ou du moins est bien près de s’ accomplir. La Russie avait voulu maintenir l’ Italie morcelée sous le joug de l’ étranger : elle est libérée de l’ Autriche et libérée du pape. Et la classe ouvrière devient une des principales forces de vie de la nation ressuscitée. -la Russie avait voulu prévenir l’ établissement de la démocratie en France, même sous la forme napoléonienne. Or, c’ est la démocratie républicaine qui est installée en France et qui y est désormais invincible. L’ action économique et politique de la classe ouvrière organisée y croît lentement, mais sûrement. -en Belgique, la constitution est de plus en plus inclinée vers la démocratie, et le prolétariat approche sa main du suffrage universel. -en Allemagne, par une de ces merveilleuses ironies de l’ histoire qui attestent la force invincible de la démocratie, on peut dire que la Russie a servi sans le vouloir l’ avènement du suffrage universel et du socialisme. Parce que Bismarck unifiait l’ Allemagne au profit de la Prusse monarchiste et absolutiste, le tsarisme a secondé deux fois les desseins de Bismarck par une neutralité complaisante : une fois en 1866, contre l’ Autriche ; une fois en 1870, contre la France. Or, Bismarck, malgré tout, ne pouvait lier l’ Allemagne que par le lien du suffrage universel, et il dut en faire comme l’ anneau d’ or du nouvel empire. En outre, la classe ouvrière allemande, qui ne pouvait prendre pleine conscience de son unité, par conséquent de son existence de classe, dans une Allemagne particulariste et morcelée, a développé sa large action politique sur le large terrain de l’ Allemagne unifiée.
En somme, le mode de croissance de la démocratie, dans les états de l’ Europe occidentale, a déconcerté et déconcerte toute intervention violente des puissances d’ oppression. Ce n’ est pas par explosion soudaine que la démocratie prend possession des états et que le socialisme prend possession de la démocratie. Les lois par lesquelles, de 1860 à 1885, l’ Angleterre a conquis à peu près le suffrage universel, sont aussi profondes que des révolutions, et pourtant, hors des érudits, nul n’ en connaît la date précise. C’ est comme une floraison silencieuse. -le rôle nouveau des classes ouvrière et paysanne dans la vie nationale et gouvernementale italienne est aussi l’ équivalent paisible d’ une révolution : c’ est un autre risorgimento. -et de même la poussée multiple du prolétariat français.
Le tsarisme peut contrarier et amortir tous ces mouvements. Il peut, par sa diplomatie à la fois subtile et pesante, envelopper les gouvernements ; mais il ne peut plus arrêter l’ irrésistible mouvement des nations vers l’ entière démocratie, et l’ irrésistible croissance de la classe ouvrière dans les démocraties.
Ainsi, l’ obstacle qui, selon Marx, devait disparaître avant que la classe ouvrière fût capable vraiment en Europe du pouvoir politique, n’ a pas été brisé, mais il a été diminué ou tourné. Il a été diminué par la guerre de Crimée, qui a immobilisé pour de longues années l’ autocratie russe, et qui a permis, quatre ans après, en 1859, la résurrection de la nation italienne. Il a été tourné par la subtilité de l’ histoire, qui a désarmé les défiances du tsarisme en suscitant un commencement de démocratie allemande sous les auspices de l’ absolutisme prussien. Il est miné sur place par la force grandissante de la classe ouvrière et du libéralisme russes. Enfin, il est éludé et comme réduit à rien par la continuité même de la croissance démocratique et socialiste qui partout en Europe s’ affirme sans crise de guerre.
A quelles autres guerres extérieures ou civiles pensait Marx ? Sans doute aux guerres qui affranchiraient l’ Italie, et qui unifieraient l’ Allemagne, que la débile bourgeoisie libérale du parlement de Francfort n’ avait pas su lier par la liberté. Peut-être aussi avait-il accueilli la pensée de Engels, qui, voyageant en France après les journées de juin 1848, écrivait dans ses notes de voyage que le socialisme en France ne triompherait que par une guerre civile des ouvriers contre les paysans. Heureusement, il n’ en est pas, il n’ en sera pas ainsi. La commune de 1871 a été une héroïque lutte des ouvriers républicains et en partie socialistes de Paris contre les ruraux. mais ces ruraux, ce n’ étaient pas les petits propriétaires paysans ; c’ étaient les hobereaux sortis de leurs gentilhommières. La démocratie des petits propriétaires paysans n’ a pas tardé à accepter, à acclamer la république. Ce n’ est pas elle qui était engagée dans la bataille. Il n’ y a pas de sang entre le socialisme ouvrier et les paysans. Il n’ y en aura pas. Et il dépend de nous qu’ il n’ y ait pas de malentendus, que la démocratie rurale vienne peu à peu au socialisme comme elle est venue à la république.
En tout cas, en ce demi-siècle écoulé, à travers les épreuves des grandes guerres extérieures ou civiles, et plus encore par l’ action lente et continue des choses, par cette magnifique évolution révolutionnaire que Marx annonçait, la condition primaire de l’ action politique ouvrière s’ est réalisée. Cette condition primordiale, c’ était la constitution, dans toute l’ Europe, de grandes nations autonomes, affranchies de l’ oppression moscovite, et ayant abouti ou tendant énergiquement à la démocratie et au suffrage universel.
Maintenant que cette condition est réalisée, la classe ouvrière de l’ Europe, et particulièrement la classe ouvrière de France, a le chantier et l’ outil. De là à l’ achèvement de l’ oeuvre, il y a loin. Aujourd’ hui, comme il y a un demi-siècle, il faut se garder de la phrase révolutionnaire et comprendre profondément les lois de l’ évolution révolutionnaire dans les temps nouveaux. majorités révolutionnaires : ces grands changements sociaux qu’ on nomme des révolutions ne peuvent pas ou ne peuvent plus être l’ oeuvre d’ une minorité. Une minorité révolutionnaire, si intelligente, si énergique qu’ elle soit, ne suffit pas, au moins dans les sociétés modernes, à accomplir la révolution. Il y faut le concours, l’ adhésion de la majorité, de l’ immense majorité.
Il se peut- c’ est un difficile problème d’ histoire à résoudre- qu’ il y ait eu des périodes et des pays où la multitude humaine était si passive, si inconsistante, que les volontés fortes de quelques individus ou de quelques groupes la façonnaient. Mais depuis la constitution des nations modernes, depuis la réforme et la renaissance, il n’ y a presque pas un seul individu qui ne soit une force distincte. Il n’ y a presque pas un individu qui n’ ait ses intérêts propres, ses attaches au présent, ses vues d’ avenir, ses passions, ses idées. Tous les individus humains sont donc depuis des siècles, dans l’ Europe moderne, des centres d’ énergie, de conscience, d’ action. Et comme, dans les périodes de transformation où les antiques liens sociaux se dénouent, toutes les énergies humaines sont équivalentes, c’ est forcément la loi de la majorité qui décide. Une société n’ entre dans une forme nouvelle que lorsque l’ immense majorité des individus qui la composent réclame ou accepte un grand changement.
Cela est évident pour la révolution de 1789. Elle n’ a éclaté, elle n’ a abouti que parce que l’ immense majorité, on peut dire la presque totalité du pays, la voulait. Qu’ étaient les privilégiés, haut clergé et noblesse, en face du tiers-état des villes et des campagnes ? Un atome : deux cent mille contre vingt-quatre millions ; un centième. Et encore le clergé et la noblesse étaient divisés, incertains. Il y a des privilèges que les privilégiés renoncent à défendre. Eux-mêmes doutaient de leurs droits, de leurs forces, et semblaient se livrer au courant. La royauté même, acculée, avait dû convoquer les états-généraux, tout en les redoutant.
Quant au tiers-état, au peuple immense des laboureurs, des paysans, des bourgeois industriels, des marchands, des rentiers, des ouvriers, il était à peu près unanime. Il ne se bornait pas à protester contre l’ arbitraire royal ou le parasitisme nobiliaire. Il savait comment il y fallait mettre un terme. Les cahiers s’ accordent à proclamer que l’ homme et le citoyen ont des droits, et qu’ aucune prescription ne peut être invoquée contre ces titres immortels. Et ils précisent les garanties nécessaires : le roi continuera à être le chef du pouvoir exécutif, mais c’ est la volonté nationale qui fera la loi. Cette volonté souveraine de la nation sera exprimée par des assemblées nationales permanentes et périodiquement élues. -l’ impôt ne sera exigible que si les assemblées de la nation l’ ont voté. Il frappera également tous les citoyens. Tous les privilèges de caste seront abolis. Nul ne sera exonéré de l’ impôt. Nul n’ aura un droit exclusif de chasse. Nul ne relèvera de tribunaux spéciaux. Même loi pour tous, même impôt pour tous, même justice pour tous. -les droits féodaux contraires à la dignité de l’ homme, ceux qui sont le signe d’ un antique servage seront abolis sans indemnité. Ceux qui grèvent et immobilisent la propriété rurale seront éliminés par le rachat. -tous les emplois seront accessibles à tous et les plus hauts grades de l’ armée seront ouverts au bourgeois et au paysan comme au noble. -toutes les formes de l’ activité économique seront également ouvertes à tous. Pour entreprendre tel ou tel métier, créer telle ou telle industrie, ouvrir telle ou telle boutique, il ne sera plus besoin ni d’ une permission corporative, ni d’ une autorisation gouvernementale.
Les corporations elles-mêmes cesseront d’ exister ; et par conséquent l’ église, maintenue comme service public, cessera d’ avoir une existence corporative. Elle cessera par conséquent d’ avoir une propriété corporative. -et le domaine d’ église, les milliards de biens fonciers qu’ elle détient, n’ ayant plus de propriétaires, puisque la corporation possédante est dissoute, feront de droit retour à la nation, sous réserve par celle-ci d’ assurer le culte, l’ enseignement et l’ assistance. Il est bien vrai que la révolution dut recourir à la force : 14 juillet, 10 août : prise de la Bastille, prise des tuileries. Mais, qu’ on le note bien, la force n’ était pas employée à imposer à la nation la volonté d’ une minorité. La force était employée au contraire à assurer contre les tentatives factieuses d’ une minorité la volonté presque unanime de la nation. Au 14 juillet, c’ est contre le coup d’ état royal ; au 10 août, c’ est contre la trahison royale que marche le peuple de Paris ; et il portait en lui le droit, la volonté de la nation. Ce n’ était pas par soumission stupide au fait accompli que toute la France acclamait le 14 juillet, que presque toute la France ratifiait le 10 août. C’ est uniquement parce que la force d’ une partie du peuple s’ était mise au service de la volonté générale trahie par une poignée de privilégiés, de courtisans et de félons. Ainsi le recours à la force ne fut nullement un coup d’ audace des minorités, mais la vigoureuse sauvegarde des majorités.
Il est vrai encore que la révolution fut conduite au delà de ses revendications premières et de son programme initial. Aucun des révolutionnaires, en 1789, ne prévoyait, aucun ne souhaitait la chute de la monarchie. Le mot même de république était presque inconnu, et, même au 21 septembre 1792, même quand la convention abolit la royauté, l’ idée de république n’ avait pas cessé tout à fait de faire peur. Mais ce n’ est pas sous les coups d’ une minorité passionnée, ce n’ est pas sous des formules de philosophie républicaine que la royauté tomba. Elle ne fut perdue que lorsqu’ il devint évident à presque toute la nation, après des épreuves répétées, après le coup d’ état royal du 20 juin 1789, après le 14 juillet, après la fuite à Varennes, après l’ invasion, que la royauté trahissait à la fois la constitution et la patrie. La royauté ne tomba que lorsque la contradiction apparut, violente, insoluble, entre la royauté et la volonté générale de la nation. Ainsi c’ est la logique même de la volonté générale, et non un coup de minorité, qui élimina la monarchie. Il est bien vrai en effet que les hommes de la révolution n’ avaient pas prévu toutes les conséquences économiques et sociales qui sortiraient d’ elle. Mirabeau croyait par exemple que la suppression des monopoles royaux et des privilèges corporatifs susciterait, dans le monde nouveau, une légion de petits producteurs, d’ artisans indépendants. Il ne semble pas avoir suffisamment pressenti la grande évolution capitaliste de l’ industrie. Mais d’ autres étaient plus clairvoyants, et la Gironde, notamment, avait prévu, suivant une expression du temps, que la richesse et la production formeraient comme de grands fleuves, qu’ on essaierait en vain de disséminer en de multiples filets d’ eau. En tout cas, si la révolution ne savait pas exactement quelles seraient les conséquences médiates, lointaines du régime économique et social institué par elle, si elle ne pressentait clairement ni le capitalisme avec ses combinaisons, ses audaces et ses crises, ni la croissance antagoniste du prolétariat, elle savait quel régime elle voulait instituer. Ce qui aidait la France révolutionnaire de 1789 à concevoir clairement et à vouloir fortement, c’ est que les nouveautés les plus hardies réclamées par elle avaient ou des précédents ou des modèles précis dans la réalité. Sans doute la croissance économique de la bourgeoisie industrielle et marchande au dix-septième et au dix-huitième siècle, la grande philosophie humaine du dix-huitième avaient donné aux esprits une audace et un élan jusque-là inconnus. Pourtant, le souvenir des états-généraux de 1614, malgré ce long intervalle de deux siècles de despotisme, était pour les hommes de 1789 une lumière et une force. La nation n’ allait pas tout à fait vers l’ inconnu ; elle renouait, en l’ agrandissant, en l’ adaptant aux conditions modernes, une tradition nationale. Et au point de vue économique, agricole et industriel, elle ne créait pas des types inconnus de propriété et de travail. Elle abolissait les maîtrises, les jurandes, les corporations. Mais déjà il y avait des régions entières, il y avait des industries particulièrement progressives qui étaient affranchies du régime corporatif. Dans les faubourgs de Paris, notamment, si animés, si industriels, le régime corporatif n’ existait pas. Depuis plusieurs générations, la production capitaliste naissante, avec la concurrence presque illimitée, avec les combinaisons multiples des sociétés en commandite et des sociétés par actions, s’ affirmait et croissait à côté de la production corporative. De même, dans l’ ordre agricole, nombreuses étaient les propriétés paysannes affranchies de prélèvement féodal. Le type du propriétaire paysan libre de redevance et indépendant, sauf peut-être du droit seigneurial de chasse, s’ était déjà dégagé sous l’ ancien régime. C’ est donc par l’ agrandissement, par la multiplication d’ exemplaires précis et connus que procéda la révolution. Pour la transformation de l’ église, la révolution était servie par des analogies très fortes et par des précédents très vigoureux. L’ armée, la justice, après avoir été des institutions féodales, étaient devenues, pour une large part, des institutions d’ état. Pourquoi l’ église n’ aurait-elle pas cessé d’ être une caste corporative pour devenir une institution d’ état ? De plus, dès l’ ancien régime, la propriété d’ église était considérée comme une propriété d’ un ordre spécial et soumise à l’ état. La révolution a invoqué souverainement la fameuse ordonnance royale de 1749, qui interdisait l’ accroissement de la mainmorte d’ église par libéralité testamentaire. Ainsi soumise à l’ état, la propriété d’ église était comme prête à la nationalisation. Ici encore, la révolution avait des points d’ appui précis et résistants. Ce n’ est donc pas dans des aspirations confuses qu’ en 1789 se rencontrèrent les esprits, mais au contraire dans les affirmations les plus nettes, les plus précises. C’ est dans la lumière pleine, c’ est dans la souveraine précision de l’ esprit français formé par le dix-huitième siècle que se fit l’ accord des volontés. Et la révolution de 1789 fut l’ oeuvre d’ une majorité immense et consciente. De même, et plus certainement encore, ce n’ est pas par l’ effort ou la surprise d’ une minorité audacieuse, c’ est par la volonté claire et concordante de l’ immense majorité des citoyens, que s’ accomplira la révolution socialiste. Qui compterait sur la faveur des événements ou les hasards de la force, et renoncerait à amener à nos idées l’ immense majorité des citoyens, renoncerait par là même à transformer l’ ordre social. paroles de Liebknecht : le 7 août, premier anniversaire de la mort de Liebknecht, le vorwaerts a publié de lui quelques fragments d’ un haut intérêt. Comme la plupart des journalistes, des militants, Liebknecht était forcé de disperser sa pensée, de répondre coup sur coup aux événements du jour. Mais comme beaucoup d’ entre eux, il avait l’ ambition de fixer dans une oeuvre méditée et durable l’ essentiel de sa pensée. Ses amis ont trouvé dans ses papiers un manuscrit incomplet, où il avait commencé, en 1881, à répondre à la grande question : comment se réalisera le socialisme. cette oeuvre atteste une admirable vaillance, car c’ est au moment même où la loi d’ état de siège et la puissance encore intacte de Bismarck pesaient le plus lourdement sur le parti socialiste, que Liebknecht se demandait non point si le socialisme triompherait, mais comment il triompherait. Et cette oeuvre atteste en même temps un sens vif et net des difficultés, des transitions et des évolutions nécessaires. Voici un fragment de première importance : réalisation du socialisme ; quelles mesures devra prendre le parti socialiste si, dans un avenir prochain, il conquiert une influence suffisante sur la législation ? c’ est, écrit Liebknecht, une question qui est posée et à laquelle je veux répondre. Mais pour bien répondre à une question, il faut d’ abord la bien poser. Or, la question précédente n’ est pas bien posée, elle n’ est pas du moins assez précise. Il va de soi, en effet, que les mesures à prendre dépendent essentiellement des circonstances dans lesquelles le parti socialiste conquiert une influence appréciable sur la législation. Il est possible, et c’ est même très vraisemblable, que le prince de Bismarck, s’ il reste encore quelque temps vivant et au pouvoir, fasse la même fin que son modèle et maître Louis-Napoléon de France. Quelque catastrophe amenée par lui peut briser la machine de l’ état et " appeler notre parti au gouvernement ou tout au moins dans le gouvernement. " je traduis aussi littéralement que possible. Cela signifie que Liebknecht prévoit, après une grande catastrophe nationale, la prise de possession totale ou partielle du pouvoir par le parti socialiste. cette catastrophe peut être la suite d’ une guerre malheureuse ou d’ une explosion de mécontentement que le système dominant ne pourra plus comprimer. si l’ une ou l’ autre de ces alternatives se produit, notre parti prendra naturellement d’ autres mesures et suivra une autre tactique que si c’ est sans une telle catastrophe qu’ il conquiert une influence appréciable. il est permis de penser, quoiqu’ il ne faille guère y compter, que dans les hautes sphères on comprendra le danger et qu’ on essaiera, par l’ entrée en scène de réformes intelligentes, de prévenir une catastrophe autrement inévitable. " dans ce cas notre parti serait nécessairement appelé à participer au gouvernement et particulièrement chargé d’ améliorer les conditions du travail. " nous n’ entrerons pas plus avant dans les possibilités ; celles que nous avons pressenties suffisent à montrer que le mode de notre action dépendrait des circonstances dans lesquelles nous aurions conquis " une influence appréciable " . mais qu’ entend-on par influence appréciable ou suffisante ? S’ agit-il d’ une influence exclusive ? de la possibilité pour nous d’ appliquer nos principes sans autres limitations que celles que nous imposerait l’ état économique lui-même ? cela signifie-t-il en d’ autres termes que nous aurons en main le pouvoir gouvernemental ? ou cela signifie-t-il simplement que nous aurons de l’ influence sur un gouvernement formé en entier " ou pour une très grande part " par les autres partis ? en ce dernier cas nous devrions, cela va de soi, agir autrement que dans le premier. et à l’ intérieur de chacune des possibilités esquissées par nous, il y a des degrés sans nombre, des nuances dont chacune détermine un mode différent d’ action. ainsi, selon Liebknecht, écrivant en 1881, il y a deux grandes hypothèses à faire sur l’ avènement au pouvoir du parti socialiste allemand. Ou bien il y sera appelé par une grande crise, par un cataclysme national, par une guerre malheureuse, par une explosion de misère, bref par une tourmente qui balaiera les pouvoirs anciens et fera nécessairement place aux pouvoirs nouveaux. Dans ce cas, il est certain que l’ action du parti socialiste sera particulièrement énergique. Sur les ruines de l’ institution impériale et des partis d’ empire, il se dressera avec sa force pleine d’ élan. Et sans doute, à la faveur de ce grand ébranlement, il fera d’ emblée, pour le peuple et le prolétariat, plus qu’ il ne pourra faire d’ abord, s’ il est appelé à une part de pouvoir par la lente évolution des institutions d’ empire vers la politique de réformes. Mais, même alors, même si un grand orage intérieur ou extérieur déracine les puissances conservatrices et suscite la force du peuple, il n’ est point certain pour Liebknecht que le parti socialiste ait tout le pouvoir. Les événements, dit-il, l’ appelleront ou au gouvernement ou au partage du gouvernement ( an oder doch in die regierung). Il se peut qu’ il prenne possession du pouvoir tout entier. Il se peut, même au lendemain d’ une crise révolutionnaire, qu’ il soit obligé de le partager avec d’ autres partis démocratiques. Après le 4 septembre allemand, le parti socialiste aura en Allemagne une bien plus grande part de pouvoir qu’ il n’ en a eu en France après le 4 septembre français. Mais Liebknecht n’ assure point qu’ il aura tout le pouvoir, tout le gouvernement. Il est possible qu’ il soit tenu d’ en réserver une part à la démocratie bourgeoise. Que devient alors le gouvernement de classe ? mais il y a une seconde hypothèse : c’ est celle où les pouvoirs dirigeants d’ Allemagne, sentant le danger, préviendront la catastrophe par une politique de réformes. dans ce cas, dit Liebknecht, notre parti devrait être appelé à prendre part au gouvernement, et spécialement chargé d’ améliorer les conditions du travail. ainsi, il ne s’ agit pas pour Liebknecht, dans cette évolution politique et sociale, de la prise de possession complète du pouvoir par le parti socialiste. Liebknecht ne peut pas s’ imaginer, et ne s’ imagine point en effet, que sous l’ empire, sous un Guillaume Premier, ou un Guillaume Ii, ou un Guillaume Iii, le parti socialiste recevra d’ emblée tout le pouvoir que, peut-être, au lendemain même de la chute violente de l’ empire, il ne pourra saisir tout entier. Non, c’ est seulement une part du pouvoir, une part du gouvernement que les hautes régions confieront au parti socialiste. Et aux yeux de Liebknecht il y a là une nécessité absolue. Pour que la politique de réformes soit possible, pour qu’ elle soit efficace, pour qu’ elle inspire confiance au peuple allemand, il faudra que le parti socialiste contribue à la diriger. Il faudra qu’ il soit représenté au gouvernement et qu’ il y agisse. Liebknecht va jusqu’ à désigner, ou à peu près, le ministère qu’ il devra occuper : et cela ressemble fort au ministère du travail proposé par le citoyen Vaillant ou au ministère du commerce occupé par le citoyen Millerand. Et Liebknecht dit avec raison qu’ il y aura des degrés, des nuances, des modalités sans nombre dans cette participation du socialisme au pouvoir. Selon que le parti socialiste sera plus ou moins puissant et organisé, selon qu’ il exercera une influence plus profonde ou inspirera une crainte plus vive, sa participation au pouvoir sera plus ou moins étendue et plus ou moins effective. Son action sur l’ ensemble du gouvernement non socialiste auquel il sera associé pour une oeuvre de réforme sera plus ou moins décisive et les réformes elles-mêmes auront une portée socialiste plus ou moins grande, un caractère prolétarien plus ou moins marqué. Jamais vue plus large ne fut jetée sur l’ avenir ; et je considère la publication de ces pages posthumes de Liebknecht comme un événement capital dans la vie politique et sociale de l’ Allemagne, dans la vie du socialisme universel. Notez bien que cette participation au pouvoir, c’ est sous des institutions d’ empire que Liebknecht la prévoit pour le parti socialiste. En 1881, sous l’ état de siège institué par Bismarck, sous la coalition de presque tous les partis acharnés contre le socialisme, Liebknecht, en sa pensée hardie et sereine,
pressent que les socialistes seront appelés au pouvoir, que les empereurs mêmes seront contraints de les y appeler : et les socialistes ne se refuseront pas à cette revanche partielle, ils ne se refuseront pas à cette oeuvre partielle. Prêts à tirer le plus large parti de la révolution si elle est déchaînée par quelque cataclysme national, ils sont prêts aussi à entrer dans l’ évolution si c’ est sous la forme de l’ évolution que les destins s’ accomplissent. Ils sont prêts, dans l’ intérêt de la nation et dans l’ intérêt du prolétariat, à être les ministres du kaiser. Par quel phénomène extraordinaire, par quelle contradiction inexplicable, l’ homme qui, en 1881, en pleine ferveur de combat révolutionnaire, avait pensé, médité, écrit ces pages fortement travaillées, par quel prodigieux renversement d’ idées ce même homme a-t-il condamné aussi âprement l’ entrée d’ un socialiste français dans un gouvernement bourgeois ? Je me risquerai seulement à conjecturer que son erreur dans l’ affaire Dreyfus avait faussé sa vue pour les événements qui en étaient la suite. Presque seul dans la démocratie socialiste allemande, il avait mal jugé le fond même de l’ affaire, et il en avait méconnu le sens politique et social : dès qu’ il était engagé dans une pensée, dans une voie, il y persévérait avec une inflexibilité que son isolement même aggravait. Plus il était seul, plus il s’ obstinait à avoir raison ; c’ était l’ envers inévitable de ses qualités souveraines de fermeté, d’ élan et de confiance. Donc tout ce qui se rattachait par un lien historique à une agitation qu’ il avait désapprouvée lui était suspect ou importun. Ainsi l’ application de sa méthode de 1881 se produisant en France, dans des circonstances qui l’ irritaient, il ne reconnut pas, dans la marche des choses, sa propre pensée. Essaiera-t-on d’ en diminuer la valeur en disant qu’ il n’ avait point publié son oeuvre ? Pris par le tourbillon de l’ action, surchargé des tâches quotidiennes, il ne l’ avait point achevée. Mais il ne l’ a ni détruite ni désavouée. Peut-être avait-il jugé qu’ il serait imprudent de livrer à l’ ennemi le secret de sa pensée, de la tactique entrevue pour l’ avenir. Peut-être encore fut-il quelque peu déconcerté par les événements qui suivirent la chute de Bismarck. Ce grand ennemi du chancelier en a toujours grossi et pour ainsi dire satanisé le rôle. Il croyait que Bismarck entraînerait l’ empire aux abîmes, le précipiterait en quelque catastrophe nationale. Bismarck fut congédié à l’ extrême vieillesse sans avoir compromis par une seule imprudence la paix de l’ Europe et la solidité de l’ empire. Liebknecht s’ imaginait qu’ en Bismarck résidait, avec tout le
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péril, toute la force de l’ empire. Bismarck tombé, l’ institution impériale n’ avait plus de point d’ appui et elle devait fléchir en un régime de transaction où les forces socialistes et populaires se déploieraient jusqu’ à pénétrer le pouvoir. Mais Guillaume Ii, après avoir congédié Bismarck, sut maintenir l’ empire avec son caractère autocratique et conservateur, et le parti socialiste demeura à l’ état d’ opposition violente et irréductible. à quoi bon alors tracer ce programme d’ action, de réalisation, en un temps qui restait un temps de combat à outrance, défensif et offensif ? Par là s’ explique sans doute que Liebknecht n’ ait pas produit à la lumière cette oeuvre si importante, qui révèle tout un grand aspect de sa pensée. Je l’ avoue, en lisant ces lignes si nettes, si fortes, je me prenais à regretter qu’ elles n’ eussent pas été connues du congrès international de Paris de 1900. Il a acclamé avec une sorte de piété la grande mémoire de Liebknecht ; peut-être quelques âpres paroles auraient été adoucies si l’ on avait su qu’ elles frappaient Liebknecht lui-même.
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Liebknecht et la tactique :
au demeurant, c’ est toute la tactique du parti que
Liebknecht considère comme nécessairement
contingente et variable. Jamais ce qu’ on appelle
depuis quelque temps, avec une intention blessante,
l’ opportunisme socialiste, n’ a été plus
énergiquement formulé. Je traduis :
nous sommes arrivés maintenant à la fin des
considérations générales. Avant d’ entrer dans
les points de détail, résumons brièvement ce qui
a été dit.
nous avons vu qu’ il est impossible de tracer
d’ avance à notre parti une tactique valable pour
tous les cas. La tactique se détermine d’ après
les circonstances. L’ intérêt du parti forme
l’ unique loi, l’ unique règle.
nous avons vu que les buts du parti doivent être
entièrement distingués des moyens qui devront
être employés pour atteindre ces buts.
les buts du parti se dressent immuables,
abstraction faite, bien entendu, d’ un
élargissement scientifique, d’ une correction et
d’ un perfectionnement du programme. Au contraire,
les moyens de combat et l’ usage qui en est fait
peuvent changer et doivent changer.
nous avons vu que le parti, pour être capable du
plus haut degré possible d’ organisation efficace
et d’ action, doit avoir avant toutes choses une
claire notion de l’ essence de notre mouvement, et
qu’ il ne peut jamais négliger l’ essentiel pour
l’ inessentiel.
l’ essentiel, pour nous, c’ est que les principes
inaltérés du socialisme soient réalisés le plus
rapidement possible dans l’ état et la société.
l’ inessentiel, c’ est " comment " ils seront
réalisés. Non que nous prétendions diminuer la
valeur de la tactique. Mais
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la tactique n’ est qu’ un moyen en vue d’ un but, et tandis que le but se dresse ferme et immuable, on peut discuter sur la tactique. Les questions de tactique sont des questions pratiques, et elles doivent être absolument distinguées des questions de principes. nous avons vu en particulier qu’ il est absolument injustifié de tenir la tactique de la force pour la seule tactique révolutionnaire, et de déclarer mauvais révolutionnaire celui qui n’ approuve pas cette tactique sans condition. nous avons montré que la force en elle-même n’ est pas révolutionnaire, qu’ elle est bien plutôt contre-révolutionnaire. nous avons démontré la nécessité de nous émanciper de la phrase, et de chercher la force du parti dans la pensée claire, dans l’ action méthodique et intrépide, non dans des phrases de violence révolutionnaire, qui trop souvent cachent seulement le défaut de clarté et de force d’ action. voilà de grands enseignements. Mais si les questions de tactique sont à ce point secondaires, quel obstacle s’ oppose à la large unité du socialisme ? Sur le but, sur la réalisation du socialisme, sur la nécessité d’ une organisation sociale de la propriété en vue de supprimer tout prélèvement sur le travail, et d’ assurer le plein développement de toute individualité humaine, tous les socialistes sont d’ accord. Ils diffèrent sur les moyens, sur la tactique. Les uns ont cru, selon la pensée de Liebknecht, que dans la période de lente dissolution du régime capitaliste, et de lente élaboration du régime socialiste, les socialistes seraient nécessairement appelés un jour au partage du pouvoir gouvernemental. Les autres ont cru le contraire. C’ est une question de
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tactique, et non une question essentielle. Les uns, empressés à multiplier les barrières, ont proclamé que le refus constant, systématique, inconditionnel du budget était un signe authentique et nécessaire de socialisme. Les autres ont dit tout doucement qu’ il ne fallait pas lier le parti et que si un budget contenait de grandes réformes, s’ il était à ce titre combattu et refusé par la réaction, les socialistes, en le refusant aussi, feraient acte de duperie et de contre-révolution. C’ est encore une question de tactique, qui sera résolue par les nécessités mêmes de la vie et par l’ évolution politique et sociale, et qui ne vaut pas qu’ on se jette l’ anathème et qu’ on se sépare. De même que la tactique est variable, le programme, qui est après tout une partie de la tactique, peut être modifié, revisé, complété. Je crois, pour ma part, qu’ il est tout à fait incomplet et étrangement inefficace, qu’ il ne répond plus à l’ état de croissance du prolétariat, et qu’ il doit être complété par toute une série de mesures introduisant graduellement la classe ouvrière dans la puissance économique et ébauchant un demi-communisme dans la production paysanne. D’ autres, au contraire, répugnent à tout programme d’ action qui risquerait, selon eux, en faisant pénétrer le prolétariat dans l’ organisation économique d’ aujourd’ hui,
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d’ émousser son instinct de classe. Sur ce point, quand nous voudrons, les uns et les autres, penser clair, il y aura des controverses très étendues. Mais ici encore c’ est d’ une question de tactique, c’ est-à-dire, comme dit Liebknecht, d’ une question naturellement controversable qu’ il s’ agit. Donc toute scission est factice et mauvaise. Si Liebknecht dit vrai, si le recours à la force risque d’ être contre-révolutionnaire, si nous pouvons et devons l’ emporter par la propagande, l’ organisation, la pensée claire et le maniement vigoureux de la légalité, il ne suffit pas de répéter le propos de Liebknecht : il faut l’ appliquer avec méthode, avec constance. Ceux qui parlent alternativement du bulletin de vote et du fusil, ceux qui, selon la faveur ou la défaveur momentanée du suffrage universel, lui font crédit ou le rebutent, troublent par l’ incohérence de leurs impressions la marche du parti. Ici, je n’ accuse pas les autres plus que moi-même. Tous ou presque tous nous avons un grand désordre dans nos idées tactiques, et notre action en est contrariée et affaiblie. Par nos fréquents appels à la légalité républicaine, par notre pratique
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constante du suffrage universel, nous affaiblissons l’ instinct de révolte et la tradition du coup de main du révolutionnarisme classique. Par nos appels intermittents et de pure rhétorique à la force, " au fusil " , nous affaiblissons nos prises sur le suffrage universel. Il faudra sans doute prendre un parti et nous demander s’ il est utile de marquer de quelques grains de poudre, qui d’ ailleurs ne s’ enflamment pas, les bulletins que, légalement, nous mettons et nous appelons dans l’ urne. Avons-nous besoin de la majorité, et pouvons-nous la conquérir ? Voilà le problème. Si oui, l’ appel à la force devient, en effet, comme dit Liebknecht, contre-révolutionnaire. or, Liebknecht dit : oui. Je traduis encore : nous avons fait remarquer enfin que le parti, pour pouvoir réaliser les idées socialistes, doit conquérir le pouvoir indispensable pour cela, et qu’ il doit le faire avant tout par la voie de la propagande. nous avons montré que le nombre de ceux qui sont poussés par leurs intérêts dans les rangs de nos ennemis est si petit qu’ il en devient presque négligeable, et que l’ immense majorité de ceux qui ont à notre égard une attitude hostile ou au moins peu amicale ne font cela que par ignorance de leur propre situation et de nos efforts, et que nous devons employer toute notre énergie à éclairer cette majorité et à la gagner à nous. ainsi, Liebknecht a posé le problème exactement, littéralement, comme je le pose : des moyens de
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conquérir à l’ entier idéal socialiste l’ immense majorité de la nation par la propagande et l’ action légale. Liebknecht est si préoccupé de trouver un large terrain sur lequel il pourra d’ abord assembler presque toute la nation pour l’ élever ensuite, de degré en degré, jusqu’ à l’ entier socialisme, qu’ il considère comme une préparation au socialisme même les lois d’ assurance proposées par Bismarck. Bien que la loi sur les accidents ne soit à ses yeux qu’ une bagatelle, un bibelot de carton, il y voit une reconnaissance première de la pensée socialiste : elle contient de façon décisive, dit-il, le principe de la réglementation de la production par l’ état en face du système du laissez-faire de l’ école de Manchester. Le droit pour l’ état de réglementer la production contient le devoir pour l’ état de s’ intéresser au travail, et le contrôle du travail social par l’ état conduit tout droit à l’ organisation du travail social par l’ état. voilà ce que disait Liebknecht de la loi sur les accidents, qui de toutes les lois d’ assurance est la plus superficielle, la plus extérieure au travail. Mais combien cela est plus vrai encore de la loi d’ assurance sur les pensions de vieillesse et d’ invalidité qui crée un droit nouveau de la classe ouvrière, qui constitue au prolétariat un patrimoine
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à la fois collectif et individuel ; comme surtout cela sera vrai de l’ assurance contre le chômage, qui est nécessaire et possible, et qui introduira la classe ouvrière organisée au coeur même de la production. Liebknecht constate comme un des signes les plus décisifs de la croissance du socialisme en Allemagne, que presque tous les partis sont obligés d’ adhérer à ces projets de législation. tous les partis, dit-il, à l’ exception des anarchistes manchestériens les plus surannés, qui veulent dissoudre l’ état en atomes et livrer la société à la " libre " exploitation des classes possédantes, rivalisent entre eux de sollicitude pour " le pauvre homme " et pour la classe ouvrière ; et il est hors de doute que le prince de Bismarck, s’ il le veut, peut trouver dans le présent reichstag une majorité pour son socialisme d’ état... etc. qu’ est-ce à dire ? Et puisque la force des choses, l’ organisation croissante du parti socialiste et du prolétariat amènent les classes mêmes et les partis
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qui y répugnaient le plus à accepter enfin des projets de législation sociale " qui conduisent tout droit au socialisme " , puisque l’ immense majorité de la nation a pu ainsi être engagée dans les voies socialistes et comme soulevée à un premier degré d’ organisation sociale, c’ est donc que l’ immense majorité de la nation peut être haussée, de degré en degré, par une propagande toujours plus active et plus claire, par une influence prolétarienne toujours plus énergique et par un mécanisme de réformes toujours plus prenant, jusqu’ au niveau même de notre entier idéal. C’ est la conclusion ferme et forte de Liebknecht. Par la propagande et l’ action légale, la grande majorité de la nation peut être conquise par nous et amenée au socialisme complet. Par les chemins qui s’ élèvent de l’ individualisme bourgeois au socialisme d’ état, et du socialisme d’ état au socialisme communiste, prolétarien et humain, toute la nation montera, si nous le voulons bien, à l’ exception d’ un tout petit nombre d’ éléments réfractaires et impuissants. Les majorités peuvent et doivent être légalement à nous.
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" élargir, non resserrer " : il y a bien des contradictions dans la pensée de Liebknecht. J’ imagine que dans son esprit, comme dans l’ esprit de beaucoup de socialistes de la première heure, il y avait lutte entre les formules intransigeantes du début et les nécessités nouvelles du parti agrandi, et que dans cette lutte il ne parvenait pas toujours à se fixer. Liebknecht avait commencé par être un révolutionnaire antiparlementaire. il avait dit et écrit que le parlement était un marais où s’ enfonceraient les énergies socialistes. Il avait écrit que même pour la propagande, la tribune du parlement était inutile, car la propagande se faisait bien mieux dans le pays même. Quand la force des choses et la croissance du parti obligèrent Liebknecht à dépouiller ces formules, quand lui et ses amis entrèrent au parlement, il garda pourtant quelque souvenir de son intransigeance première. Il rappelle, dans les fragments cités par le vorwaerts, qu’ il s’ opposa à ce que le groupe socialiste fût représenté par un délégué dans la " commission des doyens " , qui règle
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le travail parlementaire. Ses collègues ne l’ écoutèrent point, et ils eurent bien raison ; car à quoi bon entrer au parlement, si sous prétexte de ne pas se compromettre, on se refuse, dans le détail, à tout ce qui peut rendre l’ action parlementaire efficace. Je ne note ce menu trait que parce qu’ il caractérise un état d’ esprit. Gêné par ses paroles tranchantes d’ autrefois, Liebknecht, un moment, affectait d’ être au parlement comme s’ il y était pas. Quand il réfléchissait aux conditions de réalisation du socialisme, quand dans la sincérité de sa pensée il interrogeait l’ avenir, il aboutissait à une conception tout à fait large : il voyait le socialisme pénétrant peu à peu la démocratie et s’ imposant, par des conquêtes partielles et successives du pouvoir, même au gouvernement de la société bourgeoise en transformation. Puis, il était troublé et repris par les habitudes premières d’ intransigeance. C’ est de cette contradiction entre des formules anciennes qui ont cessé d’ être vraies, mais qu’ on n’ ose rejeter nettement, et des nécessités nouvelles que l’ on commence à reconnaître, mais qu’ on n’ ose pleinement avouer, que viennent les malaises, les mouvements chaotiques du socialisme à l’ heure présente. C’ est par une contradiction de cette sorte que Liebknecht, dans le manuscrit même où il prévoit la collaboration
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gouvernementale du socialisme avec d’ autres fractions de la démocratie, répète pourtant et semble prendre à son compte la phrase simpliste si vigoureusement condamnée par Marx : " tous les partis ne forment, vis-à-vis du socialisme, qu’ une seule masse réactionnaire. " c’ est absolument contraire à la pratique même des socialistes allemands, qui ne craignent pas, contre les hobereaux, contre la survivance de la féodalité agraire, de soutenir les bourgeois libéraux. Mais, par l’ absolu de cette formule étroite, Liebknecht se faisait pardonner la conception générale, vaste et souple, qu’ il apportait. Il définissait en effet très largement la classe ouvrière : le concept de classe ouvrière ne doit pas être entendu trop étroitement. Comme nous l’ avons exposé dans la presse, dans les écrits de propagande et à la tribune, nous comprenons dans la classe ouvrière tous ceux qui vivent exclusivement ou " principalement " du produit de leur travail et qui ne s’ enrichissent point par le concours du travail d’ autrui. ainsi, dans la classe ouvrière doivent être compris, outre les travailleurs salariés, la classe des paysans et cette petite bourgeoisie qui tombe de plus en plus dans le prolétariat... etc.
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et Liebknecht conclut tout cet ordre de pensées par ces fortes paroles : il ne faut pas demander : es-tu salarié ? Mais : es-tu socialiste ? réduit aux salariés, le socialisme est incapable de vaincre. Compris par l’ ensemble du peuple qui travaille et par l’ élite morale et intellectuelle de la nation, sa victoire est certaine. pourquoi devons-nous maintenant subir la persécution infligée à nos amis ? Pourquoi sommes-nous soumis aux plus indécentes brutalités ? ... etc.
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ainsi Liebknecht conçoit toute une période d’ action législative, où le socialisme fera, si je puis dire, ses preuves de large compréhension, où il apparaîtra aux plus aveugles comme un parti d’ intérêt général, et où il habituera ainsi tous les hauts esprits, toutes les nobles consciences, toute la petite bourgeoisie et les paysans, à le suivre jusqu’ au bout de sa doctrine et de son idéal, sans répugnance et sans peur. Ce sera comme une propagande en action complétant la propagande de la parole.
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le socialisme et les privilégiés : certes, le parti socialiste ne doit pas être l’ écho confus des intérêts discordants ; il ne doit pas livrer sa pensée au désordre du monde présent. Il doit soumettre à l’ ensemble du peuple un plan défini, des moyens précis d’ évolution vers un but bien clair. Mais dans ce plan, dans ce programme, il doit tenir le plus grand compte de la diversité des éléments, des passions, des intérêts, des préjugés. Voici les paroles textuelles de Liebknecht : si nécessaire qu’ il soit de laisser à tous les groupes d’ intérêts le plus de jeu possible pour qu’ ils manifestent leurs vues et leurs besoins, et d’ admettre le peuple dans la plus large mesure possible à collaborer à la législation, il y aurait folie pour le gouvernement et pour le socialisme, -à abandonner à l’ initiative du peuple toute la législation. le socialisme doit avoir un plan déterminé, facile à connaître, et le soumettre à la représentation du peuple, aux représentations diverses des intérêts... etc.
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je ne cite point ces magnifiques paroles pour couvrir d’ une autorité révolutionnaire la politique socialiste que j’ ai en vue. Le parti socialiste serait bien misérable et bien lâche si chacun de nous n’ y disait pas toute sa pensée sans autre recours qu’ à la raison. Non, nous n’ avons pas besoin de l’ autorité de personne, de la protection de personne, pour chercher tout haut, avec le prolétariat lui-même, quelle est la route qui convient le mieux, quel est le chemin le plus large, le plus lumineux, le plus doux et le plus rapide. Et à vrai dire, je crois que dans l’ esprit même de Liebknecht, ces grandes idées si nobles et si pratiques tout ensemble étaient contrecarrées et obscurcies par trop d’ idées différentes ou même opposées pour qu’ elles aient pu agir utilement et profondément. Je crois que l’ heure est venue de les méditer et d’ en faire non plus l’ heureux et brillant accessoire, mais le fond même et la substance de notre politique et de notre pensée. Je crois que si le parti socialiste ne laissait pas ces grandes pensées à l’ état de formule générale, s’ il les réalisait en un
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programme précis d’ évolution équitable et large vers un communisme bien défini, s’ il donnait l’ impression qu’ il est à la fois généreux et pratique, ardent au combat et ami de la paix, très ferme contre les institutions iniques et décidé à les abattre méthodiquement, très conciliant aussi envers les personnes, il avancerait d’ un demi-siècle la vraie révolution sociale, celle qui serait dans les choses, dans les lois et dans les coeurs, non dans les formules et dans les mots, et il épargnerait à la grande oeuvre de la révolution prolétarienne l’ écoeurante et cruelle odeur de sang, de meurtre et de haine qui est restée attachée à la révolution bourgeoise. Mais je veux citer encore, avant de prendre congé de Liebknecht, quelques fragments où éclate le même souci de noble culture, de large humanité, d’ équitable et paisible évolution : pour la propagande, comme pour l’ action législative, nous devons ne jamais perdre de vue l’ universalité de la conception socialiste... l’ un saisit surtout le côté économique du socialisme ; un autre, son côté moral et humain ; un troisième, son côté politique. dans la propagande et dans la législation, ces trois côtés doivent également valoir... etc.
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une citation dernière, où se marque le souci de l’ action pratique. Liebknecht, ayant consacré à l’ étude des réformes d’ impôt plusieurs pages, ajoute : peut-être trouvera-t-on surprenant que nous attachions une telle importance aux questions d’ impôt, puisque dans l’ état organisé en socialisme il ne sera plus question d’ impôts... etc.
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les raisons : j’ ai montré, et cela est l’ évidence même, que la révolution de 1789 n’ avait abouti que par la volonté de l’ immense majorité de la nation. Et j’ ai dit qu’ à plus forte raison, pour l’ accomplissement de la révolution socialiste, il faudra l’ immense majorité de la nation. J’ espère bien, en constatant la grandeur de l’ effort nécessaire, ne point décourager, mais animer au contraire les énergies et les consciences. D’ ailleurs, si l’ oeuvre à accomplir est immense et suppose le concours d’ innombrables volontés, je démontrerai aussi qu’ immenses sont les ressources et les forces, et qu’ il dépend de nous d’ aller au but d’ une marche certaine et victorieuse. Mais je dis que l’ effort véhément d’ une minorité socialiste ne suffirait pas et que nous devons rallier à nous la presque unanimité des citoyens. Voici pourquoi : d’ abord, ce n’ est pas en face d’ une masse inerte et passive que se trouverait la minorité socialiste révolutionnaire. Depuis cent vingt ans, depuis la révolution, les énergies humaines, déjà excitées par la réforme et la renaissance, ont été animées prodigieusement. Dans toutes les classes, dans toutes les conditions, il y a des volontés actives,
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des forces en mouvement. Partout les individus ont pris conscience d’ eux-mêmes. Partout ils redoublent d’ effort. La classe ouvrière est sortie du demi-sommeil et de la passivité. Mais la petite bourgeoisie aussi est agissante. Malgré le poids du système économique qui si souvent l’ écrase, elle n’ a point tout à fait fléchi : elle tente de se redresser. Et si bien souvent elle demande son salut aux conceptions les plus rétrogrades, à la politique la plus détestable et au plus stérile et avilissant nationalisme, elle n’ en est pas moins une force active et passionnée. Elle forme des ligues, et à Paris elle tient en échec la démocratie socialiste et républicaine. C’ est dire qu’ elle opposerait une résistance peut-être décisive à un mouvement social auquel elle n’ aurait pas été gagnée peu à peu, au moins partiellement. De même, les petits propriétaires paysans ont joué dans toute notre histoire, depuis la révolution, un grand rôle, tantôt de réaction, tantôt de liberté. Sauf quelques exceptions glorieuses et assez étendues, ils ont pris peur en 1851 du spectre rouge, et ils ont contribué au succès du coup d’ état et de l’ empire. Depuis, ils ont été peu à peu conquis par la république et ils en sont une des forces vives. Ils ont le sentiment très net de leur puissance politique. Ils sont entrés dans les municipalités ; ils
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savent qu’ ils font les députés, les conseillers généraux et les sénateurs, et ils ne toléreraient nullement un grand mouvement social qui se ferait sans eux. Je crois qu’ il est imprudent de dire que la neutralité des paysans suffirait, que le socialisme leur demanderait seulement de laisser faire. Aucune grande force sociale ne reste neutre dans les grands mouvements. S’ ils ne sont pas avec nous, ils seront contre nous. D’ ailleurs, comme l’ ordre collectiviste suppose le concours des paysans, comme il faudra, par exemple, qu’ ils consentent à vendre leurs produits aux magasins sociaux, leur résistance passive suffirait à affamer et à perdre la révolution. Ils connaissent leur puissance et ils ne la laisseront point tomber de leurs mains. Même l’ initiative économique dont ils font preuve depuis plusieurs années, l’ esprit de progrès qui les anime, tout témoigne qu’ ils n’ assisteraient point inertes et passifs à de grands événements sociaux, dont les effets ne tarderaient point à se répercuter sur leur propre vie. Ou ils les seconderont, ou ils les refouleront. J’ ajoute que les classes privilégiées d’ aujourd’ hui ont infiniment plus d’ autorité, et par conséquent de puissance que les classes privilégiées d’ avant
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1789. La bourgeoisie industrielle est restée vivante. Elle suit les lois du progrès scientifique. Elle adopte sans cesse de nouvelles méthodes de production, elle renouvelle son outillage. Et même au point de vue de la lutte sociale, de la lutte des classes, elle renouvelle sa méthode de combat : l’ invention des syndicats jaunes atteste qu’ elle a des ressources de souplesse et d’ audace. Quelle différence d’ activité entre un grand prélat d’ ancien régime et un grand capitaliste d’ aujourd’ hui ! Il en est, comme certains milliardaires américains, qui ont hérité de l’ activité de Napoléon. Et en France même, dans des proportions plus modestes, la classe capitaliste est toujours en éveil. Ce n’ est pas à des classes nonchalantes et assoupies, c’ est à des classes agissantes, prévoyantes, hardies que le prolétariat doit arracher leur privilège. Comment le pourrait-il s’ il n’ a pas avec lui l’ ensemble de la nation ? Si la masse de la nation lui est hostile, il sera écrasé. Et si elle est simplement défiante, les manoeuvres de la classe capitaliste ne tarderont pas à changer cette défiance en hostilité. Ainsi, l’ universelle trépidation de la vie moderne, l’ universelle excitation des énergies ne permettent plus l’ action décisive des minorités. Il n’ y a pas de masse dormante qu’ une impulsion vigoureuse puisse ébranler. Il y a partout des centres de force, qui
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deviendraient vite des centres de résistance, des points de réaction, si peu à peu leur mouvement propre ne se dirigeait pas dans le sens de la société nouvelle. En second lieu, la transformation de propriété que le socialisme veut et doit accomplir est beaucoup plus vaste, beaucoup plus profonde et beaucoup plus subtile que celle qui a été accomplie il y a cent dix ans par la bourgeoisie révolutionnaire. En 1789, c’ est une forme de propriété étroitement définie que frappait la révolution. Quand elle nationalisait les biens du clergé, c’ est une propriété corporative bien déterminée qu’ elle absorbait. Hors de l’ église, hors du clergé régulier ou séculier, aucun citoyen, aucun possédant ne pouvait craindre que la mesure d’ expropriation décrétée contre l’ église rejaillît sur lui. L’ abbé Maury essaya en vain de semer la panique : les propriétaires bourgeois et paysans savaient trop que la propriété d’ église était bien définie et que l’ expropriation ne pouvait pas s’ étendre au delà de ses limites. De même, quand la révolution abolit les droits féodaux, c’ était aussi une mesure précise, aux
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effets connus d’ avance et limités. Sans doute, il y avait des droits féodaux engagés dans des propriétés non féodales. Mais dans l’ ensemble, c’ étaient les seigneurs qui étaient atteints. La nature même de la redevance féodale, qui supposait un lien de dépendance personnelle, en réservait le bénéfice à une catégorie de personnes. Au contraire, la propriété capitaliste est essentiellement diffuse. Elle n’ a pas de limites certaines et connues. Elle n’ est pas concentrée aux mains d’ une corporation comme l’ église, ou d’ une caste comme la noblesse. Les titres qui la représentent sont assurément bien loin d’ être répandus autant que le dit l’ optimisme de commande des économistes bourgeois. Mais enfin, ils ne sont pas réservés à telle catégorie de titulaires, et ils sont assez largement disséminés. Il y a de petits possesseurs jusque dans les villages. Et si un coup de minorité abolissait un moment la propriété capitaliste, partout s’ allumeraient des foyers de résistance imprévus. C’ est seulement par des transactions nuancées et précises, où leur intérêt sera pleinement sauvegardé, qu’ on amènera les moyens et petits possesseurs à consentir à une transformation de la propriété capitaliste en propriété sociale. Or, ces transactions ne peuvent être ménagées, ces garanties ne peuvent être instituées que par la calme délibération
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et la volonté légale de la majorité de la nation. De même, la transformation de la propriété agraire et son évolution vers un système largement communiste seront impossibles tant que les paysans propriétaires ne seront pas pleinement rassurés. L’ adhésion des paysans propriétaires est d’ autant plus nécessaire que par rapport à leur nombre le nombre des propriétaires ruraux va diminuant. Mais cette adhésion, ils ne la donneront pas à un mouvement soudain, dont ils n’ auront pu calculer les effets. Ils ne la donneront qu’ à un mouvement délibéré avec eux, et qui en accroissant tous les jours leur force de production et leur bien-être, les rassurera pleinement sur le but et le terme de l’ action socialiste. Ce n’ est pas tout. En 1789, la révolution n’ avait à accomplir, dans l’ ordre de la propriété, qu’ une oeuvre négative. Elle supprimait, elle ne créait pas. Elle abolissait la propriété d’ église ; mais, ce domaine d’ église, elle le mettait en vente. Elle le convertissait immédiatement en propriétés particulières d’ un type déjà connu. De même, quand elle supprimait les droits féodaux, elle libérait la propriété paysanne d’ une charge. Elle n’ en modifiait pas le fond. Le paysan devenait plus pleinement propriétaire de ce qu’ il possédait déjà. Mais la
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révolution ne suscitait aucune forme nouvelle de propriété. Elle n’ imaginait aucun type social nouveau. Son oeuvre libératrice revenait à briser des entraves. Elle n’ avait pas à créer, elle n’ avait pas à organiser : la société ne lui demandait que des destructions ; une fois ces destructions accomplies, c’ est la société qui d’ elle-même continuait, allègrement, la marche commencée. Au contraire, il ne suffit pas à la révolution socialiste d’ abolir le capitalisme : il faut qu’ elle crée le type nouveau selon lequel s’ accomplira la production et se régleront les rapports de propriété. Supposez que demain tout le système capitaliste soit supprimé. Supposez que tout prélèvement capitaliste cesse, que le grand-livre de la dette publique soit anéanti, que les locataires ne payent plus de loyers, que les fermiers ne payent plus de fermages, que les métayers ne remettent plus au propriétaire bourgeois la moitié des fruits de la terre, que toute rente du sol, tout bénéfice commercial, tout dividende et profit industriel soient abolis ; si à cette destruction du capitalisme ne s’ ajoutait pas immédiatement une organisation socialiste, si la société ne savait pas d’ emblée comment, par qui, sera conduit le travail, quelle sera l’ action de l’ état, celle de la commune, celle du syndicat, comment, d’ après quels principes seront rémunérés les producteurs,
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si elle n’ était pas, en un mot, capable d’ assurer le fonctionnement d’ un système social nouveau, elle tomberait dans un abîme de désordre et de misère, et la révolution serait perdue en un jour. Mais ce système social nouveau, ce ne peut être une minorité qui le crée et qui l’ inspire. Il ne peut fonctionner qu’ avec le consentement de l’ immense majorité des citoyens. Et c’ est la majorité des citoyens qui en multipliera peu à peu les ébauches et les germes. C’ est elle qui, du chaos capitaliste, fera surgir graduellement des types variés de propriété sociale, coopérative, communale et corporative, et elle n’ abattra les derniers pans du système capitaliste que lorsque les fondements de l’ ordre socialiste seront assurés, lorsque l’ édifice nouveau pourra mettre les hommes à l’ abri. à cette oeuvre immense de construction sociale, c’ est l’ immense majorité des citoyens qui doit concourir. Qu’ on n’ oublie pas le caractère nouveau et grandiose de la révolution socialiste. Elle sera faite pour tous. Pour la première fois depuis l’ origine de l’ histoire humaine, un grand changement social aura pour objet non pas la substitution d’ une classe à une autre, mais la destruction des classes, l’ avènement de la commune humanité. Dans l’ ordre socialiste, ce n’ est pas l’ autorité
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d’ une classe sur une autre qui maintiendra la discipline, la coordination des efforts : c’ est la libre volonté des protecteurs associés. Comment un système qui suppose la libre collaboration de tous pourrait-il être institué contre la volonté, ou même sans la volonté du plus grand nombre ? Toutes ces forces ou réfractaires ou inertes alourdiraient tellement la production socialiste, useraient en d’ innombrables chocs ou frottements tant d’ énergies et de ressorts, que le système ferait faillite. Il ne peut réussir que par la volonté générale et presque unanime. Destiné à tous, il doit être préparé, accepté presque par tous, et même, pratiquement, par tous ; car il vient une heure où la force d’ une majorité immense décourage les dernières résistances. Ce qui fait la noblesse du socialisme, c’ est qu’ il ne sera pas un régime de minorité. Il ne peut donc pas, il ne doit donc pas être imposé par une minorité. J’ ajoute que le long exercice du suffrage universel a rendu de plus en plus difficiles et presque impossibles les entreprises des minorités. Le suffrage universel, en effet, fait incessamment la lumière sur les forces respectives des partis. Il en
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prend perpétuellement et il en publie la mesure. Or, il est très difficile à une minorité de tenter un mouvement, quand tout le pays sait et quand elle sait elle-même qu’ elle est une minorité. En 1830, en 1848, la minorité révolutionnaire soulevée pouvait croire, dire et faire croire qu’ elle représentait la pensée de la majorité. Car cette majorité, sous le régime du suffrage restreint, restait inexprimée. Je ne parle pas de la chute de l’ empire, qui s’ est effondré dans la défaite beaucoup plus que sous la révolution. Mais la grande faiblesse de la commune assurément fut d’ avoir en face d’ elle une assemblée qui, quelque réactionnaire qu’ elle fût, émanait ou paraissait émaner du suffrage universel et de la volonté générale. La minorité qui, ayant participé au scrutin, en ayant accepté la mesure, tenterait de faire violence à la majorité, serait dans une situation fausse. Et elle trouverait en face d’ elle une majorité qui, avertie de sa propre force par les chiffres authentiques du scrutin, ne céderait pas et rallierait probablement à elle bien des éléments de la minorité soulevée. Or, le parti socialiste ne se borne pas à demander partout le suffrage universel. Il le demande avec la représentation proportionnelle. Liebknecht, dans les fragments qu’ a publiés le vorwaerts, demande
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la représentation proportionnelle. Les socialistes belges l’ ont soutenue. Le citoyen Vaillant, dans un article récent, adhérait en principe au scrutin de liste, sous la condition absolue que la représentation proportionnelle serait instituée. C’ est aussi le sentiment du citoyen Guesde. Mais demander la représentation proportionnelle, c’ est demander que chacune des forces, chacune des tendances du pays et de la société donne constamment sa mesure exacte. C’ est vouloir que la part d’ influence électorale et parlementaire de chaque parti soit exactement calculée sur sa force réelle dans le pays. C’ est donc proclamer que toute législation est arbitraire, qui ne procède pas de la majorité vraie. Donc, de l’ aveu de tous, la révolution socialiste s’ accomplira par la volonté générale, par la force d’ une majorité. Seuls, les partisans de la grève générale à caractère révolutionnaire croient que l’ action du seul prolétariat industriel ou même de la portion la plus active et la plus consciente de ce prolétariat suffira à déterminer l’ avènement du communisme, la révolution sociale.
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grève générale et révolution : quand on parle de grève générale, il faut commencer par bien définir le sens des mots. Il ne s’ agit pas, bien entendu, de la grève générale d’ une seule corporation. Par exemple, quand les ouvriers mineurs de toute la France, décident, à la majorité, qu’ il y a lieu pour eux de se mettre en grève pour obtenir la journée de huit heures, une pension de retraite plus élevée et un minimum de salaires, c’ est une grève très importante, et on peut l’ appeler la grève générale des ouvriers mineurs. Mais ce n’ est point là ce qu’ entendent, par la grève générale, ceux qui y voient l’ instrument décisif d’ émancipation. Il ne s’ agit point, dans leur pensée, d’ un mouvement restreint à une corporation, si vaste soit-elle. D’ autre part, il serait puéril de dire qu’ il n’ y aura grève générale que si la totalité des salariés, dans toutes les catégories de la production, cesse simultanément le travail. La classe ouvrière est trop dispersée pour qu’ une pareille unanimité de grève soit possible et même concevable. Mais le mot de grève générale a un autre sens, très précis à la fois et très étendu. Il signifie que les corporations les plus importantes, celles qui
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dominent tout le système de la production, arrêteront à la fois le travail. Si, par exemple, les ouvriers de chemins de fer, les ouvriers mineurs, les ouvriers des ports et des docks, les ouvriers métallurgiques, les ouvriers des grands tissages et des grandes filatures, les ouvriers du bâtiment dans les grandes villes arrêtaient simultanément le travail, il y aurait vraiment grève générale. Car pour qu’ il y ait grève générale, il n’ est point nécessaire que la totalité des corporations entre en ligne, il n’ est même pas nécessaire que dans les corporations qui participent au mouvement, la totalité des ouvriers fasse grève. Il suffit que les corporations où la puissance capitaliste est le plus concentrée, où la puissance ouvrière est le mieux organisée, et qui sont comme le noeud du système économique, décident la suspension du travail, et il suffit qu’ elles soient écoutées par un nombre d’ ouvriers tel que, pratiquement, le travail de la corporation soit suspendu. à la grève générale ainsi entendue, on ne peut objecter ni qu’ elle est chimérique ni qu’ elle serait inefficace. à mesure que s’ étend l’ organisation ouvrière, ces mouvements d’ ensemble deviennent possibles. Et s’ ils se produisent, ils peuvent exercer sur les classes dirigeantes un effet profond. Ce n’ est plus une corporation, si puissante qu’ elle soit, qui
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refuse le travail, c’ est tout un ensemble de corporations. Ce n’ est donc plus un mouvement corporatif : c’ est un mouvement de classe. Et comment un mouvement général de la classe essentiellement productive, de celle que rien ne supplée, pourrait-il être sans action ? Mais, ici, il ne faut pas d’ équivoque. Il ne faut pas s’ imaginer que le mot de grève générale a une vertu magique et que la grève générale elle-même a une efficacité absolue et inconditionnée. La grève générale est pratique ou chimérique, utile ou funeste, suivant les conditions où elle se produit, la méthode qu’ elle emploie et le but qu’ elle se propose. Il y a, à mon sens, trois conditions indispensables pour qu’ une grève générale puisse être utile : 1 il faut que l’ objet en vue duquel elle est déclarée passionne réellement, profondément, la classe ouvrière. -2 il faut qu’ une grande partie de l’ opinion soit préparée à reconnaître la légitimité de cet objet. -3 il faut que la grève générale n’ apparaisse point comme un déguisement de la violence, et qu’ elle soit simplement l’ exercice du droit légal de grève, mais plus systématique et
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plus vaste, et avec un caractère de classe plus marqué. Et tout d’ abord, il est nécessaire que l’ ensemble des ouvriers organisés attache un très grand prix à l’ objet en vue duquel est déclarée la grève. Ni les décisions des congrès corporatifs ni les mots d’ ordre des comités ouvriers ne suffiraient à entraîner la classe ouvrière dans une lutte toujours redoutable. Pour affronter les privations et la misère, même pour échapper aux influences du milieu dont on est enveloppé, il faut une grande énergie. Or, cette énergie ne peut être suscitée dans toute une classe que par une grande passion. Et la passion à son tour n’ est excitée dans les âmes, à ce degré où elle devient agissante et combattante, que par un intérêt à la fois très grand et très prochain, par un objet très important et d’ une réalisation immédiate. Par exemple on comprend très bien que les corporations les mieux organisées, les plus conscientes, sous l’ action d’ une propagande étendue et précise, arrivent à se passionner pour la journée de huit heures, pour les retraites de vieillesse et d’ invalidité, pour l’ assurance sérieuse et certaine contre le chômage. On comprend, si les pouvoirs publics résistent ou éludent, que la classe ouvrière, dans la profondeur de sa conscience, accumule assez d’ énergie et de passion pour déclarer une grande et
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persévérante grève. Alors, c’ est pour des objets vastes et précis, c’ est pour des réformes étendues, claires et immédiatement réalisables qu’ elle lutte. Alors, le signal donné par les organisations ouvrières sera suivi ; sinon, non. Mais il ne suffit pas que le prolétariat soit réellement animé et passionné. Il ne suffit pas qu’ il obéisse à sa propre impulsion intérieure et non à un mot d’ ordre extérieur. Il faut encore qu’ il ait démontré à une fraction notable de l’ opinion que ses revendications sont légitimes et réalisables immédiatement. Toute grève générale apportera nécessairement un trouble dans les relations économiques ; elle contrariera bien des habitudes ou même atteindra bien des intérêts. L’ opinion de l’ ensemble du pays-et même de cette partie très importante des salariés de tout ordre qui ne sera pas entrée dans le mouvement-se prononcera donc avec force contre ceux qui seront rendus responsables de la prolongation du conflit. Or, l’ opinion ne rendra la classe capitaliste responsable et ne se tournera vigoureusement contre elle que si, par une propagande ardente et substantielle, l’ équité des revendications ouvrières et la possibilité pratique d’ y satisfaire immédiatement lui ont été démontrées. Alors, c’ est contre l’ égoïsme des grands possédants, c’ est contre la routine ou l’ égoïsme des pouvoirs
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publics qu’ elle se prononcera, et la grève générale aboutira à un succès notable. Au contraire, si la masse indifférente n’ avait pas été avertie et en partie conquise, c’ est contre les grévistes qu’ elle se prononcerait. Et comme aucune force, même révolutionnaire, ne prévaut contre l’ opinion de l’ ensemble du pays, la classe ouvrière subirait un désastre très étendu. Enfin, je dis que si la grève générale est présentée et conçue non comme l’ exercice plus vaste et plus cohérent du droit légal de grève, mais comme le prodrome et la mise en train d’ une action de violence révolutionnaire, elle provoquera d’ emblée un mouvement de terreur et de réaction auquel la fraction militante du prolétariat ne suffira point à résister. C’ est pourtant à cette conception que se sont arrêtés quelques-uns des théoriciens de la grève générale. Ils croient que la grève générale des corporations les plus importantes suffira à déterminer la révolution sociale, c’ est-à-dire la chute de tout le système capitaliste et l’ avènement du communisme démocratique et prolétarien. La vie économique du pays sera suspendue ; les voies ferrées seront désertes ; la houille nécessaire à l’ industrie
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restera ensevelie sous terre : les navires ne pourront même plus aborder les quais où nul ouvrier ne déchargera les marchandises. Partout, arrêt de la circulation, de la production. Naturellement, il y aura un grand malaise. Les masses ouvrières, en arrêtant la production et les échanges, se seront affamées elles-mêmes ; elles seront ainsi acculées à la violence, pour se nourrir, pour saisir vivres et denrées là où ils se trouvent. Elles seront acculées aussi à frapper d’ épouvante les privilégiés, menacés dans leurs personnes et dans leurs biens par l’ inévitable colère du prolétariat dont les souffrances séculaires seront comme exaspérées par la crise de misère et par la faim. De là d’ inévitables conflits entre la classe ouvrière et les gardiens affolés du système capitaliste. De là, par conséquent, au bout de quelques jours, le caractère révolutionnaire de la grève générale. Et comme la force capitaliste sera dispersée par la nécessité même de surveiller le mouvement le plus étendu et le plus divers, comme notamment l’ armée de répression sera disséminée, noyée dans le vaste flot, le prolétariat aura dissous l’ obstacle où jusqu’ ici il se brisait, et maître enfin du système social, il installera le travail souverain. Voilà la conception. Je ne dis pas qu’ elle ait ce degré de netteté chez tous les théoriciens de la grève
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générale. Je ne dis pas que ceux qui l’ acclament y attachent tous ce sens. Mais je dis que pour ceux qui y voient l’ instrument décisif de libération, elle signifie nécessairement cela ou rien. Or, en ce sens révolutionnaire, je crois que c’ est une idée fausse. D’ abord, une tactique est singulièrement dangereuse quand elle ne peut échouer une fois sans entraîner pour la classe ouvrière des désastres immenses. Les partisans de la grève générale ainsi entendue sont obligés, qu’ on le note bien, de réussir à la première fois. Si une grève générale, après avoir tourné à la violence révolutionnaire, échoue, elle aura laissé debout le système capitaliste, mais elle l’ aura armé d’ une fureur implacable. La peur des dirigeants et même d’ une grande partie de la masse se donnera carrière en une longue suite d’ années de réaction. Et le prolétariat sera pour longtemps désarmé, écrasé, ligotté. Mais y a-t-il ainsi des chances de succès ? Je ne le crois pas. D’ abord, la classe ouvrière ne se soulèvera pas pour une formule générale, comme serait l’ avènement du communisme. L’ idée de révolution sociale ne suffira pas à l’ entraîner. L’ idée socialiste, l’ idée communiste est assez puissante pour guider
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et ordonner les efforts successifs du prolétariat. C’ est pour s’ en rapprocher tous les jours, c’ est pour la réaliser graduellement qu’ il s’ organise et qu’ il lutte. Mais il faut que l’ idée de révolution sociale prenne corps dans des revendications précises pour susciter un grand mouvement. Pour décider la classe ouvrière à quitter en masse les grandes usines et à entreprendre contre toutes les forces du système social une lutte à fond, pleine d’ inconnu et de péril, il ne suffit pas de dire : communisme ! Car immédiatement les prolétaires demandent : " lequel ? Et quelle forme aura-t-il demain si nous sommes vainqueurs ? " et ce n’ est pas pour un objet trop général et d’ un contour trop incertain que se produisent les grands mouvements. Il leur faut un point d’ appui solide, un point d’ attache précis. Les plus avisés des théoriciens de la grève générale révolutionnaire le savent bien. Aussi, c’ est d’ abord par des revendications précises, substantielles, qu’ ils veulent mettre la classe ouvrière en mouvement. Et ils espèrent que ce mouvement, devenant forcément révolutionnaire, s’ élargira de lui-même en communisme complet. Mais là est précisément le vice essentiel de la tactique. Elle ruse avec la classe ouvrière. Elle se propose de l’ entraîner, comme
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par l’ effet irrésistible d’ un mécanisme, au delà du point qu’ on lui aura indiqué tout d’ abord. C’ est par l’ attrait de quelques réformes concrètes, précises, immédiates, qu’ on la détermine à la grande opération de la grève générale, et on imagine qu’ une fois prise dans l’ engrenage elle sera conduite, presque automatiquement, à la révolution communiste. Or, je dis que dans une démocratie, cela est contraire à l’ idée même de la révolution. Je dis qu’ il n’ y a et ne peut y avoir révolution que là où il y a conscience, et que ceux qui construisent un mécanisme pour véhiculer le prolétariat à la révolution presque à son insu, ceux qui prétendent l’ y conduire comme par surprise, vont à rebours du vrai mouvement révolutionnaire. Si la classe ouvrière n’ est pas nettement avertie, dès l’ origine, que c’ est pour l’ entière révolution communiste qu’ elle se met en grève ; si elle ne sait pas, en quittant les mines, les gares, les usines, les chantiers, qu’ elle n’ y doit rentrer qu’ après avoir accompli toute la révolution sociale ; si elle n’ y est pas dès la première heure, et jusqu’ au fond de sa conscience, préparée et résolue, elle sera déconcertée dans la suite du mouvement par la révélation tardive d’ un plan qu’ on ne lui aura pas soumis avant l’ action. Et aucun artifice, aucune prestidigitation
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ne substituera le but occulte, soudain découvert, au but avoué de la première heure. S’ imaginer qu’ une révolution sociale peut être le résultat d’ un malentendu, et que le prolétariat peut être entraîné au delà de lui-même, c’ est, qu’ on me passe le mot, un enfantillage. La transformation de tous les rapports sociaux ne peut être l’ effet d’ une manoeuvre. Et au contraire, si on avertit la classe ouvrière, si on lui dit nettement qu’ elle doit quitter les ateliers pour n’ y rentrer qu’ après avoir aboli tout le capitalisme, son instinct et sa pensée l’ avertiront aussi que ce n’ est point par un soulèvement de quelques jours, mais par un effort immense d’ organisation continue et de transformation continue qu’ on renouvelle une société aussi compliquée que la nôtre. Dès lors, elle reculera devant une entreprise aussi indéterminée et aussi creuse, comme on recule devant le vide. Il y a encore un autre artifice dans la tactique révolutionnaire de la grève générale. Quelques-uns de ces théoriciens disent : " il serait peut-être malaisé d’ entraîner le prolétariat dans une action de force délibérée. il en est
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désaccoutumé depuis de longues années, et il ne s’ y jetterait peut-être pas d’ emblée, au seul signal des organisations militantes. Au contraire, la grève est entrée dans la pratique de la classe ouvrière, et les grèves sont de plus en plus étendues... etc. " de plus, ce qu’ on pourrait appeler la répression préventive du pouvoir capitaliste est empêché par la forme d’ abord légale du mouvement. Mais peu à peu, cette grève générale, cette grève de classe s’ affirmera nécessairement en grande bataille sociale, en
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combat révolutionnaire... etc. voilà bien, si l’ on va au fond, la conception et l’ espoir d’ un certain nombre de ceux qui voient dans la grève générale un moyen de révolution. Elle est dans leur pensée une méthode d’ entraînement révolutionnaire, appliquée à un prolétariat dont trop de forces resteraient inertes sans l’ excitation brutale des événements. On ne dit plus aux prolétaires : prenez votre fusil. Mais on croit que la grève générale, d’ abord légale, sera conduite bientôt à s’ armer du fusil ou de tout autre appareil de force. Ainsi, on compte sur la force révolutionnaire des événements pour suppléer ou pour compléter l’ insuffisante force révolutionnaire des hommes. J’ ai bien le droit de dire qu’ il y a là un artifice de
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révolution. Et comme tout mécanisme qu’ on n’ a pu éprouver par des expériences répétées avant d’ en faire un emploi décisif, celui-ci expose à bien des mécomptes les hommes de bonne foi qui attendent tout de lui. Créer par un moyen factice une excitation révolutionnaire que la seule action des souffrances, des misères, des injustices usuelles n’ aurait pas suffi à produire, est une entreprise bien aléatoire. On a dit que la révolution ne se décrète pas. à plus forte raison peut-on dire qu’ elle ne se fabrique pas, et qu’ aucun mécanisme de conflit, si vaste et si ingénieux soit-il, ne peut suppléer la préparation révolutionnaire des choses et des esprits. Il ne suffira pas de poser d’ abord la grève générale pour en faire ensuite réussir la révolution. Il se peut très bien que les prolétaires, s’ ils ont besoin, à l’ origine, pour entrer dans la grande action, d’ un prétexte et même d’ une illusion de légalité, reculent devant l’ emploi de la force au moment où se dérobera ce prétexte et où se dissipera cette illusion. Le dé qui aura été jeté en l’ air pourra bien retomber sur une face de violence ; il pourra retomber aussi sur une face d’ inertie. Or, on ne pourra pas garder longtemps en main le cornet et recommencer indéfiniment le jeu. Il se peut, en tout cas, que dans ce mouvement dont les chefs auront compté sur la force inconsciente
révolution. Et comme tout mécanisme qu’ on n’ a pu éprouver par des expériences répétées avant d’ en faire un emploi décisif, celui-ci expose à bien des mécomptes les hommes de bonne foi qui attendent tout de lui. Créer par un moyen factice une excitation révolutionnaire que la seule action des souffrances, des misères, des injustices usuelles n’ aurait pas suffi à produire, est une entreprise bien aléatoire. On a dit que la révolution ne se décrète pas. à plus forte raison peut-on dire qu’ elle ne se fabrique pas, et qu’ aucun mécanisme de conflit, si vaste et si ingénieux soit-il, ne peut suppléer la préparation révolutionnaire des choses et des esprits. Il ne suffira pas de poser d’ abord la grève générale pour en faire ensuite réussir la révolution. Il se peut très bien que les prolétaires, s’ ils ont besoin, à l’ origine, pour entrer dans la grande action, d’ un prétexte et même d’ une illusion de légalité, reculent devant l’ emploi de la force au moment où se dérobera ce prétexte et où se dissipera cette illusion. Le dé qui aura été jeté en l’ air pourra bien retomber sur une face de violence ; il pourra retomber aussi sur une face d’ inertie. Or, on ne pourra pas garder longtemps en main le cornet et recommencer indéfiniment le jeu. Il se peut, en tout cas, que dans ce mouvement dont les chefs auront compté sur la force inconsciente
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et obscure des choses plus que sur la force délibérée des consciences, il y ait beaucoup de flottement, de mélange et d’ incohérence. Sur tel point, le conflit aboutira en effet à l’ action révolutionnaire ; sur tel autre, il gardera sa forme légale et s’ éteindra dans l’ immobilité. Le mouvement révolutionnaire, n’ ayant pas son principe et son point d’ appui dans la volonté réfléchie des hommes, sera livré au hasard des incidents locaux, et le mécanisme de révolution n’ aura pas les mêmes prises partout. De là, discordance, découragement et défaite. Il est très vrai que souvent, dans l’ histoire, des événements d’ abord restreints en apparence et inoffensifs aboutissent à de vastes conclusions imprévues. Mais il est impossible de compter sur cet élargissement, et il n’ y a pas de procédé, fût-il celui de la grève générale, qui, d’ un premier mouvement de légalité puisse avec certitude faire sortir la révolution. D’ ailleurs, et c’ est là surtout qu’ est l’ illusion d’ un grand nombre de militants, il n’ est pas démontré du tout que la grève générale, même si elle prend en effet un caractère révolutionnaire, fasse capituler le système capitaliste. La société bourgeoise opposera une résistance proportionnée à la grandeur
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des intérêts en jeu. C’ est dire qu’ à la grève générale de révolution qui lui demandera le sacrifice complet de son principe même, elle opposera une résistance totale. Or, ni l’ arrêt de la production et de la circulation, ni même les violences étendues contre les propriétés et les personnes ne suffisent à faire tomber une société. Quelque puissants qu’ on suppose les effets de la grève générale révolutionnaire, ils ne seront pas supérieurs à ceux des grandes guerres et des grandes invasions. Les grandes guerres arrêtent aussi ou troublent la production, suspendent ou gênent la circulation et jettent dans la vie économique un trouble qu’ on pourrait supposer mortel. Et pourtant, les sociétés résistent avec une élasticité extraordinaire à des crises qu’ on pouvait croire funestes, à des maux qui paraissaient accablants. Je ne parle pas de la guerre de cent ans en France, de la guerre de trente ans en Allemagne. à travers des épreuves inouïes, les brigandages, les sièges, les ravages, les incendies, les perpétuels combats, les famines, la vie sociale se maintint. Mais dans les sociétés plus modernes, dans la société bourgeoise elle-même, que de prodigieuses secousses ! Dès la seconde moitié de 1793, la société issue de la révolution subit ou même s’ inflige à elle-même, pour se défendre, des épreuves auxquelles
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sans doute nulle grève générale n’ équivaudra. Une portion considérable de la population valide, quinze cent mille hommes sur une population de vingt-cinq millions sont arrachés aux champs et aux ateliers et jetés aux frontières. La guerre civile fait rage, en même temps que la guerre étrangère. La Vendée, la Bretagne, le Midi, Lyon sont soulevés et en feu. La moitié de la France est armée contre l’ autre moitié. L’ été aride et ardent a appauvri les moissons. Le blé circule malaisément, chaque département, chaque district voulant se réserver le plus de grain possible. Bien que Paris ne soit pas investi, il est soumis à un véritable régime d’ état de siège : il y faut faire queue à la porte des boulangers ; le rationnement est établi ; le pain est rare. La baisse des assignats jette un trouble extrême dans toutes les transactions. Et à travers toutes ces difficultés, la France garde assez de puissance vitale, la société révolutionnaire garde assez de ressort pour se défendre d’ abord et bientôt reprendre l’ offensive. On peut prendre par la famine et par la force une cité ; on ne prend pas ainsi une société tout entière. Il faut qu’ elle se livre elle-même. En 1870-1871, un tiers de la France est occupé, Paris est assiégé ; la guerre civile succède à la guerre étrangère ; une rançon formidable est imposée à la nation, et malgré tout, les sources profondes de la vie ne sont pas
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atteintes, et elles jaillissent de nouveau avec une merveilleuse abondance dès les premiers jours de paix. En supposant même qu’ une grève générale révolutionnaire parvienne à obstruer les ports, à immobiliser les locomotives, à détruire les voies ferrées, à occuper souverainement quelques régions particulièrement ouvrières, à menacer et à réduire l’ approvisionnement de quelques grandes villes et de la capitale, l’ ingénieuse nécessité fera apparaître d’ innombrables ressources cachées. Au besoin, la vie sociale, la consommation se réduiront dans des proportions énormes, et la nature humaine s’ accommodera de ces tragiques privations, comme à la fin d’ un long siège elle s’ accommode d’ un régime dont la seule idée, quelques mois plus tôt, aurait fait frémir les plus braves. Et si la société bourgeoise et la propriété individuelle ne veulent pas capituler, si la grande majorité des citoyens est opposée au nouvel ordre social que la grève générale veut instaurer par un coup de surprise, la société bourgeoise et la propriété individuelle trouveront le moyen de vivre, de se défendre, de rallier peu à peu, dans le désordre même et le désarroi de la vie économique bouleversée, les forces de conservation et de réaction.
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Quelques-uns s’ imaginent, il est vrai, que la grève générale, éclatant en bien des points à la fois, obligerait le gouvernement capitaliste et propriétaire à disséminer la force armée sur une telle étendue qu’ elle serait comme absorbée par la révolution. C’ est une conception d’ une naïveté extrême. Le gouvernement bourgeois se préoccuperait avant tout de protéger les pouvoirs publics, les assemblées, en qui résiderait, par la volonté même des majorités, la force légale. Au besoin, s’ il ne pouvait d’ abord suffire à tout, il abandonnerait à la grève les voies ferrées et les régions où la révolution serait le plus fortement organisée ; il se préoccuperait, au contraire, de concentrer ses forces, et avec la puissance énorme que lui donnerait la volonté des représentants légaux de la nation, il ne tarderait pas à frapper quelques grands coups, à réoccuper les régions par lui abandonnées d’ abord, et à rétablir les communications, comme on les rétablit en quelques jours dans un pays que l’ ennemi vient d’ évacuer après avoir fait sauter les voies ferrées et les ponts. Même si les pouvoirs publics perdaient un moment Paris, comme en 1871, -et avec les éléments sociaux dont se compose Paris, cela n’ est pas certain le moins du monde, -il leur suffirait d’ avoir un point de réunion et d’ attendre en un lieu sûr, comme le roi de France à Bourges, comme M Thiers
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à Versailles, que les forces conservatrices fussent entrées en branle. Et elles ne tarderaient pas à y entrer spontanément. Qu’ on n’ oublie pas qu’ aujourd’ hui, avec les sociétés de tir et de gymnastique où dominent tant d’ influences réactionnaires, avec les habitudes de sport de la haute et moyenne bourgeoisie, avec l’ entraînement militaire des classes possédantes, les privilégiés, les bourgeois, les capitalistes petits et grands, les boutiquiers exaspérés seraient capables même d’ une action physique très vigoureuse. Et pendant ce temps, que ferait la révolution ? Dans les régions où elle aurait paru d’ abord victorieuse, elle ne pourrait que se dévorer sur place, et s’ épuiser en d’ inutiles violences. Les révolutions libérales ou démocratiques de 1830 et de 1848 avaient un but très précis : renverser le pouvoir central et le remplacer. Les coups révolutionnaires de Blanqui étaient toujours calculés pour frapper à la tête et au coeur. Il ne disséminait pas ses forces ; il les concentrait au contraire pour les porter en quelques points vitaux du système politique gouvernemental. La méthode révolutionnaire de la grève générale est toute contraire. Précisément parce qu’ elle donne
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d’ abord au combat une forme économique, elle n’ assigne pas aux forces ouvrières un but unique et central où elles puissent converger. Elle resteront sur place, aux abords du puits de mine déserté, au seuil des usines abandonnées. Ou si les prolétaires prennent possession de la mine, de l’ usine, ce sera une prise de possession toute fictive. C’ est un cadavre qu’ étreindront les ouvriers ; car la mine, l’ usine ne sont que des corps morts quand la circulation économique est suspendue, quand la production est arrêtée. Tant que l’ ensemble de l’ appareil social n’ est pas possédé et gouverné par une classe, elle a beau s’ emparer matériellement de quelques usines et chantiers, elle ne possède rien : ce n’ est pas être maître de la circulation que de tenir dans ses mains quelques cailloux de la route déserte. Il ne resterait donc plus aux forces ouvrières, étonnées de leur impuissance dans leur apparente victoire, que la ressource de détruire. Mais à quoi serviraient ces actes de destruction, sinon à marquer d’ un caractère de sauvagerie le soulèvement du prolétariat ? Qu’ on observe bien que la tactique révolutionnaire de la grève générale a pour objet et pour effet de décomposer la vie économique et sociale, de la morceler. Arrêter les locomotives, immobiliser les navires, refuser aux machines de
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l’ industrie la houille, c’ est substituer à la vie générale et une de la nation la vie dispersée d’ innombrables groupes locaux. Or, ce morcellement de la vie, c’ est précisément le contraire de la révolution. La révolution bourgeoise a été faite par des fédérations qui venaient de proche en proche se nouer à Paris. Toute grande révolution suppose une exaltation de la vie, et cette exaltation n’ est possible que par la conscience d’ une vaste unité, par l’ ardente communication des forces et des enthousiasmes. C’ est par l’ organisation d’ une forte représentation et action de classe, économique et politique, pénétrant tout et reliant tout, que le prolétariat accomplira sa révolution. Le morcellement est un retour à l’ état féodal. Dans les groupes isolés, retombés par l’ arrêt de la circulation à une civilisation inférieure, ce sont les oligarchies possédantes qui, disposant de moyens de subsistance accumulés et s’ attachant par là toute une clientèle passive, deviendront souveraines. Ce sont les riches qui seront en bien des cantons et des communes les rois momentanés, les chefs sociaux, les maîtres du fief. Et peu à peu, toutes ces petites souverainetés, toutes ces petites oligarchies coordonneront leurs efforts pour écraser et envelopper la révolution immobile et penaude, qui en croyant destituer le
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gouvernement de tout moyen de communication, se sera isolée et émiettée elle-même. Ainsi, il est absolument chimérique d’ espérer que la tactique révolutionnaire de la grève générale permettra à une minorité prolétarienne hardie, consciente, agissante, de brusquer les événements. Aucun artifice, aucun mécanisme à surprise ne dispense le socialisme de conquérir par la propagande et la loi la majorité de la nation. Est-ce à dire que l’ idée de grève générale est vaine, qu’ elle est un élément négligeable dans le vaste mouvement social ? Pas le moins du monde. D’ abord, j’ ai montré comment, à quelles conditions et sous quelle forme elle pouvait accélérer l’ évolution sociale et le progrès ouvrier. En second lieu, c’ est déjà pour une société un signe terrible et un avertissement décisif qu’ une pareille idée puisse apparaître à une classe comme un moyen de libération. Quoi ! C’ est la classe ouvrière qui porte l’ ordre social ; c’ est elle qui produit et qui crée. Si elle s’ arrête, tout s’ arrête. Et on peut dire d’ elle le mot magnifique que Mirabeau, le premier annonciateur de la grève générale, disait de l’ ensemble du tiers-état, encore uni, ouvriers et bourgeois : " prenez garde ! Criait-il aux privilégiés, n’ irritez pas ce peuple qui produit tout, et qui pour être formidable n’ aurait qu’ à être immobile. "
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or, à ce prolétariat qui a cette formidable puissance négative, et qui peut tout au moins être tenté d’ en user, les classes possédantes et dirigeantes n’ ont su accorder jusqu’ ici qu’ une trop faible part de puissance positive. Elles ont donné ou elles ont laissé à la classe ouvrière si peu de confiance en l’ efficacité de l’ évolution légale, qu’ elle est comme fascinée de plus en plus par l’ idée de refuser tout le travail. Le travail songeant à se refuser, le coeur méditant de s’ arrêter : voilà à quelle crise intérieure profonde nous ont conduits les égoïsmes et l’ aveuglement des privilégiés, l’ absence de tout plan d’ action. C’ est vers l’ abîme de la grève générale révolutionnaire que le prolétariat se sent de plus en plus entraîné, au risque de se briser en y tombant, mais en emportant avec lui pour des années ou la richesse ou la sécurité de la vie. La grève générale, impuissante comme méthode révolutionnaire, n’ en est pas moins, par sa seule idée, un indice révolutionnaire de la plus haute importance. Elle est un avertissement prodigieux pour les classes privilégiées, plus qu’ elle n’ est un moyen de libération pour les classes exploitées. Elle est, au coeur de la société capitaliste, comme une sourde menace, qui, même si elle se résout enfin en accès impuissants, atteste un désordre
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organique que seule une grande transformation peut guérir. Enfin, si les dirigeants commettaient la folie de toucher aux pauvres libertés acquises, aux moyens d’ action bien chétifs des prolétaires, s’ ils menaçaient ou violentaient le suffrage universel, si par la persécution patronale et policière ils rendaient vraiment illusoire le droit syndical et le droit de grève, la grève générale violente serait certainement la forme spontanée de la révolte ouvrière, une sorte de ressource suprême et désespérée, et un moyen de frapper l’ ennemi plus encore que de se sauver soi-même. Mais la classe ouvrière serait dupe d’ une illusion funeste et d’ une sorte d’ obsession maladive, si elle prenait ce qui ne peut être qu’ une tactique de désespoir pour une méthode de révolution. En dehors des sursauts convulsifs qui échappent à toute prévision et à toute règle, et qui sont parfois la ressource suprême de l’ histoire aux abois, il n’ y a aujourd’ hui pour le socialisme qu’ une méthode souveraine : conquérir légalement la majorité.
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